Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE III – LA VOITUREANESTHÉSIQUE

Le huitième étage de l’HôtelWashington était divisé en une série de petits logements tousdisposés de façon identique. En entrant, un petit salon d’attentemeublé de quelques sièges et d’un guéridon sur lequel était placéle téléphone ; derrière cette première pièce, un salon chambreà coucher dont le meuble le plus apparent était une énorme armoireà glace ou armoire à dormir (folding-bed), dont le panneaurabattu le soir découvrait un sommier à ressorts et un mincematelas. À côté de la chambre à coucher, il y avait une salle debains installée de façon confortable.

Ces petits appartements, dont le loyer mensuelétait de cinq cents dollars, étaient réservés aux clients les moinsfortunés du somptueux hôtel.

C’était pourtant dans deux de ces modesteslogis que s’étaient installés le détective John Jarvis et son amiet collaborateur Floridor, sitôt après leur arrivée à New York parla voie des airs.

L’Hôtel Washington et plusspécialement le huitième étage de cet hôtel, avait à leurs yeux ceténorme avantage d’être situé Colombus Avenue, et de dominer unmodeste family house situé au n° 287, où ils avaient lapresque certitude que Miss Elsie se trouvait prisonnière.

De la fenêtre de leurs logements, ilspouvaient contrôler, sans risque d’être vus, toutes les allées etvenues de la maison d’en face.

La première idée du détective une fois arrivéà New York, avait été de se rendre à la direction de la police, defaire cerner le family house par une nuée de policemen et des’emparer coûte que coûte du docteur Klaus Kristian.

Un moment de réflexion avait suffi pour luifaire abandonner ce projet par trop simpliste. Kristian était unmalfaiteur trop rusé pour ne pas avoir pris toutes sortes deprécautions. Il avait dû se ménager des moyens de fuir rapidementen cas d’alerte et il était à craindre qu’il ne disparût pourtoujours s’il avait le moindre soupçon.

Une autre considération retint encore ledétective qui tenait encore plus à délivrer Miss Elsie qu’àcapturer le bandit. Il redouta que ce dernier se voyant traqué,n’assassinât la jeune fille, s’il ne parvenait pas à l’emmener aveclui dans sa fuite.

Après avoir discuté la question avec Floridor,il décida qu’on agirait avec la plus grande prudence et que rien nese ferait à la légère.

Pour se conformer à ce programme les deuxdétectives avaient tout d’abord apporté de profondes modificationsà leur aspect extérieur. Le Canadien s’était appliqué une paire degrosses moustaches-postiches d’un noir d’ébène, s’était faitteindre les cheveux de la même couleur. Vêtu d’un ample raglan àcarreaux verts et jaunes, coiffé d’une casquette de cheval à largevisière, il faisait tout de suite penser à ces habitués des champsde courses dont l’aspect rappelle à la fois le maquignon desdéserts de l’Ouest, le paysan cossu et le lad d’écurie.

Affublé de favoris rouges et de lunettes, arméd’un portefeuille gonflé de paperasses, John Jarvis vêtu d’uncomplet noir blanchi aux coudes, ressemblait à un clerc d’homme deloi, ou à un de ces hommes d’affaires de dernier ordre quipullulent sur le pavé de New York. D’ailleurs, il n’adressaitjamais la parole à Floridor, en présence des domestiques del’hôtel, de façon à faire croire qu’ils étaient complètementétrangers l’un à l’autre.

Pendant la matinée du premier jour qu’ilspassèrent à surveiller le family house, ils ne virent ni Kristian,ni Miss Elsie, ce qui commença à les inquiéter ; ilstremblèrent d’être, cette fois encore, arrivés trop tard.

– Je remarque une chose, dit John Jarvis,c’est que ce family house paraît habité par une clientèle spéciale,toute la matinée, ç’a été un va-et-vient de personnages vêtus denoir, de vieilles misses à lunettes se rendant à la chapellevoisine avec de gros livres de prières, tous d’une allureéminemment cléricales.

