Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE III – UN COUP DE POIGNARD DANSLE CŒUR

Aux premiers rayons du matin, sous lesécharpes légères de la brume, le paysage apparaissait, dans toutela grâce sauvage d’une nature vierge encore des outrages de lacivilisation… Des troupes d’outardes, d’oies sauvages et de canardsquittaient avec des cris joyeux les immenses champs de roseauxdesséchés qui bruissaient au vent du matin. De gros caïmans au doscouvert de mousses verdoyantes se laissaient voluptueusement allerau fil de l’eau, en humant la première caresse du soleil. D’autres,tout petits, frétillants comme des lézards, se jouaient parmyriades dans les étangs marécageux qui bordent les rives duMississippi.

Le feuillage des grands peupliers blancsfrissonnant sous la brise faisait entendre sa mélancolique chanson.Tout un monde de libellules et de coléoptères, aux corseletsétincelants, s’échappait du tronc pourri des vieux saules, et desmilliers de petits oiseaux secouaient leurs ailes humides de roséeet répondaient par leurs pépiements joyeux au coassementmélancolique des grenouilles géantes.

Une presqu’île formée par un rio, affluent duMississippi, était couverte d’un bois touffu de hêtres, d’érables,de chênes et de lauriers au-delà desquels s’étendait un autremarécage. À trente milles à la ronde, la région entièrement déserteprésentait le même caractère. Les fièvres mortelles qui montent dela boue putride, chauffée par le soleil, en avaient toujours chasséles squatters et les colons.

C’est au centre du bois qui couvrait lapresqu’île que s’élevaient les ruines de la ferme abandonnée où ledocteur Klaus Kristian et sa bande s’étaient réfugiés, à peu prèscertains que personne – même si leur retraite venait à être connue– ne viendrait les y déranger.

Depuis de longues années, le bâtiment quiremontait au temps de l’occupation de la Louisiane par la France,n’avait tenté aucun de ces voleurs de terrains si nombreux enAmérique. Tous ceux qui avaient tenté de s’établir dans cet endroitmaudit avaient péri misérablement. Le voisinage des marais enrendait en certaines saisons l’atmosphère mortelle. Le dernierpropriétaire, sa femme et ses quatre enfants avaient succombé auxfièvres, la même semaine, et un chasseur avait retrouvé leurssquelettes nettoyés par les fauves et les insectes.

Le docteur Klaus Kristian connaissaitparfaitement cette sinistre légende, mais il s’était promis dequitter cette demeure inhospitalière sitôt que viendrait la saisondes fièvres. En attendant, lui et ses hommes avaient là uneretraite à peu près sûre, et située à proximité d’Isis-Lodge dontle bandit avait certaines raisons de ne pas s’éloigner.

Cette nuit-là, Klaus Kristian était revenutrès tard d’un voyage à la ville de Monroë où il s’était rendu àcheval.

En entrant dans le vieux bâtiment, il avaitété surpris de ne voir personne, la ferme semblait avoir étéabandonnée précipitamment. Les caisses déclouées, les vêtements etles ustensiles jetés pêle-mêle sur le sol, décelaient une fuitesoudaine.

– Est-ce que ces coquins m’auraientabandonné, songea-t-il, en montant à la chambre qu’il occupait aupremier étage. Mais non, il y a autre chose… Je n’ai même pastrouvé Betty. Pour qu’ils l’aient emmenée, il faut qu’il se soitpassé quelqu’événement grave.

La chambre présentait les mêmes traces dedésordre que les pièces du rez-de-chaussée. Le docteur constataavec colère qu’une petite valise où il renfermait des papiersimportants avait disparu.

Il ne savait que penser, lorsqu’à la clarté desa lampe électrique de poche, il aperçut bien en vue, au milieu dela table placée au centre de la pièce, une feuille de papier surlaquelle on avait griffonné les lignes suivantes :

Peter David a trahi. Pedrilloest en prison. John Jarvis est en route pour cerner la ferme aulever du jour. Venez nous rejoindre sans retard au refuge.

Dadd.

Avec un grand sang-froid le bandit examina lasituation. Il n’y avait évidemment qu’une chose à faire, suivre leconseil de Dadd. Le refuge auquel ce dernier faisaitallusion était une cabane de branchages et de roseaux, bâtie dansla partie la plus inaccessible du marécage, et où les banditspouvaient à la rigueur se cacher pendant quelques jours.

