Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE III – DANS LES CRYPTES DEL’OPIUM

Minuit venait de sonner à la grande horlogeélectrique de la Central-Bank lorsque John Jarvis et son dévouésecrétaire, le Canadien français Floridor Quesnel, pénétrèrent dansle quartier chinois dont les ruelles sordides éclairées de loin enloin par des lanternes de papier exhalaient les parfums du musc, del’opium et du gingembre, mêlés à la révoltante puanteurd’immondices de toute sorte.

Ils venaient de s’arrêter devant la façade àpeine éclairée d’une maison de thé, à l’enseigne de « la Tourde porcelaine », lorsqu’un Noir dépenaillé, surgi d’un anglesombre, remit un papier plié en quatre au détective et disparutsans avoir prononcé une parole. John Jarvis sans manifester aucunesurprise de ce message que, sans doute, il attendait, déploya lepapier et lut à la clarté de sa lampe électrique de poche :« Le cadavre du Chinois a été reconnu par son frère etidentifié. C’est celui d’un coolie nommé Ping-Fao, qui avait touchéle matin même une somme importante. »

– C’est certainement l’homme que j’ai vuce matin à la banque, déclara Floridor. L’affaire s’embrouille deplus en plus !

– Il me semble, à moi, au contraire, quenous sommes bien près d’en tenir la solution…

John Jarvis tambourina d’une certaine façon àune petite porte, dit quelques paroles à l’oreille du boy qui vintouvrir et fut introduit dans un long couloir ténébreux, àl’extrémité duquel brillait une faible lumière. À la suite du boy,les deux détectives descendirent un escalier d’une trentaine demarches et traversèrent une cave encombrée de caisses et detonneaux. Une lourde porte roula sur ses gonds, en même temps quel’âcre odeur de l’opium les prenait à la gorge.

Ils se trouvaient dans une vaste salleentièrement tendue d’une étoffe rouge et dont le fond était diviséen boxes, munis de matelas, qui permettaient aux fumeurs des’isoler. Des lanternes de papier bleues et vertes jetaient uneclarté indécise ; elles avaient la forme de poissonsfantastiques qui semblaient nager dans l’atmosphère épaisse etsurchauffée.

Près de l’entrée, une sorte de poussah ausourire facétieux, aux yeux fendus en tirelire, se tenait à uncomptoir encombré de pipes, de petites lampes et de boîtes demétal. Ce personnage qui connaissait parfaitement le détective lesalua d’une profonde révérence.

– Vos illustres seigneuries, dit-il avectoute l’emphase de la politesse chinoise, désirent sans doutegoûter aux incomparables voluptés de l’opium. Elles ne pouvaientchoisir une meilleure occasion : je viens précisément derecevoir des Indes une caisse de qualité supérieure, digne de lapipe d’un mandarin.

– Nous ne sommes pas venus pour cela,vieux filou, déclara Jarvis d’un ton bref, mais pour voir s’il n’ya pas dans ta caverne un assassin que nous recherchons.

– Il ne vient ici que des personnesparfaitement honorables, répliqua le Chinois avec une feinteindignation, la fleur de la colonie chinoise ; ce n’estcertainement pas ici que vos nobles seigneuries trouveront lebandit qu’elles cherchent !

– C’est ce que nous allons voir.

Sans vouloir en entendre davantage, ledétective s’était dirigé vers le fond de la salle, et lentement,comme s’il eût cherché une place vide, il examinait avec attentionles occupants de chacun des boxes. Beaucoup, les yeux blancs, laface plombée, gisaient assommés par la drogue, d’autres étaient siabsorbés par le soin de préparer leurs pipes, qu’ils nes’aperçurent même pas de la présence de John Jarvis. Celui-ci étaitarrivé jusqu’au bout de la rangée sans découvrir celui qu’ilcherchait.

Il allait recommencer son examen en revenantsur ses pas, quand un fumeur, vêtu d’un complet neuf à carreaux,coiffé d’un chapeau mou et les yeux protégés par de vastes lunettesfumées, se leva en titubant et se dirigea vers le comptoir enpassant habilement derrière le détective.

Il cherchait visiblement à gagner la porte desortie, mais il renonça à son projet à la vue de Floridor qui luibarrait le passage et il revint vers le fond de la salle.

Là il se trouva face à face avec JohnJarvis.

– Wang-Taï !

