Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

Dixième épisode – LES SIGNAUXMYSTÉRIEUX

CHAPITRE PREMIER – UNE ARRESTATIONDIFFICILE

Dans une crique déserte de la plage deCliff-House, à huit milles de San Francisco, une embarcation venaitd’atterrir. Les deux hommes qui en descendirent ne prirent même pasla peine de la haler sur le rivage.

Tous deux semblaient en proie à une violenteémotion et ils se dirigèrent en courant vers l’intérieur des terressans regarder derrière eux, sans se soucier d’emporter diversobjets déposés au fond de la barque et parmi lesquels figuraientune grosse Bible, un registre, un bout de cierge et un long couteautaché de sang.

Le costume des deux fugitifs, d’ailleurs, eûtjustifié par son étrangeté les suppositions les plusextraordinaires.

L’un, un homme dans la force de l’âge, dontles biceps très développés, le deltoïde et les pectoraux saillantsannonçaient une grande vigueur, n’avait pour tout costume qu’uncaleçon de bain.

L’autre – un étique adolescent dont le visageosseux, au nez crochu, au menton en galoche, aux petits yeuxverdâtres, offrait un comique irrésistible – était affublé d’unsurplis de ministre protestant, froissé et trempé d’eau de mer,par-dessous lequel il portait un complet à carreaux d’assez bonnecoupe, mais de nuance voyante.

– Ouf ! s’écria le premier de cesdeux étranges personnages, en atteignant la crête d’une haute dunede sable, je voudrais bien m’arrêter pour souffler un peu. Je suistout en sueur !

– Ce n’est pourtant pas le moment des’amuser, répondit l’autre avec une grimace. Descends au moinsjusqu’au bas de la pente. D’ici on t’apercevrait de deux milles dedistance.

– Merci du conseil : mais, pour toncompte, tu ne ferais pas mal d’enlever ton surplis.

– Ma foi, je n’y pensais plus ! Jevais le rouler en boule et l’enterrer dans le sable. Ce n’est pasla peine de laisser en évidence ce respectable vêtement.

Le maigre adolescent tout en parlant s’étaitdébarrassé du compromettant surplis et l’avait déjà enfoui dans lesable de la dune en l’assujettissant, pour plus de précaution, avecune grosse pierre.

– Maintenant, fit-il en s’esclaffant, jesaurai où le retrouver quand j’en aurai besoin !

Son compagnon ne parut nullement disposé àmontrer la même jovialité.

– Je n’ai pas envie de rire, moi,grommela-t-il. On est sûrement en train de nous courir après… Siseulement j’avais des habits !…

– Je vais tâcher de t’en trouver.

– Si tu fais cela, mon vieux Dadd, jedirai que tu as du génie.

Les deux fugitifs continuèrent de suivre enmarchant aussi vite que possible, une gorge étroite qui séparaitdeux monticules plantés de maigres arbustes courbés par le vent dela mer. Ils atteignirent bientôt un bouquet d’arbres au milieuduquel s’élevait une maisonnette en bois.

– Voilà peut-être un tailleur pour toi,fit Dadd facétieusement.

– J’en doute fort.

– Nous allons bien voir, mon brave Toby,il faut en courir la chance.

– Mais comment vas-tu t’yprendre ?

– Cela dépendra des circonstances, toutce que je te demande, c’est de me laisser parler.

En approchant, ils reconnurent que la maisonde bois était une épicerie buvette, derrière les vitres de lafenêtre s’alignaient des bocaux remplis de gâteaux moisis et desucreries agglomérées en un seul bloc au fond du récipient, defaçon à rappeler certaines couches géologiques, enfin des boîtes àthé rouillées et quelques bouteilles de sirop.

À la seule inspection de ce modeste stock demarchandises, il était facile de voir que le commerce ne prospéraitguère et on se demandait avec curiosité quelle sorte de clientèlepouvait bien exister dans ce désert.

Dadd et son compagnon, sans s’arrêter à cesréflexions, entrèrent délibérément dans la boutique et demandèrentdeux citronnades à la débitante, une brave femme aux cheveux gris,qui parut aussi surprise qu’émerveillée de l’apparition de deuxclients, dont un, en caleçon de bain.

Elle s’empressa de les servir sans essayer des’expliquer cette anomalie.

– Voilà une des meilleures citronnadesque j’aie jamais bues, fit Dadd avec aplomb, voulez-vous, s’il vousplaît, nous en servir une autre ?

Il se pourléchait les lèvres avec une grimacesi drôle que la débitante ne put s’empêcher de rire.