– J’ai entendu un des Noirs del’ascenseur dire que cette maison était très sérieuse, que toutesles lumières s’y éteignaient dès vingt et une heures et qu’enfin ony entendait souvent retentir le chant des cantiques. Lepropriétaire du family house est une mistress Plitch, trèsconsidérée dans le quartier.

– Je suis surpris que Klaus Kristian, quia des bank-notes plein ses poches, soit venu s’installer dans unpareil endroit. Je suis même très étonné qu’il n’ait pas encorequitté l’Amérique.

– Pourvu que nous ne soyons pas sur unefausse piste, car enfin l’adresse qu’a donnée Kristian au chauffeurpeut être celle d’un de ses amis ou complices…

– Eh bien, non ! s’écria tout à coupJohn Jarvis, dont le visage s’illumina, nous sommes sur la bonnevoie, j’en ai maintenant la preuve… Regarde et tu t’en convaincras,mais prends bien soin de ne pas faire remuer le rideau qui nouscache…

Avec prudence, le Canadien risqua un œil parl’interstice des rideaux dans la direction de family house. Audeuxième étage une fenêtre venait de s’ouvrir et Miss Elsie, vêtued’une méchante robe de soie noire, s’était accoudée à la barred’appui et regardait mélancoliquement dans la rue.

Cette apparition ne dura qu’une minute.

Une silhouette d’homme se montra derrière lajeune fille qui, aussitôt, avec un geste d’épouvante, refermaprécipitamment la fenêtre.

– Pauvre chère Elsie ! murmuradouloureusement John Jarvis ; as-tu vu comme elle est pâle etamaigrie, ce n’est plus qu’une ombre.

– J’ai été frappé de la terreur que luiinspire le vieux bandit ; ses mains tremblaient quand elle arefermé la fenêtre. Le coquin la martyrise… et dans quelbut ?…

– J’ai remarqué autre chose, reprit JohnJarvis d’un air soucieux… As-tu vu ses yeux vagues, exorbités, quiparaissaient immenses dans le visage amaigri ? Je n’ai vu cesprunelles effarées et qui semblent regarder dans le vide qu’à desfemmes atteintes d’une maladie nerveuse…

– Les sujets qu’emploient leshypnotiseurs ont aussi de ces regards hallucinés…

Tous deux demeurèrent silencieux comme s’ilsn’osaient pas aller jusqu’au bout de leur pensée.

– Je comprends ce que tu veux dire,reprit enfin John Jarvis. Malheureusement, c’est toi qui dois êtredans le vrai.

– J’ai toujours pensé qu’au châteaud’Isis-Lodge, Kristian a dû endormir Miss Elsie dont l’extrêmenervosité faisait un sujet d’une impressionnabilité exceptionnelle.Elle devait obéir à un ordre donné par lui, pendant qu’elle étaitplongée dans le sommeil hypnotique, quand sans donnerd’explications à personne elle est montée en auto pour quitter lechâteau.

– Et aussi – sans nul doute ! –quand de si mystérieuse façon elle est venue ouvrir aux bandits lecaveau qui renfermait le cercueil de platine…

John Jarvis était retombé dans sa sombrerêverie et pendant le reste de la journée il ne prononça que derares paroles.

Miss Elsie n’avait plus reparu à la fenêtre.Quant à Klaus Kristian il ne s’était pas encore montré et cetteabsence paraissait inexplicable aux deux détectives.

Le lendemain matin, dès l’aube, ils reprirentpatiemment leur faction. Vers neuf heures un respectable clergymandrapé dans un ample manteau noir et coiffé d’un chapeau à grandsbords, sortit du family house et envoya un des domestiques luichercher un taxi auto à la station voisine. Il y monta et partitpour ne rentrer qu’un peu avant la fermeture des portes.

– Je n’ai pas vu ses traits, dit ledétective, mais je ne sais quel pressentiment me dit que cerespectable ecclésiastique est notre homme.