Et d’une formidable tape, le détective faisaitvoler au loin le chapeau et les lunettes qui servaient dedéguisement à l’assassin. Le visage du Chinois n’avait plus cemasque de stupidité qui avait si longtemps fait illusion à laseñora Ovando. Il était illuminé d’une ruse et d’une méchancetéinfernales.

Se voyant découvert, il avait fait un bondformidable vers la partie la plus obscure de la salle ;tournant le dos à son adversaire, il fouilla dans sa poche en mêmetemps qu’il baissait la tête avec un geste bizarre.

– Haut les mains ! cria le détectivequi crut que le bandit cherchait une arme.

Mais au moment même, un coup de feu parti d’undes boxes, atteignit Wang-Taï à la tempe. Le misérable pivota surlui-même, battit l’air de ses bras et roula à terre, raidemort.

Instantanément toutes les lumières s’étaientéteintes ; la fumerie s’emplissait d’une rumeur de bousculadeset de cris étouffés.

– Je suis vengé ! cria une voix dansles ténèbres.

Rapidement le détective avait manœuvré lecommutateur de sa lampe de poche. Il ne voulait pas que lesmalandrins qui l’entouraient profitassent de l’obscurité pourdépouiller le cadavre. Mais déjà la lumière était revenue, montrantla salle souterraine à peu près vide. Au bruit de la détonation,tous les fumeurs que l’ivresse ne clouait pas sur leurs matelas,pareils à de vivants cadavres, s’étaient enfuis par un passagesecret que Wang-Taï, sans doute, n’eût pas manqué d’utiliser, s’iln’avait pas été surpris aussi inopinément. Son meurtrier avait fuiavec les autres. Immobile, à son comptoir, le poussah grimaçait unsourire.

John Jarvis trouva dans les poches du mortcinq mille cinq cents dollars, les trois mille d’Ovando et les deuxmille cinq cents de Ping-Fao. Quant au diamant rouge, il avaitdisparu.

Le poussah se répandait en protestations et endoléances.

– Pourquoi, lui demanda sévèrement JohnJarvis, as-tu éteint l’électricité ? Je pourrais te fairearrêter comme complice de l’assassin dont tu as favorisé lafuite.

– Ce n’est pas moi qui ai éteint,pleurnicha hypocritement le rusé Chinois. Tous les habitués saventoù se trouve la minuterie. La même scène se reproduit chaque foisqu’il y a quelqu’un de tué ici. Puis, à cause de la police, je suisbien obligé d’avoir une sortie dérobée, sans cela personne neviendrait chez moi. Ah : si vos seigneuries m’avaient prévenude leur visite, il en eût été tout autrement, Wang-Taï eût étécapturé sans coup férir !

– Tu te moques de moi, ta cave est uncoupe-gorge et tu es un impudent coquin, qui reçois l’argent de lapolice et celui des malfaiteurs et qui trahis tout le monde… Maisil suffit. Pour le moment ce cadavre est sous ta garde. Je vaisrevenir d’ici peu avec le coroner et des policemen.

Comme les deux détectives regagnaient la rueéclairés par le boy qui les avait introduits :

– Il nous faut maintenant, dit JohnJarvis, soucieux, savoir ce qu’est devenu le diamant rouge.

Le boy, un malicieux petit singe d’unedouzaine d’années l’avait entendu.

– Si vous me donnez dix dollars, fit-il,je vous dirai où il est.

– Où est-il ?

– Aurai-je les dix dollars ?

– Oui, mais si tu as menti, jet’allongerai les oreilles de telle façon que tu t’en souviendrastoute ta vie.

– Eh bien, au moment où Wang-Taï s’esttourné vers le mur, je l’ai vu avaler quelque chose de brillant…Et, ajouta-t-il, après un moment d’hésitation, le patron l’a vuaussi et il s’est mis à rire… Vous comprenez ce que celasignifie ? Surtout ne parlez pas de moi, dites que c’est votreami qui vous a prévenu.

– C’est compris. Tiens, voilà tes dixdollars, tu es bien le plus rusé petit sapajou que j’aie jamaisvu !

Après avoir laissé s’écouler un certain temps,John Jarvis et Floridor redescendirent dans la crypte. Le poussahparut assez peu satisfait de les voir si promptement de retour,mais, sans se préoccuper de lui, le détective s’était agenouilléprès du cadavre dont il défaisait les vêtements, mais bientôt, ilse releva la mine furieuse.

