Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE III – LA LOI DE LYNCH

Floridor attendait John Jarvis à la porte del’hôpital. Le Canadien était encore revêtu de la blouse blanched’infirmier et semblait très agité.

– À ce que vient de m’apprendre ledocteur Torribio, dit le détective, l’assassin est arrêté.

– C’est exact.

– Mets-moi rapidement au courant desfaits.

– Voici : vous aviez à peine tournéles talons qu’un camarade du blessé, un employé de la banque s’estprésenté pour demander des nouvelles de « son ami »Perquin et a demandé à le voir…

– Il se nomme ?

– Rufus Derrick, un petit être hypocriteet chafouin qui m’a du premier coup paru profondément antipathique.Il s’apitoyait d’un ton pleurard sur le malheur de son« pauvre ami Gérard », chacune de ses paroles suait lafausseté. Le señor Torribio voulait le mettre à la porte, maisj’avais une autre idée. Sur ma demande le docteur laissa Derrickpénétrer dans la chambre du blessé et le laissa seul avec lui.

– Ce n’était guère prudent !

– C’est moi qui l’avais demandé, vousallez voir pourquoi. Une fois qu’il s’est cru sûr de n’avoir aucuntémoin de ce qu’il allait faire, il a tiré de sa poche une petiteboîte remplie de pilules et en a jeté une ou deux dans la potiondestinée au blessé. Avec un sang-froid stupéfiant, il a attendu queles pilules soient fondues, puis il a pris le verre, a empoigné« son ami » par le nez en le lui pinçant pour lui faireouvrir la bouche, et il allait le forcer à boire, quand je suisintervenu, le browning au poing, car vous pensez bien que jem’étais caché dans la pièce voisine et que je n’avais pas perdu ledrôle de vue une seule minute.

« Au cri de « Haut lesmains » le bandit est devenu livide et m’a docilementobéi. En même temps qu’une grosse liasse de bank-notes, j’ai trouvédans ses poches la boîte aux pilules. Le docteur les a examinées.Elles contiennent de la brucine, un poison foudroyant et qui nelaisse guère de traces.

– Je te félicite très sincèrement,murmura John Jarvis, heureux de voir que la belle Miss Lilian avaitdit la vérité et que son fiancé était innocent, trèsprobablement.

« Derrick est gardé à vue par le docteur,il paraît très abattu, mais il a refusé catégoriquement de répondreà toutes mes questions.

– J’espère que je serai plus heureux quetoi, dit le détective en souriant. Allons voir notre homme sanstarder, j’ai idée que cette affaire nous réserve plus d’unesurprise.

Rufus Derrick avait été enfermé dans unechambre vide ; on n’avait pas songé à le garrotter, mais leseñor Torribio, qui lui faisait compagnie, le tenait sous la menacede son browning, posé bien en évidence sur un guéridon, à côté duverre qui contenait le poison et d’une forte liasse debank-notes.

Agé d’une trentaine d’années, Rufus Derrickétait brun, petit et grêle ; son teint bilieux, ses yeuxjaunes qui semblaient distiller la traîtrise et la méchancetéinspiraient une instinctive répulsion. Quand le détective entradans la pièce, il eut pour celui-ci le regard de rage et de haineimpuissante que jette au chasseur un fauve pris au piège.

– Je ne vous dirai rien, cria-t-il engrinçant des dents, avant même que John Jarvis eût ouvert labouche. Je suis innocent d’ailleurs. Renseignez-vous près de tousceux qui me connaissent, près de Mr Markham…

– Pourquoi, demanda sévèrement ledétective, avez-vous voulu empoisonner Mr Perquin.

– Je me suis trompé de pilules, répliquaeffrontément le bandit, c’était un remède que j’avais vouluapporter. J’ai été employé chez un pharmacien autrefois…

– Ces mensonges sont inutiles. Je saisque vous avez commis un faux. Votre crime est prouvé et lesaveugles reconnaîtront votre voix. Le mieux que vous ayez à faireest de tout dire, Mr Rabington, le directeur de la MexicanMining Bank est ici. Je vous donne ma parole que, si vous luirestituez son argent, il ne portera pas plainte. D’ailleurs cesbank-notes mêmes sont une preuve. La banque en a gardé lesnuméros.

