Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE III – LE CERCUEIL DEPLATINE

À Isis-Lodge, la journée et la nuit dulendemain se passèrent dans le plus grand calme. Le cuisinier etles autres domestiques engagés par Kristian avaient disparu en mêmetemps que le chef de la bande. Seuls les deux Noirs garrottés parFloridor n’avaient pu prendre la fuite ; ils furentprovisoirement enfermés dans un caveau, à la porte solide, auxfenêtres munies de barreaux de fer.

John Jarvis qui avait fait sa médecine àl’université de Philadelphie, reconnut avec satisfaction que l’étatd’Oliver Broom était loin d’être aussi désespéré qu’il l’avait crutout d’abord. On pouvait espérer qu’une fois guéri del’empoisonnement quotidien qu’il avait subi, il reviendrait à lasanté. La présence de Miss Elsie lui fut d’ailleurs plus salutaireque n’auraient pu l’être tous les remèdes.

Quant à la jeune fille dont les nerfs avaientété terriblement ébranlés, elle avait surtout besoin de repos et debien-être moral. La disparition de Betty qui malgré toutes lesrecherches n’avait pu être retrouvée, l’avait vivement affectée. Ledétective dut lui promettre solennellement qu’il découvrirait ladévouée chamber maid, pour obtenir qu’elle prît quelquenourriture.

Au cours d’une visite minutieuse d’Isis-Lodgeque firent Wilbur Dane, John Jarvis et Floridor, ils constatèrentque les malfaiteurs qui avaient été quelque temps les maîtres duchâteau, avaient commencé à en enlever tous les objets de valeur.C’est ainsi que des coupes antiques, des vases et des statuettesd’or, des bijoux historiques avaient disparu.

Il fut décidé qu’on n’annoncerait cettemauvaise nouvelle au vieil archéologue que lorsqu’il serait assezfort pour la supporter. L’idée qu’on avait mis au pillage seschères collections eût suffi pour aggraver son état.

Pour la première fois depuis bien longtemps ilavait passé une excellente nuit et Jarvis avait jugé qu’on pouvaitsans inconvénient lui administrer quelques aliments légers.

Le détective sortait de la chambre du maladelorsque Wilbur Dane courut à sa rencontre. Le vieillard levait lesbras au ciel d’un air de profonde consternation.

– Que se passe-t-il donc ? demandaJohn Jarvis, devinant quelque nouveau malheur.

– On a volé le cercueil deplatine ! murmura le vieillard avec accablement, la portedu caveau du Sphynx a été forcée, le cercueil a disparu.

– On a donc pénétré dans le parc malgréles chiens ?

– Tous morts les mastifs, je viens deretrouver leurs cadavres dans la grotte, et aucun d’eux ne porte detraces de blessure.

– Ils ont dû être empoisonnés.

– Je me demande comment.

– Ne cherchons pas. Il n’y a que KlausKristian capable d’un pareil tour de force.

– Que me dira Mr Oliver, quand ilconstatera que j’ai laissé voler les objets auxquels il tenait leplus.

– Ce n’est pas de votre faute. Quevoulez-vous qu’il vous dise ? Occupons-nous avant tout derechercher les voleurs et, s’il est possible, de retrouver lecercueil. Faites appeler Floridor, nous allons commencer notreenquête immédiatement.

Sitôt qu’il sut de quoi il s’agissait, leCanadien se hâta d’accourir, il portait sous son bras un cahierd’un papier buvard spécial très épais et imprégné d’un sel quiavait la propriété de changer de couleur sous l’action de l’eau. Lepapier était orangé, une goutte d’eau y faisait une tacheverte.

Grâce à cette particularité, il était facilede relever la forme des empreintes de pas, si effacées, si peuhumides qu’elles fussent et d’en obtenir un tracé aussi net qu’uneimpression typographique. Ce papier inventé par John Jarvis devaitrendre de grands services dans l’enquête.

Wilbur et les deux détectives se dirigèrentvers le Sphynx dont la masse de granit noir, haute d’une vingtainede mètres s’allongeait majestueusement au bord d’un étang ombragéde hêtres pourprés, de saules pleureurs, et où poussaient lespapyrus, les lotus rouges et les nymphéas géants d’Australie, dontla corolle atteint parfois huit mètres de largeur.

C’était là le tombeau qu’Oliver Broom s’étaitchoisi.