– Qu’est-ce que cela signifie ?s’écria-t-il, voici maintenant que Wang-Taï a l’estomac fendu d’uncoup de couteau !

– Je ne sais… bégaya le Chinois devenulivide. Sans doute, dans les ténèbres… quelqu’un…

– Allons, fit brutalement le détective,inutile de mentir, donne le diamant tout de suite ou tu vas allerfinir ta nuit en prison !

Et comme le Chinois paraissaithésiter :

– Tu sais que rien ne me serait plusfacile que de te faire asseoir dans le fauteuild’électrocution.

Avec un profond soupir, le poussah se décida,cette fois, à tirer le diamant rouge d’une petite boîte à opium oùil l’avait caché et le tendit à John Jarvis.

– Voilà une affaire heureusementterminée, dit Floridor en riant de la mine déconfite du Chinois. Ilne nous reste plus qu’à aller chercher le coroner pourl’enquête…

– Pas encore, reprit John Jarvis, il fautque cette affaire soit complètement élucidée.

– Il me semble qu’elle l’est, murmura leChinois.

– Non, car je ne connais ni le nom del’assassin de Wang-Taï, ni les mobiles qui l’ont fait agir…

– Je ne sais rien à ce sujet…

– Il est inutile d’essayer de me tromper.Je n’ignore pas que tu es l’homme le mieux renseigné peut-être dela communauté chinoise sur les agissements de tes compatriotes.

– Votre seigneurie commet une erreurabsolue. Je suis absorbé par le souci de mon modeste négoce et jene m’occupe de personne. Je ne sais rien, je le jure !

La physionomie du poussah était devenueimpassible et fermée. Il ne répondit plus aux questions et auxmenaces que par des monosyllabes. Il paraissait décidé à ne pasparler et John Jarvis se disposait à se retirer lorsque Floridorintervint.

– Je sais où le bât te blesse, vieuxmarchand de poison, lui dit-il, tu connais fort bien le nom del’assassin ; la preuve que c’est un de tes clients habituels,c’est qu’il était parfaitement au courant du secret de la portedérobée.

– Pourquoi ne vous le dirais-je, ce nom,si je le connaissais ? fit le Chinois d’un air plein decandeur, je serais trop heureux d’être agréable à vos illustresseigneuries.

– Pourquoi, parce que tu as peur deperdre la prime que te donne la police chaque fois que tu faisarrêter un malfaiteur. Tu crains d’être devancé par nous dans tadénonciation. Sois franc, combien te donne-t-on pararrestation ?

– Vingt dollars, dit le Chinois, dont lespetits yeux bridés s’éclairèrent d’une lueur d’astuce.

– Voici vingt dollars, c’est probablementle double de ce qu’on te donne, maintenant, parle.

– J’ai des raisons de croire que lecoupable est un certain Tao, le frère de Ping-Fao, l’hommeassassiné par Wang-Taï, il a vengé son frère comme il l’avaitjuré…

Le poussah s’interrompit au bruit d’une portequi venait de se refermer doucement. John Jarvis et Floridor seretournèrent : le cadavre de Wang-Taï avait disparu.

– Deux de mes boys viennent de le déposerdans la rue, expliqua le marchand d’opium, les policemen letrouveront demain matin, supposeront qu’il a été tué dans une rixeet tout sera dit : cette manière de faire simplifie beaucouples choses.

Les deux détectives avaient hâte d’être sortisde ce coupe-gorge. Ils en finirent rapidement avec l’interrogatoiredu poussah et se retirèrent. Ce fut avec un véritable soulagementqu’ils se retrouvèrent dans la rue et qu’ils respirèrent l’air purde la nuit.

*

**

Le lendemain, vers dix heures, un des immensesclippers à voiles qui font le service entre San Francisco et lesports de la côte chinoise, commençait ses préparatifsd’appareillage et embarquait ses dernières tonnes de marchandises.Massés sur le quai une centaine de Célestes qui retournaient dansleur pays, attendaient patiemment sous la surveillance de deuxpolicemen que leur tour fût venu de monter à bord. Avant defranchir la passerelle, ils devaient montrer leurs passeports à unemployé du bureau de l’émigration qui y apposait son cachet, unautre commis faisait l’appel des noms. Près d’eux un élégantgentleman en costume de yachting fumait nonchalamment unecigarette.