– Klaus Kristian est plus grand et moinsgros.

– Le coquin a pu se faire maigrir,adopter des bottines à hauts talons, il a plus d’un tour dans sonsac. Sais-tu ce que tu devrais faire ? Descends au bar prendreune tasse de thé et tâche de te procurer quelques renseignementssur ce pieux personnage.

– Je ne suis pas sûr de réussir, surtouts’il n’y a pas longtemps qu’il habite le family house.

– Va toujours.

Floridor remonta une heure après la minesatisfaite.

– J’ai des tas de tuyaux, fit-il enriant. Le révérend qui t’intéresse se nomme le pasteur JérémiasBott, c’est un saint homme qui appartient à une secte de puyséistesdes plus sévères, il est très pieux et très charitable. Il y a plusd’un mois qu’il vit au family house avec sa nièce, une jeune filled’une santé très délicate, qu’on ne voit presque jamais.

– C’est lui ! c’est Kristian,s’écria le détective, mon flair ne m’avait pas trompé.

– Ce n’est pas tout. Le révérend JérémiasBott sort exactement à neuf heures chaque matin, en taxi auto, etne rentre souvent que le soir. Il va, dit-il, évangéliser lesquartiers pauvres et y distribuer des aumônes.

– Ce que tu dis me confirme dans monopinion. Il ne sort qu’en taxi pour éviter les mauvaises rencontreset la police n’aurait jamais l’idée d’aller le chercher dans larespectable maison où il s’est réfugié. C’est un malin, mais jecrois que cette fois nous aurons sa peau !

Le reste de la journée se passa sans aucunincident.

Le lendemain un peu avant neuf heures, JohnJarvis descendit au bar et tout en faisant mine d’être absorbé dansla lecture des journaux, il vit le révérend monter en voiture ettout de suite il reconnut en lui le docteur Klaus Kristian. Ilétait grimé avec une telle habileté que le détective eût hésité,s’il n’eût remarqué les énormes mains du prétendu pasteurJérémias.

Cette fois, il n’y avait plus à tergiverser,il fallait agir le plus vite possible. John Jarvis et Floridorpassèrent l’après-midi à combiner un plan qui devait réussirimmanquablement et toute la soirée ils firent divers préparatifsnécessités par le coup de main qu’ils allaient tenter.

Ils ne dormirent guère cette nuit-là et dèscinq heures du matin, Floridor quittait furtivement l’hôtel, sibien déguisé que le concierge qui, d’ailleurs, sommeillait encore àmoitié, ne le reconnut pas.

Il ne ressemblait plus à un habitué deshippodromes ; on eût dit plutôt un brave chauffeur de taxi, àla casquette de cuir bouilli, bordée de cuivre, à l’épaissepèlerine doublée de fourrures remontée jusqu’aux oreilles. Unmasque de fil de fer où s’encastraient de gros verres de lunettescompléta cet équipement, une fois que le Canadien fut arrivé à unecertaine distance de l’hôtel.

Alors, il sauta dans un « car » déjàbondé de travailleurs qui se dirigeaient vers les chantiers deBroadway.

John Jarvis sortit de l’hôtel deux heuresaprès, gagna une des stations du chemin de fer aérien qui le déposaà proximité du Central Police Office.

Ce matin-là, vers huit heures, il y avait unetrentaine de taxis autos à la station Colombus Avenue ; à huitheures quinze, il n’y en avait plus qu’une vingtaine, à huit heureset demie, il en restait sept, un peu avant neuf heures, il n’y enavait plus qu’un seul. À cette heure relativement matinale, il n’yavait jamais eu pareille affluence de clients ; on eût dit quetous s’étaient donné le mot pour dégarnir la station.

À mesure que l’heure approchait, l’uniquechauffeur demeuré sur la place, consultait impatiemment sa montre,échangeant de temps à autre des signes mystérieux avec unpersonnage assis sur un banc et qui, tout en paraissant absorbédans sa lecture, ne perdait pas la voiture de vue un seulinstant.