– Vous riez, reprit-il gravement, est-ceparce que mon ami se présente à vous, au caleçon près, dans lesimple costume de notre père Adam ? Sa mésaventure n’apourtant rien d’amusant. Savez-vous que pendant qu’il était entrain de prendre son bain, des coquins se sont emparés de tous sesvêtements et de son portefeuille qui contenait cinq milledollars !

– Vraiment, ce gentleman n’a pas dechance, murmura l’hôtesse apitoyée.

– Ce qui l’ennuie le plus, c’est qu’iln’est même pas en état de gagner la gare, ni d’aller au poste depolice pour porter plainte. Vous pouvez nous sortir d’embarras.

Dadd montra du doigt un chapeau de pailleaccroché au mur et que son œil de lynx avait aperçu dès enentrant.

– Prêtez-nous des vêtements appartenant àvotre mari, je vous donne ma parole de gentleman que vous serezlargement indemnisée.

Et comme la débitante paraissait hésiter.

– Tenez, fit-il en tirant de sonportefeuille un billet de cent dollars, prenez cela et cédez-nousen échange un vieux complet et une chemise.

– Et des souliers, ajouta Toby, quijusqu’alors n’avait pas ouvert la bouche.

La vue du billet de banque avait produit surla bonne femme un effet magique.

– Vous aurez aussi chacun unchapeau ! dit-elle généreusement.

– Marché conclu alors, mais par exemple,dépêchons-nous, plus tôt mon ami sera habillé, plus vite il pourraêtre rendu au bureau de police.

– Par le temps qui court, ajouta Tobyeffrontément, les honnêtes gens ne sont plus en sûreté de leurvie !

Il n’y avait guère besoin de stimuler le zèlede l’hôtesse qui n’avait peur que d’une chose, c’est que cesclients inespérés ne se repentissent de leur marché.

– Je vais vous donner un complet de monmari qui travaille aux docks. Dame ce n’est que de la toile, maisil est encore tout propre et il ira comme un gant à ce gentleman,et avec cela une bonne chemise de coton qui n’a pas été portée plusde cinq à six fois.

Elle grimpa au premier étage avec la vivacitéd’une jeune fille, et redescendit bientôt annonçant à Dadd que sonami pouvait monter s’habiller, qu’il trouverait les effets poséssur le lit.

Cinq minutes plus tard Toby revenait vêtu d’uncomplet de coutil jaune, coiffé d’un feutre usagé et chaussé debrodequins à clous. Dadd fit son affaire du chapeau de paille.C’est avec force salutations et compliments qu’ils prirent congé dela charitable débitante. Elle ne les laissa partir qu’après lesavoir forcés d’accepter un verre de whisky, dont, malgré la policeelle conservait en grand mystère une bouteille « pour les casde maladie ».

– Tout va bien, murmura Dadd, quand ilsfurent à quelque distance de la maisonnette. Je crois que nous nousen tirerons encore cette fois.

– Oui, fit Toby, qui paraissait beaucoupmoins rassuré, mais il s’agit de ne pas moisir ici. Et d’abord,comment allons-nous regagner Frisco ?

– Ce ne sera toujours pas par le cheminde fer, la gare doit être occupée par les détectives de JohnJarvis.

– As-tu une idée ?

– Le plus prudent est de faire à pied, aumoins la moitié de la route, en coupant à travers le bois que tuaperçois en face de nous.

– Peut-être, vaudrait-il mieux nouscacher jusqu’à la nuit, dans un buisson ou dans quelque trou derocher.

– Mauvais ! grommela Dadd ensecouant la tête. Je suis sûr que tout ce coin de la grève va êtrefouillé. Il faut nous éloigner le plus possible de la mer. C’estune question de simple bon sens !

Dadd, malgré son jeune âge, avait sur Toby unecertaine autorité, et il n’eut pas de peine à convaincre celui-ci.Tournant le dos au rivage, tous deux continuèrent à marcher, ouplutôt à courir dans la direction du bois.

Ils n’en étaient plus qu’à une centaine deyards, lorsqu’une dizaine d’hommes, que dirigeait Floridor,sortirent brusquement de derrière les buissons et les troncsd’arbres où ils s’étaient embusqués et s’élancèrent vers les deuxbandits, le browning au poing.

– Ce sont eux ! criait le Canadien.En avant ! Nous les tenons !…

– Sauve qui peut ! dit rapidementDadd à Toby. Divisons-les ! Rendez-vous ce soir au tripot dupère Chichirinello !