– Ce n’est pas vrai ! on n’a pas lesnuméros !

– Ce que vous venez de dire équivaut à unaveu.

– Je n’ai rien avoué ! je suisinnocent !… Mr Markham me défendra…

L’attention de John Jarvis fut éveillée parcette insistance du bandit à se réclamer de Mr Markham. Uneidée lui vint.

– Mr Markham vous a dénoncé,reprit-il, et il dit que vous serez lynché ! Vous feriez mieuxde rendre les bank-notes.

Le détective avait parlé au hasard, usantd’une ruse classique, habituelle aux juges d’instruction ; ilfut étonné de l’effet extraordinaire que produisirent ces quelquesparoles sur Derrick. Il devint livide de fureur, il écumait, ilbattait l’air de ses bras maigres.

– C’est Markham le voleur !s’écria-t-il d’une voix sifflante. Ah ! la crapule ! Jevois son plan. Il m’accuse, et il espère me faire lyncher par desgens à lui, avant que je n’aie eu le temps de parler. Maintenant,je suis fixé. Je vais tout dire et si j’y passe, il ypassera !

John Jarvis tombait de son haut, Floridor etle docteur Torribio n’étaient pas moins surpris. Directeur de lasuccursale de Presidio depuis de longues années, Mr Markhampossédait l’estime et la confiance de tous, pourtant Derrick avaitparlé avec tant de haineuse âpreté, tant d’indignation fielleuseque le détective fut profondément troublé.

– Voici comment ça s’est passé,bredouilla Derrick dont les mains osseuses aux ongles rongés,tremblaient de colère. Quand l’électricité s’est éteinte, j’étais àdeux pas du coffre-fort, quelqu’un m’a frôlé que j’ai parfaitementidentifié dans les ténèbres. C’était Markham. Il m’a bousculé avecune brutalité nerveuse qui n’appartient qu’à lui, que jereconnaîtrais entre mille… Puis j’ai senti comme un coup de griffesur le dos de la main… Dans la brusquerie de ses mouvements,Markham m’avait égratigné avec le diamant de sa bague. Tenez j’enporte encore la trace…

« Je ne savais pas encore ce que celavoulait dire, mais par curiosité je gagnai, à la suite de Markham,le couloir qui aboutit à la petite porte et j’entendis cette portese refermer. De la fenêtre, je vis, sur la place assez mal éclairéequi s’étend entre la banque et l’Hôtel de Géorgie, Markhamaller à son auto, y déposer quelque chose et se glisser ensuite,avec précaution, dans la salle du restaurant…

– Pardon, interrompit Floridor,Mr Markham n’a pas quitté le restaurant.

– Seulement, répliqua Derrick avec uneironie amère, il est allé téléphoner. Après avoir demandé unecommunication quelconque pour être en règle au point de vue del’alibi, il est sorti par la porte qui se trouve à côté de lacabine, dans un renfoncement, porte que, de la salle de restaurantpersonne ne peut voir, il est allé à la banque, il a fait son coupet il est rentré à l’hôtel et a fini de dîner. Markham est un hommetrès fort. Son alibi serait excellent, si moi, je ne l’avais pas vuopérer.

À ce moment, des cris tumultueux se firententendre au-dehors ; le docteur Torribio parut inquiet et eutà l’adresse de John Jarvis un coup d’œil interrogatif auquelcelui-ci répondit par un imperceptible haussement d’épaules.Derrick ne s’était aperçu de rien et continuait avec une sorte devolupté haineuse le cours de ses révélations.