Au pied du soubassement de basalte noir duSphynx, s’ouvrait une porte de bronze qui donnait accès à une sortede temple circulaire, où dans des niches carrées se dressaient lesstatues hiératiques de l’ancienne Égypte. Isis, Osiris,Anubis, Hermès Thot.

Au centre quatre fûts de colonnes supportantdes lampes et reliés par de lourdes balustrades indiquaientl’entrée d’un escalier qui aboutissait à la crypte proprement dite.C’est là que se dressait le tombeau de marbre noir dans lequelavait été déposé le cercueil de platine.

Le tombeau figurait lui-même une bièreoblongue supportée par quatre figures voilées.

Il avait été facile aux malfaiteurs desoulever le couvercle de marbre qui n’était que posé sans êtrescellé, mais l’intervention de plusieurs hommes robustes avait dûêtre nécessaire pour retirer de son alvéole le cercueil de métaldont le poids était considérable.

Le détective fit rapidement des constatationspendant que Floridor, à l’aide du papier à réactif, relevait denombreuses empreintes sur le sable humide des allées.

– Il y a, dit le Canadien, une tracelarge et carrée de grosses bottines à clous qui doit être celle deKlaus Kristian, puis voici des pieds énormes chaussés d’espadrilles– les pieds des Noirs sans doute – et enfin ce que je ne m’expliqueguère, la trace légère de pantoufles de femme, au piedmerveilleusement petit et bien proportionné.

– On dirait, murmura Wilbur Dane, avecétonnement, la trace des pas de Miss Elsie. J’en jurerais si jen’étais sûr qu’elle n’a pu venir ici.

– Est-elle dans sa chambre ? demandaprécipitamment John Jarvis pris d’inquiétude.

– Elle dort encore, répondit le Canadien.Je m’en suis informé en passant à Dora la mulâtresse qui varemplacer Betty et j’ai recommandé qu’on ne la réveillât pas.

– C’est bien, fit le détective,continuons à suivre les empreintes en ayant soin, autant quepossible, de ne pas les effacer.

Les pas les conduisirent directement du Sphynxà la grotte ; le sable fin qui couvrait le sol avait gardé latrace d’un objet rectangulaire et pesant qui ne pouvait être que lecercueil.

Près de là se trouvaient les corps desmastifs, les pattes raidies, la gueule encore ouverte et les crocsmenaçants. Ils paraissaient avoir été foudroyés d’une façon presqueinstantanée. Jarvis s’en approcha avec précaution et remarquaqu’ils exhalaient une violente odeur d’amandes amères.

– L’acide prussique, songea-t-il, c’estla signature du docteur. C’est évidemment lui qui a dirigél’expédition.

Toujours suivant la même piste les détectivestraversèrent le corridor souterrain qui aboutissait à la petiteporte de fer et à la passerelle du fossé qu’ils franchirent. Sur laberge ils retrouvèrent les traces de pas, mais beaucoup plusnombreux, comme si en cet endroit les bandits avaient reçu durenfort ; puis, dans l’argile molle, de lourdes roues auxpneumatiques cloutés s’étaient pour ainsi dire moulées en creux.L’ornière ainsi creusée se poursuivait tout le long d’une étroiteroute forestière qui s’enfonçait en plein bois.

– Ils ont chargé le cercueil sur uncamion automobile, dit Floridor.

– Par exemple, déclara le majordome, jeme demande où ils ont pu aller en suivant cette route ; ellen’aboutit qu’à des marais infranchissables qui communiquent avec leMississippi.

Ils se remirent silencieusement en chemin. Aubout de deux heures d’une marche fatigante ils atteignirent uneéclaircie d’où l’on apercevait les eaux majestueuses du fleuve. Uneforêt de roseaux entourait des flaques où s’ébattaient desgrenouilles géantes et de petits crocodiles, vifs comme des lézardsde muraille. Une camionnette gisait au milieu des hautes herbes,enfoncée dans la boue jusqu’aux essieux.

– Je ne comprends plus, déclara ledétective. Les voleurs n’ont pu transporter la lourde boîte deplatine sur ce terrain mouvant où il est déjà difficile de marchersans enfoncer jusqu’à la cheville.

– Ils ont pu décharger le cercueil cheminfaisant et conduire la camionnette jusqu’ici pour égarer nosrecherches, objecta Floridor.

