Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE III – L’ENQUÊTE DE JOHNJARVIS

Le détective eut bientôt une preuve de ladocilité avec laquelle Miss Elsie suivait ses recommandations. Lelendemain même, il eut la surprise de voir annoncé dans tous lesjournaux de San Francisco le très prochain mariage de l’honorableJosias Horman Rabington, « le banquier rajeuni » et de sacharmante pupille, Miss Elsie Godescal.

Bien que ce fût John Jarvis lui-même qui eûtconseillé à la jeune fille de paraître consentir à cette union, ilse sentit le cœur serré en lisant les articles dithyrambiques queconsacraient aux futurs époux les journalistes du cru. Le banquiersurtout était porté aux nues ; on admirait sondésintéressement. Miss Elsie en effet était en comparaison de sonfiancé presque une pauvresse, sa fortune ne s’élevant guère qu’àcinq millions de dollars.

Les auteurs des articles ignoraient et JohnJarvis était un des rares à savoir que miss Godescal possédait, duchef de sa mère, dans la Nouvelle Californie, de vastes terrainsdont les récentes découvertes minières avaient centuplé lavaleur.

Le détective rejeta les journaux avecmécontentement et sortit. Il employa toute la matinée de ce jour-làà des visites chez des sollicitors ou des hommes d’affaires ;le lendemain, à la grande surprise de Floridor, il fit de longuesstations chez des tailleurs, des bottiers, des chemisiers et deschapeliers ; enfin, déguisé en chauffeur d’auto, il passaplusieurs soirées dans un cabaret fréquenté par les noirs et fit denombreuses emplettes chez divers brocanteurs juifs et chinois.

Une semaine s’écoula ainsi dans une fiévreuseactivité. Au bout de ce temps John Jarvis jugea bon de donnerrendez-vous à Miss Elsie pour la mettre au courant de sesdémarches.

La jeune fille entra comme la première foispar la porte du jardin et fut ensuite introduite dans le cabinet detravail du détective.

– J’allais venir si vous ne m’aviez pasconvoquée, dit-elle en s’installant dans le fauteuil que luiavançait Floridor, je vis dans une impatience mortelle ! Etcette honteuse comédie de fiançailles que je suis obligée de jouerpour tromper ce misérable !… Je crois que je mourrais, s’il mefallait continuer longtemps une pareille existence !…

– Prenez patience, dit John Jarvis avecun sourire encourageant, nous avons fait un grand pas dans ladécouverte de la vérité, maintenant, même si je venais à mourirsubitement cette nuit, vous êtes sûre de ne pas épouser le coquinqui s’est si subtilement glissé dans la peau de mon ami Rabington.J’ai la preuve que l’homme qui prend ce nom n’est pas le véritableRabington !

– Comment prouver une pareillechose ? demanda la jeune fille ébahie.

– Rien de plus simple. Grâce à la listede fournisseurs que je vous avais demandée, j’ai pu reconstituer lafiche anthropométrique du vrai Rabington. Sans qu’on puisse devinerdans quel but j’agissais, je me suis fait communiquer les livres oùle chemisier, le bottier, le tailleur inscrivent « lesmesures » de leurs clients habituels.

Le détective tira d’une boîte une paire degants neufs.

– Tenez, miss, votre tuteur n’achetaitjamais de gants tout faits, avec ceux-ci que je me suis faitfabriquer d’après les indications du livre, j’aurai quand jevoudrai un moulage suffisamment exact de la main deMr Rabington.

– C’est prodigieux.

– Vous devinez mon but. Après avoirétabli la fiche du vrai Rabington j’ai établi celle du faux, ce quine m’a pas été plus difficile, avec quelques dollars intelligemmentdistribués aux domestiques noirs de la villa ou aux fripiersauxquels ils revendent les vieux habits de leur maître. Il ne merestait plus qu’à comparer les deux fiches, le résultat a étéconcluant.

« Le Rabington actuel a les bras beaucoupplus longs, les mains et les pieds beaucoup plus forts quel’ancien.

– Pourtant, fit observer Floridor, lessérums et les greffes n’ont pas le pouvoir de faire allonger lesbras ou les doigts de la main !

– Mon ami a entièrement raison, dit JohnJarvis, qui ne put s’empêcher de sourire de la réflexion du braveCanadien, mais je reviens à mes fiches. Je les ai complétées par lacomparaison des deux photographies, publiées par les journaux,celle de Rabington à soixante ans et celle du même Rabington aprèsl’opération du rajeunissement. Je me suis donné la peine d’agrandirles deux clichés et j’ai fait des mensurations.

– Cependant, fit remarquer la jeunefille, la ressemblance est frappante, extraordinaire.