– Je n’avais rien dit, reprit-il, j’avaisfait le mort pendant l’enquête du coroner, mais quand il se futretiré et que Markham se disposa à monter en auto – il faisait nuitnoire – je le tirai par la manche : « J’ai un mot à vousdire, j’ai tout vu. Les bank-notes sont là sous la banquette. Ettout doucement je lui avais mis mon browning sous le nez. »Par exemple, il m’a « épaté » par son sang-froid :« C’est vous que j’ai bousculé auprès du coffre-fort, a-t-ilrépondu, je suis forcé de compter avec vous, mais vous êtes déjàmon complice, puisque vous n’avez rien dit. Vous faites duchantage ? – Comme il vous plaira. – Alors voilà : Jesais que vous êtes amoureux de ma fille Miss Lilian. Je vous ladonne avec 500 000 dollars de dot ; mais à une condition,c’est que je n’entende plus parler de Gérard Perquin, qui, aux yeuxde tout le monde, est le coupable.

« J’étais abasourdi, tellement que« les bras m’en étaient tombés », comme on dit. En uneseconde ce fut son browning à lui, que j’eus devant le nez. – Toutça, c’est des promesses, m’écriai-je dans un élan de désespoir,vous allez filer avec les bank-notes et !… – Si vous dites unmot de plus, je commence par vous casser la tête. Je remetssolennellement et devant témoins les billets dans le coffre-fort etl’affaire est finie. Ce sera vous le voleur !

« J’étais dompté. – Eh bien soit, dis-je,je ferai ce que vous voudrez, mais donnez-moi au moins desarrhes…

« Sans lâcher son browning, il me remitun paquet de bank-notes – le même qui est là sur la table – en medisant que j’étais un bon garçon, mais que je n’étais pas de forcepour jouer avec lui. Finalement il me lança le sac de cuir quiavait contenu les billets en me disant : Prends toujours. Çate servira !… Et il démarra en vitesse, me laissant là commeun imbécile !… »

Dans la rue le vacarme était devenu terrible.Des cris de : À mort l’assassin !… La loi deLynch !… s’entendaient distinctement. Derrick était devenud’une pâleur mortelle. Il reprit comme avec une hâte d’enfinir.

– Il fallait que je fasse ce que Markhamm’avait demandé. Je rentrai chez moi, il ne fallait pas perdre detemps. Markham devait prendre le bateau à 23 heures, et de plus jesavais que la police le guettait au bateau, à la gare et à sonhôtel. Ce que la police ignorait – moi j’étais au courant – c’estque Perquin avait pris pension depuis deux jours chez une vieillemulâtresse, la Dolorita, qui passe pour faire d’excellente cuisine.Alors que toute la police le cherchait, il dînaittranquillement.

« Il y avait longtemps que j’avais mis decôté des spécimens de l’écriture de Miss Lilian qui sert souvent desecrétaire à son père ; j’attendais une occasion. L’occasionétait là. Rapidement je fabriquai la fausse lettre de rendez-vous,et le chapeau rabattu sur le nez – il faisait nuit d’ailleurs –j’allai moi-même porter le message à la Dolorita.

« J’avais calculé juste. Cinq minutesplus tard, Gérard Perquin sortit de la maison et s’élança comme unfou sur la route, j’avais de la peine à le suivre… Je fus obligé deprendre un raccourci pour le devancer… »

Les clameurs de la foule massée en dehors del’hôpital étaient devenues formidables. Rufus Derrick s’étaitarrêté, blême d’angoisse.

– Je sais le reste, dit le docteurTorribio. Vous avez une maisonnette à un mille de Presidio, c’estlà que vous avez abattu votre victime, c’est là que vous l’aveztraînée. Vous avez cru que les aveugles, dont la présence inopinéevous a causé d’abord une frayeur terrible, vous aideraient à porterle corps – vous croyiez que c’était un cadavre – jusqu’au Rio delNorte. Mais les Rangers sont intervenus… Et vous aviez eu soin –naturellement – de glisser à tout événement le sac de cuir sous lesvêtements du pauvre Gérard…

La nuit tombait, au-dehors la clameur sechangeait en hurlements. À la lueur d’un feu de broussailles, lasilhouette des deux aveugles se profilait avec de grandes ombresgrimaçantes. De tous côtés des hommes et des femmes arrivaientchargés de bidons de pétrole. D’un coup d’œil, Rufus Derrick vittout cela.