Après s’être assuré du bon fonctionnement deson browning, le bandit se mit en route, mais il n’avait pas faittrente pas qu’un grondement retentit à ses côtés. Il faisait déjàassez clair pour que Klaus Kristian pût reconnaître un redoutabledogue, de la race de ceux que les planteurs employaient autrefois àla chasse des esclaves marrons.

Le claquement sec d’une détonation se fitentendre ; le dogue avait roulé sur le sol, dans un hurlementd’agonie.

Klaus Kristian s’enfuit à toutes jambes sousune grêle de balles. Les coups de feu illuminaient toute la lisièredu bois où John Jarvis avait embusqué ses hommes.

Pliant le dos, se faufilant entre les arbres,le fugitif contourna la ferme et s’engagea dans un autre sentier.Là aussi le passage lui était fermé et des aboiements furieuxéclataient de toutes parts dans les fourrés.

Blessé d’une balle à la jambe, les vêtementsdéchirés aux épines des buissons, il parvint à grand-peine àrentrer dans la ferme, dont il barricada toutes les issues avec descaisses, des tonneaux, des pièces de bois, tout ce qui lui tombasous la main.

Il était momentanément en sûreté, mais, il lecomprenait, sa capture n’était qu’une affaire de temps ; detous côtés la retraite lui était coupée.

Il se rendait aussi parfaitement compte que,cette fois, on ne cherchait nullement à le prendre vivant. Onvoulait simplement se débarrasser de lui, comme d’une bêtemalfaisante ; les coups de feu qu’il venait d’essuyer leprouvaient surabondamment.

Il remonta dans la chambre dont la fenêtreétait munie d’épais volets de bois percés d’une meurtrière. Ilavait une carabine, un browning et une certaine quantité decartouches, il pouvait tenir encore longtemps, et d’ici là onviendrait peut-être à son secours.

Le bâtiment très ancien avait d’épaissesmurailles ; il datait des anciennes luttes des Peaux-Rougescontre les Blancs, et les fenêtres très étroites étaient grilléesde solides barreaux. Enfin de la chambre, on commandait l’uniqueporte qui donnât accès dans l’intérieur de la ferme.

Tout en réfléchissant, Klaus Kristian neperdait pas de vue la lisière du bois où s’abritaient sesennemis.

– S’ils savaient que je suis tout seul,songea-t-il, ils n’y mettraient pas tant de façons.

À ce moment un Noir sortit d’un buisson et semit à ramper dans la direction de la porte. Le docteur le visalonguement, et tira. Atteint à l’épaule, le Noir eut un soubresautconvulsif et demeura immobile.

– Et d’un ! ricana le bandit, à unautre ! Mais…

Il s’était retourné brusquement, il venaitd’entendre derrière lui, un bruit singulier, qui semblait partir dela cheminée de la chambre.

Il s’approcha, deux jambes maigres etcouvertes de suie se trémoussaient au-dessus de l’âtre. Il empoignaune des jambes et la tira de toutes ses forces. Dans l’intérieur dutuyau, il y eut une explosion de jurons et d’imprécations.

– Laissez-moi donc tranquille, docteur,criait-on, vous me faites mal. C’est moi Dadd, le petitDadd !

De surprise, le docteur lâcha la jambe qu’iltenait.

La minute d’après, il courait à la meurtrièrequ’il avait un instant quittée. Il lui semblait avoir entendu dubruit au rez-de-chaussée.

Il ne s’était pas trompé, un Noir avait mis àprofit sa courte absence pour s’approcher de la porte, et il enentamait le bois avec un solide bowie-knife.

Klaus Kristian mit l’homme en fuite à coups debrowning et retourna à la cheminée.

Un personnage mince et fluet achevait d’ensortir, le visage, les mains et les cheveux si complètementbarbouillés de suie qu’on eût pu le prendre pour un nègre.

Le nouveau venu, un étique adolescent dont levisage osseux, au nez crochu, au menton en galoche, aux petits yeuxverdâtres, offrait un comique irrésistible, n’était autre que celuiqui avait joué le rôle de la vieille miss évanouie, lors del’évasion. En l’apercevant, ainsi barbouillé, Klaus Kristian ne puts’empêcher de rire.

– D’où viens-tu, mauvais drôle ? luidit-il paternellement. Et par où diable as-tu passé ?