À neuf heures moins quelques minutes, unejeune fille à la mine chétive, entièrement vêtue de noir à la modede certaines sectes rigoristes, s’arrêta devant le taxi.

– Voulez-vous venir prendre un gentlemanau family house de Mrs Plitch ? demanda-t-elle. C’est àdeux pas d’ici.

– Je sais, j’y suis déjà venu chercher unrévérend clergyman.

– C’est le même.

– All right ! Je viens de suite.

Le chauffeur mit son moteur en mouvement et sedirigea vers le family house qui n’était guère qu’à cinq centsmètres de là et sa voiture vint stationner au ras du trottoir, enface du perron de l’établissement.

L’homme assis sur le banc s’était levé et touten ayant l’air de marcher avec la nonchalance d’un flâneur, ilétait arrivé en face du n° 287 de Colombus Avenue, presqu’enmême temps que le taxi ; seulement il était demeuré de l’autrecôté du trottoir, presqu’au seuil du bar de l’hôtelWashington.

Le révérend Jérémias Bott venait de paraître.D’un geste plein d’onction, il bénit la patronne du family house,la corpulente Mrs Plitch qui l’avait accompagné, suivant unrite consacré jusqu’au seuil de sa pieuse demeure, et il monta dansle taxi dont le chauffeur, respectueusement, lui tenait la portièregrande ouverte.

– À Bowery ! dit le révérend, ens’enfonçant dans les confortables coussins pneumatiques.

Bowery le plus ancien, et le plus pittoresquequartier de New York est aussi le plus mal famé. C’était là quel’intrépide clergyman allait exercer le plus souvent son charitableministère.

La portière se referma avec un bruit sec etmétallique auquel le révérend Jérémias Bott ne fit pas attention.S’il eût été moins absorbé par ses préoccupations, ce bruit anormaleût éveillé sa méfiance. Il était dû en effet au déclenchement d’unressort qui commandait un solide verrou, dissimulé dans l’épaisseurdu bois.

Le révérend sans qu’il s’en fût encore aperçuétait bien et dûment prisonnier dans le taxi auto qui venait departir à toute allure.

Le flâneur arrêté au seuil du bar del’Hôtel Washington avait suivi, avec un vif intérêt, tousles détails de ce départ. Quand le taxi eut disparu dans la cohuedes véhicules, il se dirigea tranquillement vers le familyhouse.

Cependant Jérémias Bott venait de s’apercevoirque son taxi tournait le dos à la direction qu’il avaitindiquée ; furieux il saisit le cornet acoustique qui lemettait en communication avec le chauffeur.

– Vous ne connaissez donc pas le cheminde Bowery ? cria-t-il. Arrêtez ! Je vous l’ordonne !Je vais prendre un autre taxi.

– C’est inutile, répondit flegmatiquementle chauffeur. Restez où vous êtes. Ce n’est pas à Bowery que nousallons, c’est à la prison des Tombes, où le célèbre Klaus Kristianest impatiemment attendu.

Le docteur venait de reconnaître la voix deFloridor, qui avait joué dans la perfection son rôle dechauffeur.

– Le Canadien de John Jarvis !bégaya-t-il avec rage, je suis « fait » !

Le bandit secoua furieusement la portière, lesverrous tinrent bon.

Et le taxi filait toujours d’un traind’enfer.

Floridor perçut tout à coup le bruit d’unedétonation suivi d’un fracas de verre cassé.

Klaus Kristian venait de tirer un coup derevolver dans la glace qui le séparait du Canadien, mais cetteglace était intérieurement doublée d’une plaque de tôle, surlaquelle alla s’aplatir la balle du browning.

Quant aux vitres des portières, elles étaientde ce verre spécial presque incassable très employé en Amérique,« le verre armé » que fortifie intérieurement un solidegrillage de fils de fer fondu dans la masse.