Agile et maigre comme un clown, Dadd filad’abord en ligne droite dans la direction du nord sans se soucierdes balles qui grésillaient autour de lui, puis, par un crochetinattendu, il revint brusquement vers le bois et se faufila entreles buissons qui le mettaient – provisoirement du moins – à l’abrides projectiles.

La moitié des hommes de Floridor s’étaitélancée vers le bois ; l’autre moitié poursuivait chaudementle second bandit qui, lui, s’était dirigé du côté de la mer. Laruse de Dadd avait donc obtenu le résultat qu’il en espérait,diviser la troupe des poursuivants et par conséquent diminuer leurnombre de moitié pour chacun des fugitifs.

Toby Groggan détalait comme un cerf ; oneût dit que ses pieds ne faisaient qu’effleurer le sol, comme s’ileût eu des ailes aux talons. Il passa, avec la vitesse d’un bouletde canon, en face de la maison où il avait acheté des vêtements, eteut bientôt fait de mettre entre ses adversaires et lui plusieursde ces monticules de sable que séparaient des gorges profondes.

La tête haute, la poitrine bombée, les coudesau corps Toby courait avec méthode, comme un véritable sportsman.Malheureusement pour lui, il avait affaire à forte partie.

Parmi les personnes de bonne volonté quis’étaient offertes pour donner la chasse aux assassins de Miss RosyGryce se trouvaient deux jeunes gens qui s’étaient récemmententraînés pour une course à pied, l’un d’eux était même titulairede différents prix dans des matchs de footing.

Cet adversaire redoutable ne tarda pas àgagner du terrain et bientôt il ne fut plus qu’à une dizaine demètres de Toby.

Ce dernier se vit perdu. Alors il simula lafatigue, courut moins vite et se laissa rejoindre. Mais au momentoù le coureur poussait déjà un cri de triomphe en lui mettant lamain sur l’épaule, il se retourna avec la vitesse de l’éclair etpar une de ces manœuvres traîtresses que connaissent lesmalfaiteurs de profession, il lui fractura le tibia gauche d’uncoup sec de son talon ferré, lancé obliquement de toute saforce.

– Toi, au moins tu ne m’embêteras plus,ricana-t-il.

Il bondit de nouveau à travers les dunes mais,quelques minutes plus tard, un nouvel ennemi était près de lerejoindre, et celui-là était armé et, furieux de ce qui étaitadvenu à son camarade, ne paraissait nullement disposé à se laisserprendre au même piège que celui-ci.

Sitôt qu’il fut à portée, il cria à Toby delever les mains et, le mettant en joue, lui ordonna des’approcher.

Le bandit fit d’abord semblant d’obéir maisarrivé tout auprès de son adversaire, il lui saisit le poignet àl’improviste et le força de laisser tomber son browning. Au mêmeinstant il lui décochait un terrible coup de tête dans le ventre etl’envoyait rouler en bas de la dune, vomissant le sang à flots.

Toby s’était emparé du browning et maintenantil considérait la partie comme gagnée. Il entendait de loin lescris de Floridor et de ses hommes demeurés très en arrière, et ilpensa qu’ils perdraient encore beaucoup de temps à ramasser et àsoigner les deux blessés.

Il continua donc à courir, mais en ménageantses forces et sans trop se presser.

Il allait atteindre le sommet d’un de cesmonticules de sable qui se continuaient sans interruption jusqu’aurivage, quand il se rejeta brusquement en arrière.

Une troupe de marins commandée par lecapitaine Rampal venait de débarquer dans la crique grâce à la yolede la goélette. Toby était pris entre deux feux, et il ne s’enétait fallu que de quelques secondes pour qu’il fût aperçu par lesnouveaux arrivants.

Il regarda autour de lui avec un désespoirmêlé de rage. De toutes parts la retraite lui était coupée.

Quand il aurait épuisé les cinq cartouches quilui restaient à tirer, il serait immanquablement tué ou pris.

À chaque minute qui s’écoulait, les marins serapprochaient. Ils n’étaient plus qu’à une centaine de yards, et,autour de lui, les dunes stériles et sans cesse déplacées par lesvents du Pacifique n’offraient ni un buisson, ni un rocher qui eûtpu lui servir de cachette.

Il grinça des dents avec fureur, ses yeuxs’injectaient de sang.

– J’en descendrai toujoursquelques-uns ! grommela-t-il entre ses dents, ils ne m’aurontpas vivants !…

Tout à coup ses traits se détendirent, unefaible lueur d’espérance se levait dans son âme agitée.