– Parbleu vous le voyez bien, grommelaDadd en s’essuyant le visage avec un vieux journal ; tout àl’heure, j’ai cru que vous alliez m’arracher la jambe !…

Dadd était ce qu’on appelle à San Francisco un« hoodlum », un jeune rôdeur ; le docteur l’avaitcueilli un beau matin sur le pavé de la grande ville de l’Ouest et,amusé de sa face simiesque et de ses espiègleries, l’avait enrôlédans sa bande. Dadd avait pour le docteur un dévouement et uneadmiration sans bornes.

– Tout cela ne m’explique pas, méchantbabouin, reprit Kristian, comment tu as pu traverser la ligne despolicemen.

– Ah ! voilà ! fit le jeunevoyou, avec un facétieux clignement d’œil. Ça n’est pas à la portéede tout le monde. J’ai grimpé dans un arbre et j’ai sauté debranche en branche, comme un écureuil, jusqu’à ce que j’aie atteintle grand platane qui s’étend au-dessus de la ferme. J’ai pris piedsur le toit. Je me suis étendu à plat ventre dans les herbes qui lecouvrent et j’ai pu entrer dans la cheminée sans être vu.

– Ça ne m’avance pas à grand-chose que tusois là, reprit durement le docteur ramené au sentiment de lasituation. Que font Jonathan et les autres ?

– Désarroi complet. Ils ne savent quefaire. Il y en a qui croient que vous êtes pris. Ils sontdécouragés. Ils n’ignorent pas que s’ils sortent de leur refuge,ils tomberont sous les balles des policemen.

– Ce sont des poltrons, de vraies brutes.Il n’y a nulle initiative, nulle intelligence à attendre d’euxquand je ne suis pas là !… Enfin, tu as bien fait de venir. Tuvas peut-être m’être utile.

Kristian s’était assis à la table, surlaquelle se trouvaient du papier et de l’encre.

Cinq longues minutes, le docteur demeuraplongé dans ses réflexions, puis il se mit à écrirefiévreusement :

– Oui, grommela-t-il, il n’y a que cemoyen, si hasardeux soit-il.

Dadd en faction à la meurtrière venait detirer un coup de feu sur les assaillants. Ceux-ci y répondirent parune fusillade nourrie. Une balle fit sauter dans l’intérieur de lapièce un large éclat de bois.

– Du train dont ils y vont, ditfroidement le docteur, ils seront ici avant une demi-heure. Écouteici, Dadd.

– Que faut-il faire ?

– Tu peux retourner par le même cheminque tu as pris pour venir ?

– Parbleu !

– Tu vas porter ce billet à Jonathan, ilfaut qu’il suive exactement les instructions que je lui donne. Tului remettras aussi ces deux flacons que j’enveloppe soigneusement,prends garde de les casser ou de les perdre, ma vie en dépend. Tuas compris ? Maintenant, il commence à faire jour, fiche-moile camp et ne te fais pas prendre.

Klaus Kristian avait habitué tous ceux quil’approchaient à l’obéissance la plus passive. Sans se permettre lamoindre réflexion, Dadd glissa le billet et les flacons dans lapoche intérieure de sa veste de toile et disparut dans le tuyau dela cheminée.

Pour distraire l’attention des assaillantspendant que son messager sauterait du toit dans les branches duplatane, le docteur tira plusieurs coups de feu, et au bout d’unedizaine de minutes il fut à peu près certain que Dadd, grâce à sonagilité simiesque, avait pu gagner la cime des grands arbres où ilse trouvait en sûreté.

Dès lors le docteur ne se donna plus la peinede répondre aux coups de feu de ceux qui l’assiégeaient.

Ces derniers voyant qu’il ne se défendait pluscrurent d’abord à une ruse de guerre, puis ils s’enhardirent. Aprèsquelques hésitations, la porte fut enfoncée à coups de hache et lespolicemen que dirigeaient John Jarvis et Floridor envahirent lerez-de-chaussée.

À leur grande surprise, il était vide, lebrowning au poing, ils montèrent au premier étage.

Là un horrible spectacle les attendait.

Le docteur Klaus Kristian gisait étendu sur ledos, au milieu d’une mare de sang. À côté de lui un bowie-kniferouge jusqu’au manche, avait sans nul doute causé la profondeblessure qui trouait la cage thoracique, juste à la place ducœur.