– C’est impossible, j’ai suiviattentivement la piste, ils n’ont pas fait halte une seule fois.Regardez d’ailleurs la boue molle du marécage n’a gardé qu’uneseule empreinte de pas, ceux du Noir chargé d’amener la voiturejusqu’ici. Alors une conclusion s’impose, c’est qu’il n’y avaitrien dans la camionnette. Nous nous sommes lourdementtrompés.

Il fallut retourner en hâte à Isis-Lodge. Enarrivant au fossé, John Jarvis s’arrêta et pendant quelque tempsétudia avec une minutieuse attention la passerelle de fer.

– Les plaques de métal sont rouilléesjusqu’à l’âme, remarqua-t-il, c’est merveille qu’il ne se soit pasencore produit quelqu’accident. Jamais plusieurs hommes lourdementchargés n’ont pu passer par ici. Ce n’est pas par ce chemin que lecercueil de platine a pu sortir du parc.

– On ne l’a pourtant pas hissé par-dessusla muraille, fit observer le majordome.

Le détective ne répondit pas. Il se livrait àtout un travail de déduction. Il suivit Wilbur Dane qui venaitd’ouvrir la petite porte et se trouva dans le corridor souterrainqui aboutissait à la grotte. Il avait ouvert sa lanterne électriqueet le corps plié en deux scrutait attentivement le sol couvert desable fin.

Brusquement il fit halte en frappant du piedla terre.

– Le cercueil est là !déclara-t-il.

Floridor écarquillait les yeux avec stupeur.Très ému quoiqu’encore incrédule, le vieux majordome était alléchercher une bêche. Il revint l’instant d’après et se mit à creuserle sable à l’endroit indiqué par John Jarvis. Au bout de cinqminutes de travail, l’outil rencontra un corps dur qui rendit unson mat… Le cercueil était bien là, Wilbur Dane eut vite fait d’endégager le couvercle. Le vieux majordome ne se sentait pas dejoie ; pour un peu il eût embrassé le détective.

– M’expliquerez-vous maintenant, commentvous avez pu deviner la cachette ? lui demanda-t-il.

– De la façon la plus simple du monde.Puisque les voleurs n’avaient pu emporter le cercueil, il fallaitqu’il fût dans le parc. Ils se sont vite aperçus qu’il n’était pasd’un transport commode et ils se sont décidés à le changersimplement de place, pour revenir le chercher plus tard, avecl’outillage nécessaire. La camionnette était destinée à nous donnerle change, à nous lancer sur une fausse piste et peut-être à nousfaire perdre du temps. En rentrant dans ce corridor, j’ai remarquéqu’une partie du sable n’était pas tout à fait de la même couleurque l’autre, comme s’il avait été fraîchement retourné et ratissé.Il n’était pas difficile de conclure.

« Cependant cette affaire laisse encorebien des points obscurs. Le caveau ne présente aucune traced’effraction. La porte de bronze a donc été ouverte avec une clef.Qui détenait cette clef ?

– Mr Oliver lui-même, il la déposaitordinairement dans un tiroir à secret de son bureau, mais, jeconnaissais la cachette et Miss Elsie également.

– Le bureau n’a pas été forcé.

– Je suis encore entré ce matin dans lecabinet de travail, je n’ai rien remarqué d’anormal.

– Il faut absolument que je voie MissElsie. Elle nous fournira peut-être quelque précieux indice.

Comme ils rentraient dans le château, ilsaperçurent la mulâtresse Dora, la femme de chambre qui remplaçaitprovisoirement Betty.

– Priez Miss Elsie de venir me parler,dit le détective.

– Miss Elsie, s’écria la mulâtresse avecétonnement, mais vous savez bien qu’elle est partie depuis deuxheures. Vous avez envoyé votre auto la chercher.

John Jarvis reçut le coup en plein cœur.Floridor et Wilbur Dane se regardèrent atterrés.

Le détective était devenu d’une pâleurmortelle.

– Que dites-vous là ? balbutia-t-il.Partie ! Miss Elsie serait partie ! mais dans quelledirection ?

– Elle ne l’a pas dit.

– Klaus Kristian l’a enlevée ! C’estclair !

« Pendant que nous suivions bêtement lapiste des voleurs du cercueil, il faisait du cent cinquante àl’heure sur la grand-route, avec ma propre voiture, en emportant saproie.