Au fond de la gorge où il se trouvait, à labase même du monticule, il avait aperçu un trou, qui pouvait êtrel’ancien terrier d’un renard ou d’un chien sauvage. Pourquoi nes’enfouirait-il pas dans cette tanière, comme font les bêtestraquées. Il lui restait une chance sur dix de n’être pas aperçupar ceux qui le poursuivaient.

Sans hésiter, sans réfléchir, il se jeta àplat ventre et s’insinua à reculons dans le terrier, dominé en cetinstant par la seule crainte que quelque bête, sortant desprofondeurs de sa retraite, ne vînt lui ronger les pieds, pendantqu’il était ainsi immobilisé.

Quand toute sa personne eut ainsi disparu dansl’étroite galerie souterraine, il provoqua un léger éboulement àl’entrée de façon à devenir entièrement invisible, mais comme ilfallait qu’il respirât, il se fraya, en allongeant le poing, untrou juste assez grand pour lui servir de prise d’air.

Deux fois cette espèce de fenêtre fut obstruéepar le sable que le vent faisait tourbillonner.

– C’est une chance, pensa-t-il, le cœurpalpitant d’une angoisse mortelle, ces tourbillons vont effacertoutes mes traces. Si les détectives n’ont pas de chien avec eux,ils ne me trouveront pas !

Au-dessus de sa tête, au sommet du monticule,il entendait les cris et les jurons des matelots, quiinterpellaient les hommes de Floridor et manifestaient leursurprise de la disparition du bandit.

Plus mort que vif, Toby se compara à la bêtetraquée, qui terrée au fond de son gîte entend approcher leschasseurs.

Cependant son stratagème eut un plein succès.Il ne vint à aucun de ses adversaires l’idée que celui qu’ilscherchaient pût être dissimulé, sous ce fin et poudroyant sablerouge, que la brise soulevait autour d’eux en épais nuages.

Après une longue discussion, ils supposèrentque le bandit avait dû gagner la falaise rocheuse qui s’élevait àgauche de la crique, ils se dirigèrent de ce côté.

Pendant ce temps, Dadd se faufilait de buissonen buisson et d’arbre en arbre, dans le bois où il s’était réfugié,mais il comprenait que ce jeu de cache-cache ne pourrait seprolonger indéfiniment, et il cherchait dans sa cervelle matoisequelque stratagème inédit.

En fin de compte – les ruses les plus simplessont parfois les plus efficaces – il réussit à prendre une certaineavance et en profita pour escalader le tronc d’un de cesgigantesques séquoias, dont il existe encore un certain nombre enCalifornie, malgré l’acharnement avec lequel on s’est efforcé deles détruire.

On sait que certains de ces conifèresatteignent une hauteur extraordinaire ; ce sont les plusgrands arbres de l’univers, le « roi des Étoiles » dansle parc de Mariposa a cent vingt-deux mètres de haut, le« Grizzly » cent dix mètres, juste le double de lahauteur de la tour St-Jacques.

Le séquoia qu’avait escaladé Dadd, sanss’égaler à ces géants, avait quarante mètres de haut et sesbranches touffues abritaient tout un peuple d’oiseaux etd’écureuils. Dadd grimpa aussi haut qu’il put et s’installacommodément dans une espèce de fauteuil naturel que formaient deuxbranches fourchues.

À travers le feuillage, il apercevait lemagnifique panorama de l’océan et de la plage et il assista – secomparant lui-même à un spectateur confortablement installé dans saloge – à la chasse mouvementée que l’on donnait à son complice etil constata avec une malicieuse satisfaction que ce dernier avait,lui aussi, réussi à dépister ses ennemis.

Pour son propre compte, il pensait n’avoirrien à craindre, il avait accompli son escalade sans être vu etsans faire beaucoup plus de bruit qu’un des gros écureuils gris quis’ébattaient sur les branches voisines.

Pendant quelque temps, il s’amusa d’entendre,au-dessous de lui, les exclamations de dépit de ceux qui lecherchaient, en battant consciencieusement les buissons et entirant des coups de revolver.

– Ils jettent leur poudre aux moineaux,se dit-il philosophiquement, ils finiront bien par en avoirassez.

En effet, vers le milieu de la journée, criset détonations avaient cessé et le bois était retombé dans lesilence, mais Dadd était prudent. Il décida sagement de ne quitterson perchoir qu’à la nuit close.