Pendant quelques minutes le docteur se tinttranquille, il avait sans doute constaté l’inutilité de sestentatives.

Tout à coup Floridor entendit un craquement demétal ; il supposa que son dangereux client, armé d’une pinceplate ou de quelque autre outil essayait de faire sauter les gondsdes portières.

– Décidément, grommela-t-il, il fautemployer les grands moyens !

Il appuya fortement sur une manette placée àsa portée et aussitôt l’odeur douceâtre du chloroforme serépandit.

Dans l’intérieur du véhicule éclatèrent deshurlements de rage, puis peu à peu le silence se fit et ne fut plustroublé…

C’est dans un état d’anesthésie complète quele docteur arriva à la prison des Tombes où il fut aussitôt logédans une cellule spéciale et gardé à vue.

Grâce à ses puissantes relations, John Jarvisavait pu obtenir qu’on mît à sa disposition cette fameuse« voiture anesthésique » dont la police de New York atoujours nié officiellement l’existence, mais qu’elle ne se faitpas faute d’employer lorsqu’il s’agit de capturer un malfaiteurexceptionnellement redoutable.

Pendant ce temps le family house deMrs Plitch était le théâtre d’un autre drame.

John Jarvis – le flâneur resté au seuil du bar– sitôt qu’il avait vu le docteur Kristian solidement verrouillédans la « voiture anesthésique » était allé sonner à laporte du family house.

Une jeune fille à la mine chétive, –entièrement vêtue de noir – la même qui était allée chercher letaxi, – vint lui ouvrir.

– Que désirez-vous ? demanda-t-elled’un ton rogue, en passant la tête par l’entrebâillement de laporte qu’une solide chaînette empêchait de s’ouvrirentièrement.

– Je désirerais parler au révérendJérémias Bott.

– Il n’est pas ici, grommela la filledont la mine revêche s’accentua et dont le regard se chargea deméfiance.

– Alors je parlerai àMrs Plitch.

– Elle ne reçoit pas en ce moment.

– Il s’agit d’une affaire importante.

– C’est ici une maison de paix et deprière, où l’on ne s’occupe guère des affaires mondaines.Mrs Plitch d’ailleurs ne reçoit personne.

– C’est pour une bonne œuvre !s’écria John Jarvis impatienté.

– En ce cas, écrivez à Mrs Plitch,elle vous répondra si elle le juge à propos ; elle est en cemoment-ci occupée à méditer Le voyage de l’âme dévote dans lesentier céleste, du révérend Mac Culloth. Il m’est impossiblede la déranger dans un pareil moment.

Le détective comprit qu’on ne pénétrait sansdoute dans cette pieuse maison qu’à l’aide d’un mot de passe oud’un signe de reconnaissance. Il se décida à parler sur un toutautre ton.

– Laissez-moi passer, fit-il rudement, jesuis détective de la police de New York et chargé deperquisitionner dans cette maison.

La fille, au lieu de répondre, poussa la portede toutes ses forces pour la refermer, mais John Jarvis avaitglissé son pied dans l’entrebâillement, en même temps qu’il lançaitun coup de sifflet strident.

À ce signal une vingtaine de policemen quis’étaient tenus cachés dans le voisinage, apparurent aussibrusquement que s’ils étaient sortis de terre. Ils étaient armés debrowning et de casse-tête à boules de plomb et commandés parl’inspecteur Herber, un des plus habiles policiers de MulberryStreet[2]. En un clin d’œil, le family house futcerné.

Le premier geste de l’inspecteur fut de couperavec une pince la chaîne de sûreté qui retenait la porte et lespolicemen firent irruption à l’intérieur.

La fille s’était enfuie après avoir frappédeux fois sur un gong de grande dimension installé dans levestibule et sans doute destiné à prévenir, en cas de danger, leslocataires de cette étrange demeure.

Les policemen se disposaient à grimper àl’étage supérieur, quand une horrible mégère, qui n’était autre queMistress Plitch elle-même, fit mine de leur barrer le passage.