– Tao ! cria le commis.

Un Chinois, vêtu de loques sordides, mais à lamine intelligente, sortit de la foule et présenta ses papiers.L’employé venait d’y apposer son timbre, lorsque le yachtman – quin’était autre que John Jarvis – lui dit quelques mots àl’oreille.

– Parfaitement, répondit l’homme – et setournant vers le Chinois – Tao ce gentleman veut te parler.

– Oui, murmura John Jarvis, j’ai quelquechose à te dire.

Tao sous les regards du détective était devenublême, ses mains tremblaient, du premier coup d’œil il avaitreconnu un des témoins du meurtre de Wang-Taï, à la fumerie d’opiumde la Tour de porcelaine. Il s’imagina qu’il était perdu, mais avecla prudence et le sang-froid de ceux de sa race, il attendit ensilence que son interlocuteur prît la parole le premier. JohnJarvis l’avait attiré un peu à l’écart.

– Tao, lui dit-il à demi-voix, j’étaisprésent quand pour venger ton frère tu as tué Wang-Taï.

– Je le devais, balbutia le Chinoisdominé par le regard impérieux du détective.

Il ajouta d’un ton si désespéré, si douloureuxque John Jarvis en fut ému :

– J’allais regagner ma patrie !…

– Je n’appartiens pas à la policeofficielle, je n’ai aucune raison de te dénoncer, mais je veuxconnaître toutes les circonstances du crime.

– Je n’oublierai rien, dit Tao avec unreste de défiance : Wang-Taï et mon frère travaillaient dansdeux plantations voisines, et avaient fini par faire connaissance.Wang-Taï plus énergique dominait complètement mon frère et j’enétais sincèrement affligé, car je savais que Wang-Taï avait dûs’expatrier à la suite de plusieurs meurtres et je devinais qu’ilen voulait surtout aux économies de son ami. C’est sur mon conseilque celui-ci les avait déposées à la banque, en même temps que lesmiennes. Nous devions retourner en Chine ensemble, après avoirpassé de compagnie, à San Francisco, notre dernière nuit de séjouren Amérique.

« Jugez de ma douleur et de ma colèrequand, en allant au-devant de mon frère, on me mit en face de soncadavre, que Wang-Taï avait muni de ses propres papiers.

« Ce fut ce qui le perdit. Je jurai detuer l’assassin. Je savais qu’il avait déposé une somme assezimportante entre les mains du tenancier de la fumerie à la Tour deporcelaine… et je supposais qu’il irait lui réclamer cet argentavant de partir. J’allai l’attendre à la fumerie pendant toute lasoirée et une partie de la nuit. Enfin il entra et j’eus la chancede n’être pas reconnu par lui. J’aurais voulu qu’il sortît afin dele suivre et de le tuer sans éveiller les soupçons.

« C’est à ce moment que votre arrivée etcelle de votre ami changèrent mes projets. Je pensai que la policeallait faire une rafle. Ma vengeance m’échappait !

« Je n’hésitai plus, j’abattis lemeurtrier de mon frère et je pris la fuite. J’ai perdu dans cetteaventure les bank-notes que le pauvre Ping-Fao avait si péniblementéconomisés sou à sou…

John Jarvis réfléchit un instant.

– Voici l’héritage de ton frère, dit-ilenfin en glissant à Tao une liasse de bank-notes. Les deux millecinq cents dollars trouvés dans les poches de l’assassint’appartiennent légitimement. Et maintenant tu es libre det’embarquer.

D’un geste, le détective coupa court auxrévérences et aux remerciements du Chinois et celui-ci se hâta demonter à bord.

Déjà les passerelles étaient retirées et lesamarres ramenées à bord. Puis les immenses voiles furentdéployées ; le pavillon étoilé fut hissé à la corne d’artimon,et le clipper, favorisé par la brise du sud-ouest, qui fraîchissaità mesure que le navire s’éloignait du rivage, cinglamajestueusement vers la haute mer. Bientôt ce ne fut plus qu’unnuage blanc au bas de l’horizon.

*

**

En revenant de l’inhumation de son mari, laseñora Ovando avait reçu la visite de Floridor qui lui avait remisles trois mille dollars et le diamant rouge. Le détective ne voulutaccepter en guise d’honoraires qu’un panier des magnifiques orangesde la fazenda.

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