Pour tuer le temps et aussi pour tromper lafaim dont il commençait à ressentir les premiers tiraillements, ils’amusa à dévaster les nids des écureuils où il trouva en abondancedes noix de cajou, des cacahuètes, des amandes de pin pignon etd’autres menus fruits.

Ensuite, il fuma une pipe, compta et recomptales bank-notes qu’il avait en portefeuille, mais en dépit de cesdistractions ingénieuses, les heures lui parurent d’une longueurmortelle, et ce fut avec un véritable soulagement qu’il vit lesoleil disparaître derrière les flots du Pacifique.

– Ce n’est pas trop tôt !murmura-t-il, en s’étirant ; je me sens les jambesankylosées.

Il commença à descendre avec précaution etatteignit le sol sans accident.

– Je vais en être quitte pour unepromenade au clair de lune, se dit-il, ça aurait pu finir plusmal.

Mais il avait à peine fait quelques pas qu’unjet aveuglant de lumière électrique le frappait au visage, en mêmetemps qu’une grêle de coups de feu, qui semblaient partir de tousles coins du bois, hachait les feuillages autour de lui. Des crisretentissaient de tous côtés.

– C’est lui ! Arrêtez-le !…

– Je savais bien qu’il n’était pas sortidu bois.

– À vous, tirez dessus !…

– À droite le projecteur !

– Ne le laissez pas rentrer dans lebois.

Le cône de lumière qui évoluait tout autour delui, et fouillait les coins les plus obscurs des buissons, gênaiténormément Dadd dans sa fuite. Il avait beau s’abriter derrière lestroncs, les rayons du puissant projecteur dont Floridor avait eul’idée de se munir, dénonçaient chacun de ses mouvements etl’entouraient d’une auréole livide, qui donnait aux tireurs toutefaculté pour viser.

Le fugitif comprit que la situation étaitdésespérée. Déjà une balle avait emporté son chapeau de paille, uneautre lui avait éraflé le mollet, de plus il était à bout desouffle.

Il était arrivé à un épais taillis. À deux pasde lui une balle coupa net une branche de tulipier.

– Je suis mort ! cria Dadd en selaissant tomber à terre de toute sa hauteur, bien qu’il n’eût éténullement touché.

À terre il se trouvait en dehors du cône delumière émané du projecteur. Il rampa doucement jusqu’à ce qu’il setrouvât de l’autre côté du massif. Alors il se releva et certainque le feuillage dissimulait ses mouvements, il fila en droiteligne vers des champs et des jardins qu’il apercevait confusément àla lisière du bois.

Ses ennemis avaient perdu sa piste et lecherchaient dans le bois pendant que le dos courbé, il traversaitun champ de maïs.

Parvenu à l’extrémité, il avança avecprécaution la tête en dehors des hautes touffes et regarda ;la lune venait de se lever. Sa pâle clarté montrait à deux centsmètres de là, sur la droite, la silhouette d’un homme armé d’unecarabine.

Dadd se tourna vers la gauche. Là aussi il yavait une sentinelle.

– Ah çà ! ricana-t-il, ils ont doncmobilisé tout un bataillon ! Ils ont décidément envie d’avoirma peau !

Des clameurs s’élevaient du côté dubois ; le rayon blanc du projecteur se démenait aux quatrecoins de l’horizon. Il fallait prendre un parti.

Dadd s’avisa alors qu’il se trouvait auprèsd’une haie qui séparait le champ de maïs de la propriété voisine etil chercha un trou dans cette haie.

Il venait d’en découvrir un quand la voix d’undes hommes en sentinelle arriva jusqu’à lui.

– Il n’est certainement pas venu de notrecôté, disait l’homme.

– D’ailleurs, riposta l’autre, c’eût étéstupide de sa part de se diriger vers les habitations, il est bientrop rusé pour avoir agi de la sorte.

– Je suis sauvé, pensa Dadd.

Sans bruit, si doucement qu’il avait fait àpeine remuer les branches, il s’était glissé dans le jardin d’oùmontaient les pénétrants parfums des fleurs humides de rosée. Lafaçade blanche d’une villa apparaissait au-dessus des palmiers, desyuccas et des rhododendrons géants dont les feuillages métalliqueset raides remuaient doucement dans le vent du soir avec un bruitd’eau courante.

Dadd vit que les fenêtres du rez-de-chausséeétaient éclairées ; il eût bien voulu regarder à l’intérieur,mais les jalousies étaient baissées.