Robuste et ventripotente, le teint marbré derouge par l’abus des liqueurs fortes, elle avait le menton accentuéet les oreilles vastes et pointues que certains illustrateursanglais – Fuseli par exemple – prêtent aux sorcières deMacbeth ; ses yeux jaunes semblaient distiller le venin del’astuce et de la méchanceté. Une sorte de capuchon noir quivoilait à demi sa chevelure grise accentuait encore le caractèrehorrible de cette vieille diabolique. Elle paraissait furieuse dela visite des gens de police mais nullement intimidée.

– Qu’est-ce que cela signifie ?s’écria-t-elle avec insolence. De quel droit vous permettez-vous depénétrer par violence dans une honnête maison ? Tout policemenque vous êtes je porterai plainte pour violation de domicileprivé ; vous savez que cela peut vous coûter cher ! Dieumerci je suis honorablement connue depuis de longues années dans cequartier, et je n’ai rien à démêler avec la justice…

– Assez de bavardage, vieille pie,interrompit brutalement l’inspecteur, en tirant divers papiers desa poche. Voici des mandats en bonne forme. Vous êtes accusée deséquestration d’une citoyenne américaine, de recel et de complicitéde rapt.

– Je suis victime d’une abominablemachination ! fit-elle avec moins d’arrogance.

John Jarvis était frémissant d’impatience.

– N’essayez pas de gagner du temps avecdes discussions, dit-il impérieusement. Conduisez-nous à l’instantmême près de la jeune fille que votre complice retientprisonnière.

– Je vous affirme qu’il n’y a ici aucunejeune fille, sauf la servante, une enfant que j’ai recueillie parcharité. Pour la bonne réputation de ma maison il ne loge ici quedes personnes respectables et d’âge mûr.

– C’est bon ! Nous allons fouillerla maison de la cave au grenier et d’abord donnez vos clefs si vousne voulez pas qu’on enfonce les portes !

La matrone s’exécuta en rechignant. Puisencadrée par deux policemen, elle s’assit dans un fauteuil enlevant les yeux au ciel, comme une martyre que l’on va conduire ausupplice.

La visite des pièces du rez-de-chaussée amenades découvertes édifiantes : on trouva tout d’abord uneformidable provision de whisky, de gin et d’autres spiritueux dontl’usage est interdit par la loi américaine, puis un stockconsidérable de boîtes de conserves, de pièces d’étoffes, detableaux, de statues, de pendules, de pièces d’argenterie, il yavait de quoi monter cinq ou six magasins.

– Ma parole ! déclara rudementl’inspecteur Herbert, c’est un magasin de receleur, une vraiefence ! Mettez les menottes à cette pieuse dame, ettout de suite !

Ce qui fut fait.

Dans une autre pièce il y avait un assortimentde vêtements usagés, de chapeaux, de perruques, de chaussures et defausses barbes qui devaient servir aux malfaiteurs à se déguiser.Dans cette collection, les costumes de clergymen étaient les plusnombreux.

– De mieux en mieux, fit l’inspecteur. Jeserais curieux de savoir comment la douce Mrs Plitch expliquela présence de cette friperie dans sa sainte maison.

– Tout ce que vous venez de trouver,répondit-elle placidement, m’a été envoyé par des personnescharitables pour accomplir de bonnes œuvres.

L’inspecteur eut un vaste rire, les policemenqui étaient montés avec John Jarvis au premier étage venaientd’apparaître poussant devant eux dans l’escalier trois hommes auxmines patibulaires, dont les mains étaient réunies par des menottesd’acier.

– Voilà précisément, fit-il,quelques-unes de ces personnes charitables, de vieux clients deMulberry Street, je me charge de trouver les autres.

Pendant que cette scène se passait aurez-de-chaussée, John Jarvis continuait à explorer fiévreusementtoutes les chambres, et à son grand étonnement il ne trouvait pastrace de Miss Elsie.