– La loi de Lynch, balbutia-t-il à demimort d’épouvante. Oui, j’avouerai tout ce qu’on voudra, maisprotégez-moi !… Sauvez ma vie !… Je vous ensupplie !… Ils vont me faire griller vivant, après m’avoirarrosé de pétrole.

Le misérable s’était jeté aux genoux de JohnJarvis et lui embrassait les mains en pleurant.

– Il n’y a rien à faire, s’écria donTorribio, l’hôpital est cerné, et l’hôpital est bâti en planches,ils y mettront le feu si je ne leur livre pas le prisonnier.

– Et les Rangers ? demandaFloridor.

– Ils ne sont pas là, d’ailleurs lecapitaine Burton n’intervient que si le coupable estintéressant.

Derrick s’était levé et avant qu’on eût letemps de s’y opposer, il avait avalé le verre de poison.

– Ils ne m’auront pas, hurla-t-il. J’aitrop peur…

Presque aussitôt il roula à terre, foudroyé,la face verdâtre.

Le misérable s’était fait justice. Dans sonaffolement – par une contradiction dont on pourrait citer maintsexemples – il venait de se suicider pour échapper au lynchage. Ilavait préféré la mort par le poison aux lentes tortures dubûcher.

– J’aime autant cela, murmura donTorribio, après le premier moment de stupeur. Je vais prévenir lesassaillants qu’ils perdent leur temps.

– Surtout, lui recommanda John Jarvis,pas un mot du rôle qu’a joué Markham dans cette affaire ; sousprétexte de lynch, ils seraient fort capables de piller la banqueet d’y mettre le feu ensuite. »

Le docteur sortit et revint bientôt aprèssuivi des deux aveugles et de quatre vaqueros qui avaient tenu àconstater par eux-mêmes que l’assassin était bien mort.

La constatation faite, ils se retirèrentsilencieusement. Quelques minutes plus tard, la foule s’étaitdissipée. Il ne restait plus, au milieu de la place située en facede l’hôpital, que le bûcher qui avait été destiné à Rufus Derricket qui achevait de se consumer solitairement.

John Jarvis et Floridor prirent en hâte congédu docteur Torribio qui promit de consigner dans un rapportdétaillé les aveux du défunt. Les deux détectives voulaientprocéder le plus tôt possible à l’arrestation de Markham, qui, unefois démasqué, serait bien obligé de dire ce qu’il avait fait del’argent volé.

Comme ils arrivaient devant la façadebrillamment illuminée de l’Hôtel de Géorgie, ilsaperçurent – à sa place habituelle – l’auto de Markham.

« Il est encore là, dit Floridor, nousavons de la chance !

– Je ne vois pas de lumière à la banque,Markham doit être en train de luncher avecMr Rabington. »

Ils entrèrent dans la salle à manger del’Hôtel de Géorgie. Ils n’y trouvèrent que Rabington. Lebanquier venait à peine de se lever. Peu habitué à la fatiguephysique, brisé par une nuit passée en auto, il s’était couché,croyant ne dormir que deux ou trois heures et son sommeil s’étaitprolongé pendant tout l’après-midi.

« Vous avez vu Markham ? demandaJohn Jarvis inquiet.

– Mais non ! Il n’est pas avecvous ? »

Les deux détectives échangèrent un regard, ilsavaient eu la même pensée.

– Nous sommes floués ! s’écriaFloridor avec une rage contenue, Markham a laissé sa voiture bienen évidence pour nous rassurer sur ses intentions, et, pendant quenous le croyions à la banque, il a dû passer tranquillement le Riodel Norte et se réfugier en territoire mexicain, où il est bieninutile de chercher à le rattraper. »

Une rapide enquête justifia les soupçons duCanadien. Dans l’après-midi, le voleur avait traversé le fleuve surla balsa d’un Indien. Il était porteur de deux grandesvalises et accompagné d’une dame brune d’une grande beauté quiparaissait âgée d’une trentaine d’années.

Au Mexique, c’est-à-dire dans un pays où iln’existe à peu près pas de police, l’indélicat banquier étaitmaintenant en sûreté avec son butin.

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