– Il y a peut-être dans toute cetteaffaire quelque malentendu qui s’expliquera, dit timidementFloridor.

– Mais non ! je suis malheureusementtrop sûr de ce que j’avance…

Puis se tournant vers Dora qui ne comprenaitpas grand-chose à cette scène.

– Dites-moi exactement tout ce que voussavez !

– Il est maintenant midi, il y a doncdeux heures que votre auto s’est arrêtée en face du château. Elleétait conduite par le domestique de Mr Melvil, l’hôtelier deClairmount.

« Il paraît que vous avez envoyéquelqu’un demander votre voiture, dont vous disiez avoir besoin àIsis-Lodge pour Miss Elsie.

– Et l’hôtelier n’a fait aucuneobjection ?

– Il ne savait pas, il se méfiaitd’autant moins qu’il vous savait au château. Quand la voiture estarrivée, je suis venu prévenir Miss qu’on l’attendait. Elle n’arien répondu.

« Elle s’est habillée très vite, et elleest descendue immédiatement et elle est montée en voiture sansdonner d’explication et sans dire adieu à personne. Puis l’auto estpartie.

– Dans quelle direction, versClairmount ?

– Non de l’autre côté, vers le sud.

John Jarvis serrait les poings en proie à unemuette exaspération.

– Je suis responsable de tout ce quiarrive, se disait-il. Si je n’avais pas eu la faiblesse de relâcherKlaus Kristian, quand je le tenais en mon pouvoir, nous n’enserions pas là…

« Mais, regrets ou remords n’avancent àrien, il faut agir !

« Wilbur, ajouta-t-il à haute voix,faites-moi promptement préparer une autre voiture. Vous n’enmanquez pas à Isis-Lodge ?

– Il y en a cinq dans le garage. Je vaisvous donner une Rolls Royce presque aussi belle que la vôtre.

– Bon, et surtout pas un mot de tout celaà Mr Oliver Broom avant mon retour, il est inutile de lechagriner inutilement. D’ailleurs je ramènerai peut-être MissElsie.

Le vieux majordome hocha la tête avecmélancolie.

– Je n’ose l’espérer, murmura-t-il, lesbandits ont trop d’avance. Enfin, je vous promets de ne rien dire àMr Oliver avant votre retour.

– Même si mon absence se prolonge.

– C’est promis.

Tous trois descendirent au garage où JohnJarvis tint à s’assurer par lui-même du parfait fonctionnement desorganes du moteur et de la présence de pièces de rechange dans lescoffres.

Les deux détectives prirent congé de WilburDane en promettant de lui télégraphier dès qu’ils auraient dunouveau, John Jarvis s’était assis à côté de Floridor qui, suivantson habitude, avait pris le volant.

– Où allons-nous ? demandaFloridor.

– À Clairmount.

– Nous allons perdre du temps.

– Non, car tu feras en sorte que nous ysoyons dans cinq minutes et nous trouverons peut-être là desindices précieux.

Floridor avait saisi le levier de changementde direction, l’auto fila comme une fusée. Clairmount fut atteinten quatre minutes.

Mr Melvil, l’hôtelier auquel avait étéconfiée la garde de l’auto volée parut fort surpris.

– Comment aurai-je pu avoir quelquesoupçon ? s’écria-t-il, le Noir qui est venu me demander defaire conduire l’auto à Isis-Lodge, portait la livrée deMr Oliver Broom, de couleur violet foncé, avec des boutonsd’argent figurant des scarabées.

– C’est un des Noirs qui ont pris lafuite avant-hier en même temps que Klaus Kristian, expliquaFloridor.

– Je ne pouvais pas le deviner. Puis onme demandait de faire conduire la voiture à Isis-Lodge. Si c’eûtété dans quelque autre endroit, je m’y serais peut-êtreopposé : mais dans ce cas… Tout le monde en eût fait autant àma place.

– J’en conviens, avoua John Jarvis.

– Ce que vous venez de m’apprendre,reprit Mr Melvil, me cause de grandes inquiétudes au sujet demon domestique à moi qui s’est chargé de conduire la voiture, c’estun garçon de confiance que j’emploie depuis six ans, je crains bienque les bandits ne lui aient fait un mauvais parti.

– Le Noir en livrée n’est donc pas montéavec votre domestique.

– Non, sa commission faite, il est partià pied comme il était venu.