Le family house, comme tous les repaires dumême genre, avait plusieurs issues, mais elles étaient gardées parles policemen, d’ailleurs l’attaque avait été si rapide que lesgeôliers d’Elsie n’avaient pas eu le temps matériel de la fairedisparaître ou de l’emmener.

Désespéré, il explora – toujours sans résultat– les caves qui renfermaient une ample provision de vin et decharbon, mais n’offraient aucun passage secret, et les greniers,encombrés de marchandises hétéroclites, entassées au hasard.

Il redescendit au deuxième étage et soninstinct le conduisit dans une luxueuse chambre, déjà visitée parlui, mais qui seule de toutes les pièces de l’immeuble étaitpourvue d’un robuste coffre-fort du modèle le plus récent.

Brusquement il se rappela que c’était en effetà une fenêtre de cette pièce qu’il avait aperçu la jeune fille, ill’avait, dans son trouble, complètement oublié.

– C’est là certainement, dit-il àl’inspecteur Herbert qui était venu le rejoindre, la chambrequ’occupait Klaus Kristian.

– Je vais ouvrir le coffre-fort, réponditl’inspecteur, cherchez pendant ce temps si cette pièce n’a pas uneissue secrète.

Ce ne fut pas sans peine que le coffre-fortfut ouvert, il était presque vide, mais dans un compartiment àsecret, l’inspecteur découvrit six chèques de chacun cinq centsmille dollars payables à vue dans une grande banque parisienne aurévérend Jérémias Bott, et deux billets de première classe au mêmenom, valables à bord du paquebot français La Normandie quilevait l’ancre trois jours plus tard.

Cet argent représentait les rançons extorquéessuccessivement au banquier Rabington, au vieux roi de l’acier et àJohn Jarvis lui-même.

– Nous arrivons à temps, fitl’inspecteur. C’est un magnifique résultat que d’avoir retrouvé lesfonds intacts.

– Peu importe ! s’écria le détectiveavec impatience… C’est Miss Elsie que je veux !… Tenez,ajouta-t-il avec agitation, voilà des robes à elle ! Elle nepeut être loin !

Nerveusement, il arrachait et jetait à terreles vêtements accrochés dans un grand placard d’acajou transforméen penderie.

– J’en étais sûr ! bégaya-t-il enproie à une violente exaltation, le bois sonne le creux, le fondsde ce placard sert de porte à une autre pièce !… Vite unehache !

Un policeman accourut avec une boîte d’outils.En un clin d’œil le panneau d’acajou fut défoncé, John Jarvis avaitdeviné juste. Le placard dissimulait l’entrée d’une étroite cellulequi servait de prison à la pauvre Elsie.

Elle était là, assise dans un fauteuil,vivante, mais dans quel état d’affaiblissement et de maladie !Ses joues s’étaient creusées, ses yeux immenses avaient la fixitéinquiétante de ceux des somnambules. Son corps amaigri flottaitdans une robe noire. C’était plutôt le fantôme d’Elsie qu’Elsieelle-même que John Jarvis retrouvait.

Elle paraissait plongée dans une sorte de comaou d’hypnose. Elle ne reconnut pas John Jarvis, elle regardait ceuxqui l’entouraient sans rien dire, sans faire un geste. Docilementelle se laissa tirer de sa prison, le visage crispé d’un douloureuxsourire.

La mort dans le cœur, John Jarvis la prit dansses bras, sans qu’elle y opposât de résistance et la déposa dans untaxi qu’un policeman était allé chercher. Il y prit place lui-mêmeet jeta au chauffeur l’adresse du milliardaire Todd Marvel, donttous les New-Yorkais connaissent le palais, une des merveilles dela Cinquième Avenue.

Il était parti depuis dix minutes à peinelorsque Floridor, encore affublé de son déguisement de chauffeur seprésenta à la porte du family house. Les policemen étaient en cemoment fort occupés à faire monter dans deux voitures cellulairesles pensionnaires de la pieuse Mrs Plitch. L’inspecteurHerbert exultait.