John Jarvis posa la main sur la poitrine dudocteur, approcha de ses lèvres une glace de poche qui ne fut pasternie. Klaus Kristian était bien mort. Les extrémités commençaientà se refroidir et ses traits offraient cette crispation qui pinceles narines, abaisse le coin des lèvres et qui est un des signescaractéristiques de la disparition de la vie. Les médecinsl’appellent le faciès hippocratique, parce qu’elle futobservée pour la première fois par le grand Hippocrate.

– C’est à n’y rien comprendre, murmuraJohn Jarvis. Puis où sont les autres ?…

– Je suppose qu’ils se sont enfuis parquelque souterrain, après avoir tué leur chef.

– Non, objecta Peter David, il n’y a pasde souterrain, le terrain est trop marécageux pour qu’on puisse lecreuser. Ce n’est pas cela… Les bandits ont dû être prévenus et seréfugier dans les marais, où ils se sont ménagés une retraite queje connais bien mais qui est à peu près inabordable.

– L’essentiel, fit le Canadien enmontrant le hideux cadavre, c’est que nous soyons débarrassés de cegénie malfaisant.

Un policeman venait d’entrer dans la chambre,la physionomie toute bouleversée.

– Descendez vite, cria-t-il, les banditsviennent de mettre le feu à la forêt en deux ou troisendroits ; et l’on entend à travers les flammes des appelsdéchirants, des cris de femme.

– Betty ! s’écria Peter David ens’élançant hors de la chambre. Ils vont la brûler toute vive, sinous n’arrivons à temps.

John Jarvis et tous ses hommes seprécipitèrent du côté d’où partaient les cris. Le feu alimenté parles roseaux desséchés qui couvraient le marécage se propageait avecune rapidité terrible et gagnait la forêt qui disparaissait déjàsous un épais nuage de fumée.

Peter David qui, sans réfléchir, s’étaitélancé au milieu du brasier, aperçut bientôt Betty, attachée autronc d’un érable avec des cordes et entourée d’un cercle de feuqui allait sans cesse en se rétrécissant.

À demi asphyxiée, la malheureuse n’avait plusla force d’appeler au secours. Peter coupa rapidement les cordes,chargea Betty sur ses épaules et sous une pluie de flammèches etd’étincelles parvint à rejoindre ses camarades.

Tout le monde d’ailleurs dut fuir devantl’incendie qui prenait de grandes proportions et se réfugier del’autre côté d’un étang qui offrait aux flammes un obstacleinfranchissable.

Là on s’occupa de ranimer Betty et de panserles brûlures qu’elle portait aux mains et au visage.

John Jarvis et ses hommes durent attendre deuxlongues heures avant de pouvoir passer. Heureusement l’incendie,limité par les eaux du marécage, se localisa de lui-même. Puis lesplantes aquatiques desséchées, après avoir jeté de hautes flammesclaires, s’étaient éteintes comme un feu de paille. Seuls les grosarbres qui entouraient la ferme continuaient à brûler.

À midi tout était terminé.

John Jarvis eut la satisfaction de voirrepartir indemnes dans le car qui les avait amenés tous les hommesqui avaient fait partie de cette expédition de police. Un seul,celui qui avait été blessé à l’épaule, était assez sérieusementatteint.

D’ailleurs ils étaient presqu’aussi satisfaitsd’avoir contribué à la mort du redoutable bandit que de la façonroyale dont ils avaient été payés de leur peine.

S’ils avaient pris Klaus Kristian vivant, ilseussent certainement procédé à son exécution sommaire et l’eussentlynché sans miséricorde.

Betty avait été déposée avec précaution parPeter David dans l’automobile et le Noir lui faisait absorberquelques cuillerées d’un cordial énergique.

John Jarvis n’attendait plus que le retour deFloridor pour reprendre le chemin d’Isis-Lodge. Le Canadien étaiten effet demeuré eu arrière du reste de la troupe et le détectivecommençait à s’inquiéter de l’absence prolongée de son fidèlecollaborateur lorsqu’il le vit accourir tout essoufflé.

– Dépêche-toi donc, lui cria-t-il,j’allais aller à ta recherche. Pourquoi donc es-tu resté silongtemps ?

– J’ai eu la curiosité de retournerjusqu’à la ferme pour voir s’il ne s’était produit rien denouveau.

– Eh bien ?

– Le cadavre de Klaus Kristian avaitdisparu. Que pensez-vous de cela ?