– Et vous ne pourriez nous donner aucunrenseignement sur l’itinéraire qu’ont pu suivre les bandits quiemportent Miss Elsie ?

– Avec votre voiture, ils n’ont pu suivrequ’une route, celle qui va de Clairmount à Monroë, c’est la seulequi soit réellement carrossable, toutes les autres dans un largepérimètre, sont ou trop étroites et mal empierrées ou pleines defondrières, à cause des marécages.

– Voulez-vous vous charger detélégraphier à la police de Monroë, en donnant le signalement deMiss Elsie et la description de la voiture ?

– Très volontiers.

– Prévenez aussi le coroner. Nous, nousallons tâcher de les rattraper.

– Ils ont trop d’avance et à moins qu’ilsn’aient eu une panne…

– C’est notre seule chance ; nousdevons la courir. Adieu !

Les deux détectives avaient déjà repris placedans leurs baquets. La course vertigineuse recommença. Ilspassèrent comme un ouragan devant les coupoles doréesd’Isis-Lodge.

– Stop ! commanda tout à coup JohnJarvis.

Il montrait à Floridor une forme sombreétendue sur le talus de la route. En approchant, ils distinguèrentle cadavre d’un Noir, autour duquel bourdonnaient déjà des milliersde mouches.

Le Canadien mit pied à terre et se pencha versle corps, mais il remonta bientôt, la physionomie toutebouleversée.

– C’est le cadavre du domestique deMr Melvil, murmura-t-il, la poitrine du pauvre diable estlardée de coups de couteau.

– Klaus Kristian nous payera tout cela enune seule fois, grommela le détective, navré de cette macabrerencontre.

– Il y a quelque chose qui m’intrigue,demanda le Canadien qui avait remis le moteur en marche… qui a pudonner l’ordre au domestique de Mr Melvil de se diriger versMonroë, sur cette route où les bandits l’attendaient. Ce n’estpourtant pas Miss Elsie ?

John Jarvis ne répondit pas, sa physionomies’était rembrunie. Il ne prononça pas un mot jusqu’à ce qu’onatteignît un village situé à une dizaine de milles deClairmount.

Floridor ne s’arrêta que juste le temps de serenseigner près d’une vieille mulâtresse qui triait des graines surle pas de sa porte…

– Il a passé une voiture aussi belle quela vôtre, expliqua-t-elle en zézayant…

– Quand cela ? demanda John Jarvis,avec impatience.

– Il y a une demi-heure. Les pauvres gensétaient bien malheureux. Il y avait quelque chose de cassé dansleur mécanique, et il a fallu beaucoup de temps pour laréparer.

– Combien étaient-ils ? bredouillale détective.

– Trois, une jeune dame, un grosgentleman et un Noir…

John Jarvis n’en voulut pas entendredavantage, il était fou de joie.

– Nous les tenons ! cria-t-il. Enavant Floridor ! Merci la vieille !…

Et il lança une poignée de dollars d’or dansle tablier de la mulâtresse ébahie, au moment même où la RollsRoyce bondissant comme un être humain, s’élançait à l’assaut del’horizon, dans un vent de furieuse vitesse.

Dix minutes passèrent, à droite et à gaucheles arbres de la route semblaient fuir dans une débandade panique.Les deux détectives avaient l’impression d’être absorbés par lelong ruban rouge de la route, avec la même puissance qu’un grain depoussière est humé et avalé par un ventilateur de grandepuissance.

– Une tache noire, tout là-bas !hurla Floridor avec enthousiasme. Ce sont eux ! Nous lesaurons !

Cinq minutes encore.

– C’est bien mon auto, fit Jarvis, maisils ne vont pas vite.

– On dirait presque qu’ils sontarrêtés.

– Ils ne bougent pas. Ce doit être unepanne !…

– Tenons nos armes prêtes, ils vont noustirer dessus, ils doivent s’être cachés.

L’auto stoppa à dix pas de l’autre voitureimmobilisée au milieu de la route. Les deux détectives sautèrent àterre le browning au poing et s’approchèrent avec prudence del’auto ennemie.

Elle était vide, complètement vide, et deplus, un des pneus était crevé et la magnéto était horsd’usage.

– Nous sommes refaits, soupira JohnJarvis avec accablement.

Un vrombissement d’hélice se fit entendre,pareil au faux bourdon d’un insecte colossal. Les deux détectiveslevèrent la tête. Au-dessus d’eux un aéroplane d’une blancheurimmaculée s’enfonçait comme un grand oiseau dans l’azur profond duciel.