– Je suis content de ma journée, dit-ilau Canadien avec lequel il échangea un énergique shake-hand ;il y a longtemps que je n’avais eu l’occasion de faire un si beaucoup de filet : Ces gredins-là – à commencer par la charitableMrs Plitch – sont tous des bandits de marque…

– Vous ne me dites pas, demandaprécipitamment Floridor, si l’on a retrouvé Miss Elsie ?

– On l’a retrouvée et l’argent aussi,mais la pauvre miss est dans un état lamentable. Mr Jarvis –ou pour être plus exact M. Todd Marvel – vient de la fairetransporter chez lui.

– Je cours les rejoindre…

– Attendez un instant !… Vous nem’avez pas encore parlé du docteur Kristian ?

– Tout s’est très bien passé…

– All right ! Jusqu’au derniermoment j’ai craint que le gredin ne vous glissât entre les doigts.Ce n’est pas un malfaiteur ordinaire celui-là.

– Ce qui m’étonne, reprit le Canadien,c’est qu’il soit resté si longtemps à New York, ce qui nous apermis de le capturer. Il aurait pu, riche comme il l’était, gagnerl’étranger depuis longtemps.

« Il faut croire qu’il n’a pas pu lefaire. Il a sans doute été obligé de se mettre en règle avec lesnombreux complices qui l’avaient aidé et qui, sans cela, l’auraientfait chanter ou l’auraient dénoncé. Il a dû leur verser des sommesconsidérables, car nous n’avons retrouvé aucune trace de sa fortunepersonnelle ici ; ce qui me surprend, c’est qu’il n’ait pasrendu la liberté à Miss Elsie, après avoir empoché l’énorme rançonqu’il a exigée des protecteurs de la jeune fille.

– Il avait un but, certainement. Avec unbandit aussi audacieux, il faut s’attendre à tout. Peut-êtreavait-il formé le projet d’épouser Miss Elsie qui est très riche.Mais qui connaîtra jamais tout ce qu’avait pu combiner ce géniemalfaisant ? L’essentiel est qu’il soit hors d’état denuire.

– J’allais oublier de vous dire que,d’après une dépêche arrivée ce matin à Montgomery Street, levéritable Jérémias Bott – un honnête pasteur de l’Arkansas – a étéassassiné, il y a un mois dans des circonstances mystérieuses. Soncadavre retrouvé hier dans un ravin, a pu être identifié àgrand-peine. Nul doute que Klaus Kristian ne l’ait tué pours’emparer de ses papiers… »

Floridor prit congé de l’inspecteur et se fitconduire au palais de la Cinquième Avenue.

Comme il y entrait deux personnages graves etvêtus de noir en sortaient, cérémonieusement reconduits par ToddMarvel.

C’étaient deux médecins, deux célèbresspécialistes des maladies nerveuses.

Tout de suite le Canadien s’enquit de la santéde Miss Elsie.

– Elle n’est pas aussi malade que je lecraignais, répondit le milliardaire qui paraissait un peu rassuré,certes son état est grave, mais il n’est pas désespéré. Comme jel’avais deviné, Elsie a servi de sujet à de dangereuses expériencesd’hypnotisme et son système nerveux s’en ressentira longtemps. Elleest encore sous l’impression de la terreur que lui inspirait KlausKristian.

« Les médecins ont ordonné le repos leplus absolu, un régime fortifiant, et le grand air. Mais ce n’estque très lentement qu’elle se remettra des terribles secoussesqu’elle a ressenties. Le moral chez elle est aussi atteint que lephysique… »

Après une longue conversation avec Floridor,le milliardaire regagna les appartements de Miss Elsie, au chevetde laquelle un garde-malade et un interne avaient déjà étéinstallés ; le Canadien se rendit au poste de T. S. F.installé dans le palais même pour télégraphier au banquierRabington et à Mr Oliver Broom les grandes nouvelles de lajournée.

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