– C’est en effet assez singulier, murmurale détective devenu soucieux. Je ne suppose pourtant pas que lesbandits qu’il commandait veuillent lui faire des obsèquessolennelles.

– Ce n’est pas cela, dit le Canadien, jecrois moi, tout simplement, que les amis aussi bien que les ennemisde Klaus Kristian veulent être bien sûrs qu’il est réellementmort ; ils ont voulu le vérifier par eux-mêmes, de visu.

– Tu as raison c’est la seule explicationplausible. Enfin, de toute façon, nous voilà débarrassés de cemisérable.

Tout en parlant Floridor avait remis le moteuren marche. On reprit le chemin d’Isis-Lodge. John Jarvis avait hâted’annoncer sa victoire à Miss Elsie qui elle-même, attendait savenue avec une grande impatience.

Installée sur la plus haute terrasse du palaiset armée d’une longue-vue, elle guettait le retour de l’auto. Sitôtqu’elle l’eut aperçue, elle sauta dans l’ascenseur et atteignit levestibule au moment même où John Jarvis en franchissait leseuil.

– Le docteur est-il capturé ?demanda-t-elle anxieuse.

– Mieux que cela, il est mort, vouspourrez désormais dormir tranquille.

– J’ose à peine y croire…

– Et je vous apporte encore une bonnenouvelle, nous avons retrouvé et délivré Betty, non sans mald’ailleurs, les bandits étaient en train de la faire brûlervive.

– Pauvre Betty, murmura la jeune filleavec émotion, comment pourrai-je la récompenser !… Oùest-elle ? Je veux la voir !…

– Vous la verrez après le breakfast,répliqua gaiement Oliver Broom qui venait d’entrer à l’improviste.Vous oubliez que nous sommes encore à jeun, et que votre protégéeest dans le même cas.

Le vieux roi de l’acier, maintenantcomplètement rétabli, avait offert son bras à la jeune fille etl’on passa dans la salle à manger où se trouvaient déjà le banquierRabington et Floridor.

C’était une des pièces les plus somptueuses dupalais. Les murailles étaient tendues de cuir gaufré, doré etcolorié, de précieux bahuts et des vaisseliers arrachés à la Franceet à l’Italie, étalaient des verreries chatoyantes, des faïences etdes porcelaines d’une valeur inestimable. Par les hautes fenêtresqu’encadraient des rideaux de brocatelle aux plis cassants retenuspar des câbles d’or, des vitraux gothiques versaient une lueurmystérieuse. Ils représentaient les Noces de Cana, la Pêchemiraculeuse, le Festin des Centaures et des Lapithes et le Banquetde Nabuchodonosor. La table et les sièges, en ébène incrustéd’ivoire et de pierres dures étaient de véritables pièces de musée,des chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne. Aux quatre angles degigantesques amphores en cristal de roche, remplies de glace,répandaient une fraîcheur délicieuse. Enfin le lustre en cuivremartelé était une merveille de l’art hollandais au XVIesiècle.

Le menu était digne de ce splendide décor, carle maître de la maison était aussi érudit en cuisine que dans touteautre branche du savoir. À côté des mets classiques nous citeronspour mémoire à titre de curiosité un rôti de nandou farci debécassines et présenté sur un lit d’ignames à la sauce caraïbe etles queues de jeunes alligators lardées et truffées, qui malgréleur légère odeur de musc, sont, au dire des connaisseurs, un régalincomparable[4].

Miss Elsie toucha à peine aux mets que luiprésentait solennellement dans les plats en or massif au chiffred’Oliver Broom un maître d’hôtel à l’attitude imposante. Dès ledessert qui offrait au milieu des massifs d’orchidées parant latable une étonnante variété de tous les fruits que produisent lestropiques, la jeune fille s’était levée et avait couru à la chambrede Betty.

La fidèle camériste avait eu, somme toute,plus de peur que de mal. Les brûlures du visage étaient sansgravité, seules celles des mains étaient sérieuses. Peter Davidavait profité de la circonstance pour rendre à la jeune fille tousles soins, tous les petits services d’un adorateur dévoué. Il luiavait découpé sa viande, l’avait fait boire avec toute lagalanterie dont peut être capable un nègre amoureux.

Déjà remise des violentes émotions qu’elleavait éprouvées, Betty se laissait servir avec nonchalance. Envoyant entrer Elsie, Peter David battit précipitamment enretraite.