Au bout de quelques instants, il prit de lahauteur et bientôt il disparut vers le sud…

John Jarvis était demeuré immobile, commefrappé de la foudre.

Moins ému Floridor s’était emparéprécipitamment d’une jumelle et l’avait braquée vers l’aéro.

– Miss Elsie est à bord, murmura-t-il aubout d’un instant, elle est perdue, définitivement perdue…

La mort dans l’âme, les deux détectivesgagnèrent la ville de Monroë. Des informations qu’ils recueillirentplutôt par acquit de conscience que dans l’espoir de trouver unepiste, il résulta que, le matin même, un inconnu dont lesignalement répondait à celui de Klaus Kristian, avait acheté etpayé comptant à un constructeur de la ville un biplan neuf d’unmodèle particulièrement soigné.

John Jarvis et Floridor regagnèrentIsis-Lodge, en proie au découragement le plus profond.

Le vieux majordome Wilbur Dane, qu’untélégramme avait mis au courant, les attendait dans le vestibule.Silencieusement, il les introduisit dans un petit salon qui donnaitsur les jardins. Le vieillard lui aussi était atterré.

– Avant tout, fit-il en tirant de sapoche une mignonne pantoufle de velours brodée de perles, il fautque je vous mette au courant d’une découverte que j’ai faite envotre absence.

« Vous aviez cru remarquer, mêlée auxtraces des voleurs du cercueil de platine, l’empreinte despantoufles de Miss Elsie. Vous ne vous étiez pas trompé.

Et étalant sur la table une des feuilles depapier chimique qui avaient servi à relever lesempreintes :

– Voyez, ajouta-t-il, les contourscoïncident exactement. Il est presque impossible de n’en pasdéduire que c’est Miss Elsie qui après s’être emparée de la clef,dont elle connaissait la cachette, s’en est servie pour ouvrir auxbandits la porte de la crypte.

– Je ne puis pas croire une chosepareille ! s’écria John Jarvis. C’est déconcertant. Il y alà-dessous quelque diabolique combinaison dont le secret nouséchappe…

– Il fallait que je vous dise cela,reprit le vieillard avec mélancolie. Maintenant, il s’agit deprendre une décision au sujet de Mr Oliver. Je crains que lanouvelle de la disparition de Miss Elsie ne lui porte un coupfatal.

– Il ne sait rien encore, dit leCanadien. Ne pourrait-on supposer que Mr Rabingtonsérieusement malade a rappelé sa pupille par télégramme et quecelle-ci pour obéir aux recommandations du médecin n’a pas voulutroubler le sommeil de Mr Oliver…

– Le mensonge est trop grossier !interrompit John Jarvis.

La porte s’était brusquement ouverte… OliverBroom, encore très faible, le visage parcheminé comme celui desmomies de son musée, mais le regard plus vif qu’on n’eût pu s’yattendre après sa longue maladie, venait d’entrer, appuyé sur unecanne d’ivoire, drapé d’une ample robe de velours qui ajoutait aucaractère hallucinant de sa face décharnée.

– Ne cherchez plus, fit-il d’une petitevoix bizarrement cristalline, je vous remercie tous les trois del’intérêt que vous portez à ma santé, mais, grâce à l’indiscrétiond’un domestique je suis au courant de tout.

« Je vais mieux, Dieu merci ! etsans être complètement guéri, je suis en pleine possession de monénergie. Je ferai ce qu’il faut pour retrouver Elsie. Ne vousdésolez pas, ne vous affolez pas. Pour conquérir l’empire desaffaires, j’ai livré de plus dures batailles.

« Je vais raisonner en homme pratique, ensimple business-man. Que veulent les ravisseurs d’Elsie ? Desdollars. J’en donnerai autant qu’il en faudra. Ce n’est pas pourune autre cause qu’on l’a enlevée, croyez-le bien… »

*

**

La façon dont le vieux roi de l’acierenvisageait les choses avait momentanément rendu bon espoir à JohnJarvis, mais une semaine s’écoula, sans qu’aucune proposition derançon parvînt à Isis-Lodge.

Vainement le pays fut fouillé par une armée dedétectives, vainement des sommes énormes furent dépensées. De mêmeque sa femme de chambre Betty, Miss Elsie demeura introuvable.

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