Il demeura un instant dans l’expectative, puisun pas fit crier le gravier des allées. Pris de panique, le fugitifgagna précipitamment une serre et se faufila par la porteentrebâillée. L’oreille tendue il écoutait. Plus un bruit. C’étaitune fausse alerte.

La serre était pleine de fleurs et de fruits.L’arôme puissant des ananas qui lui montait aux narines rappela àDadd qu’il n’avait presque rien mangé depuis la veille. Entâtonnant, il choisit un des fruits les plus mûrs, coupa non sanspeine la tige dure et résistante de la plante et se rassasia.

Il s’était assis sur une caisse pour sereposer et pour réfléchir. Son plan était simple, mais lui parutexcellent.

– Dès que tout le monde dormira danscette maison, se disait-il, je sortirai carrément par la porte, quidoit donner sur la grande route… Ce côté-là n’est sûrement passurveillé… Ici il n’y a pas de chien pour donner l’alarme… Cela iratout seul.

Il demeurait à la même place, en proie à unevague somnolence, contre laquelle il dut lutter. Des heurespassèrent, les lumières avaient disparu des fenêtres durez-de-chaussée.

Dadd eut l’impression qu’il était très tard etque tous les habitants de cette maison étaient plongés dans lesommeil. Le moment était venu d’agir.

Ses yeux s’étaient accoutumés auxdemi-ténèbres de la serre, et il avait constaté qu’ellecommuniquait avec l’intérieur de l’habitation, par uneporte-fenêtre qui n’était même pas fermée à clef.

Il pénétra sans difficulté dans un largecorridor, mais là, l’obscurité était complète. Marchant sur lapointe des pieds, tâtant les murs prudemment, Dadd se trouvait fortembarrassé. Sur le corridor donnaient plusieurs portes, il eûtfallu deviner quelle était celle qui aboutissait au vestibule et,de là, à la grande route.

Quelques minutes s’écoulèrent, mais Daddn’était pas homme à hésiter longtemps, puis, il se dit qu’à cetteheure de la nuit, le rez-de-chaussée devait être désert, et ilpoussa délibérément la porte, qui, d’après ces calculs, était labonne.

Il s’était lourdement trompé.

Dans sa précipitation, il venait de pénétrerdans une chambre de malade où une veilleuse électrique répandaitune douce lumière bleue. Sur le lit, le visage exsangue, les yeuxgrands ouverts, et comme exorbités par la fièvre, gisait une jeunefille, dont l’opulente chevelure blonde était éparpillée surl’oreiller comme une gerbe d’or. À son chevet une autre jeune fillesomnolait, un livre sur les genoux.

– Rosy ! s’écria Dadd éperdu, enreconnaissant dans la malade, sa victime du matin.

Il détala précipitamment en pestant contre lamalchance qui l’avait précisément conduit dans la maison de cellequ’il avait voulu assassiner.

À la vue du bandit, Rosy s’était dressée surson séant, les yeux hagards, la face crispée par l’épouvante.

– C’est lui ! bégayait-elle,l’assassin… celui qui m’a poignardée… il était habillé en ministre…Au secours, Nancy, défends-moi ! Il est revenu pour metuer…

Nancy, la chamber-maid de Miss Gryce,s’empressa de la recoucher et de la calmer.

– Je vous en prie, Miss, lui dit-elle, nebougez pas ! vous allez rouvrir votre blessure. Il faut resterimmobile. Promettez-moi que vous ne bougerez pas, on va s’emparerde ce gredin, cela sera vite fait !…

Nancy était une fille courageuse. Elle saisitle browning que Mr Gryce avait oublié sur la table, ets’élança dans le couloir, après avoir tourné le commutateur.

Elle vit Dadd qui s’enfuyait vers laserre.

Dans son obstination à trouver une sortie ducôté de la rue, il avait perdu plusieurs minutes à essayer d’ouvrirles autres portes qui, toutes, étaient fermées.

Il comprit qu’il n’avait plus qu’uneressource : c’est de s’en retourner par le même chemin qu’ilavait pris pour entrer.

Mais il était trop tard. Au moment où ilallait sortir de la serre, Nancy fit feu et Dadd, atteint à lacuisse, s’affaissa en poussant un cri de douleur.

Déjà, éveillés par le bruit de la détonation,Mr Gryce et ses domestiques accouraient. En un clin d’œil lebandit fut mis hors d’état de nuire.

Après qu’on eut pansé sa blessure, il futplacé sur un lit de sangle et gardé à vue, en attendant l’arrivéedes magistrats.

Dès le matin il était conduit à San Franciscosous bonne escorte et mis en cellule.

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