Betty était une robuste Irlandaise dont lesjoues roses, les yeux d’un bleu très clair et les tresses blondesformaient un étrange contraste avec les faces basanées noires oubistrées des naturels du pays. Sans être jolie elle avait unephysionomie ouverte et, comme beaucoup d’Irlandaises, très gaie. Enapercevant sa maîtresse elle s’était levée d’un bond pour aller àsa rencontre.

– Ne te dérange pas, dit la jeune fille,je suis bien heureuse de voir que tu as pu t’échapper. Vraiment, jete croyais morte et j’en ai eu beaucoup de chagrin.

– Miss Elsie est trop bonne ! Et jesuis bien reconnaissante à miss Elsie de l’intérêt qu’elle metémoigne.

– C’est ton fiancé, ce Noir qui sortd’ici ?

Betty devint rouge comme une cerise.

– Je ne lui ai rien promis,murmura-t-elle avec embarras, je ne sais pas encore ce que jedéciderai… mais, vraiment, quel dommage que ce soit un Noir !Je puis dire que, sans lui, je ne serais pas vivante à l’heurequ’il est.

– Il se jetterait dans le feu pour t’êtreagréable ?

– Il l’a fait, pas plus tard que cematin.

Elsie ne put s’empêcher de sourire.

– La reconnaissance, dit-elle, te ferapeut-être oublier le teint un peu foncé de ton adorateur. C’est àtoi de réfléchir… Pour le moment parlons de ta captivité. Je veuxque tu me racontes tes aventures chez les bandits. Et d’abordcomment se sont-ils emparés de toi ?

– Miss Elsie n’a pas oublié dans quellesituation tragique nous nous trouvions, Mr Oliver était àl’agonie et nous étions gardées à vue par les bandits de KlausKristian.

« Un soir, j’avais réussi à m’échapperpour jeter à la poste une lettre adressée à Mr Rabington, jerevenais tout heureuse d’y avoir réussi, en suivant la grande routequi mène à Isis-Lodge, quand je fus appréhendée par deux Noirs quime bandèrent les yeux, me bâillonnèrent et me jetèrent dans unecamionnette.

« On ne me rendit l’usage de mesmouvements que lorsque nous fûmes arrivés à la ferme abandonnée quiservait de repaire aux bandits.

« Pendant plusieurs mois j’ai subil’esclavage le plus dur. Accablée d’injures, de menaces et parfoisde mauvais traitements, j’avais à veiller à la nourriture et àl’entretien d’une trentaine de coquins tous plus exigeants et plusbrutaux les uns que les autres.

« J’étais désespérée.

– Tu n’as pas essayé det’enfuir ?

– Impossible, il eût fallu traverserd’immenses marécages, et des lacs de boue dont tous les passagesétaient soigneusement gardés.

« Je ne sais ce que je serais devenue siPeter David ne m’avait prise sous sa protection. Grâce à lui,personne n’osa me manquer de respect, bien que je fusse la seulefemme au milieu de cette bande de voleurs de grand chemin. Je finispar faire comprendre à Peter qui souffrait beaucoup d’être associéà de pareils misérables qu’il aurait tout intérêt à aller trouverMr John Jarvis dont il m’avait fait connaître la présence àIsis-Lodge.

– J’ai de grandes obligations envers toi,dit Elsie, très touchée de ce récit – à travers lequel elledevinait bien des choses que Betty n’avait pas osé raconter – c’estpar dévouement pour moi que tu as enduré toutes ces souffrances.Demande-moi ce que tu voudras, je te l’accorderai.

– Promettez-moi de me garder toujoursavec vous, murmura la jeune fille, c’est tout ce que je désire.

– C’est entendu, et si tu veux épouserton Noir, je le prendrai à mon service, et c’est moi qui me chargede ta dot !

Betty demeurait hésitante.

– J’ai beaucoup d’affection pour Peter,mais il y a dans ce pays un tel préjugé contre lescoloured-men…

– Tu réfléchiras… Tu comprends que sur cesujet je ne puis te donner aucun conseil…

« En attendant j’ai déposé trente milledollars en ton nom à la banque de Mr Rabington… »

Vive et légère comme un oiseau, Elsie avaitdéjà disparu sans écouter les remerciements de sa dévouéechamber-maid. Depuis qu’elle était sûre de la mort de KlausKristian, elle se sentait allégée d’un poids énorme.

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