– D’accord, cette ressemblance donne uneillusion parfaite, mais à condition que l’on n’étudie pas un à unles détails des deux portraits. La longueur du nez, la hauteur dufront, l’écartement des sourcils, la dimension et la forme desoreilles diffèrent sensiblement dans les deux images. Je puis leprouver, documents en main, l’homme qui a présidé la fête de lavilla des Cèdres, n’est pas le banquier Josias HormanRabington.

– Qui est-ce donc ? demanda MissElsie avec angoisse.

– Vous allez le savoir, si vous voulezbien m’écouter ; j’ai réussi, non sans peine, à identifierl’homme dont nous parlons. Ma première idée fut de confronter laphotographie et la fiche que j’avais constituée, avec le dossierspécial des détenus évadés de prisons et des contumaces del’Amérique entière dont un exemplaire est déposé au Central PoliceOffice de San Francisco. Mon idée était excellente, comme vousl’allez voir.

« J’obtins aisément communication dudossier et, au bout d’une demi-heure de recherches, je mettais lamain sur la photo et sur la fiche d’un certain Toby Groggan, évadédepuis trois ans de la prison des Tombes, à New York, où ilpurgeait une peine de dix ans pour assassinat suivi de vol.

– Quelle honte ! s’écria la jeunefille dont le visage s’empourpra. Je ne peux supporter la penséeque les journaux aient publié mon portrait accolé à celui de cemisérable… Ah ! pourquoi ai-je eu la faiblesse de suivre vosconseils…

– De grâce, Miss Elsie, fit le détectiveavec le plus grand flegme, soyez un peu plus calme et surtout,faites-moi l’honneur d’avoir un peu plus de confiance dans mesfaibles talents. Je vous affirme que personne ne saura jamais quevous avez été fiancée à Toby Groggan.

– Excusez-moi Mr Jarvis, dit-ellemélancoliquement, vous savez bien que j’ai en vous touteconfiance.

– Il faut maintenant que je sache,reprit-il, de quelle façon est mort le fils de votre tuteur et àquelle époque ; car je sais que Mr Rabington a eu unfils. Vous devez être au courant. Ce fait est d’une hauteimportance pour notre enquête.

– Je puis vous renseigner ;Mr Rabington qui se maria très jeune et fut veuf de bonneheure a eu en effet un fils, qui aurait maintenant à peu prèsl’âge du misérable qui usurpe son nom. Ce fils causa beaucoupde chagrin à son père par ses débauches, il fut condamné pourtricherie au jeu, sa conduite força Mr Rabington à quitter NewYork. D’ailleurs le misérable périt dans le naufrage del’Alabama, dans les parages des îles Bermudes. C’est à peuprès tout ce que je sais.

– Cela suffit largement, s’écria ledétective, avec une sorte d’enthousiasme, maintenant, je puisreconstituer toute l’histoire. Sachez, Miss, que dans le dossier deToby Groggan, se trouve un certificat de l’autorité maritimeattestant qu’il est un des six rescapés du désastre del’Alabama. Tout s’explique. Il est évident, pour moi, quele jeune Rabington s’est approprié les papiers du véritableGroggan. Je compléterai cet exposé en vous apprenant qu’il y atrois ans, le docteur Klaus Kristian était un des médecins de laprison des Tombes.

Miss Elsie était stupéfaite et en même tempsconsternée de cet enchaînement de faits, si miraculeusement mis enlumière par la sagacité du détective.

– De sorte, fit-elle, avec une épouvanteréelle, que c’est le fils qui a pris la place du père, et que laressemblance qui a fait illusion à tout le monde est parfaitementnaturelle.

La jeune fille demeura quelques instantssilencieuse et pensive.

– Il y a, dit-elle enfin, une questionque je n’ose pas vous faire, tant je redoute que votre réponse nem’apprenne une catastrophe irrémédiable… Croyez-vous que mon tuteursoit encore vivant ?

– Je n’ai jusqu’ici aucune preuve de samort, répondit le détective avec une nuance d’embarras ; ceque j’ai appris, en interrogeant adroitement les domestiques de lamaison de santé du docteur Klaus Kristian, est même assezdéconcertant. Mr Rabington pendant les deux mois qu’a duré sontraitement n’a pas quitté le pavillon que le docteur lui avaitassigné. Il n’a reçu aucune visite du dehors – c’était une desconditions mises à son rajeunissement – mais les domestiques luiont parlé tous les jours, ont assisté avec curiosité à toutes lesphases de son retour à la jeunesse, et l’ont vu monter enauto quelques heures avant la fête donnée à la villa desCèdres. Ici je l’avoue ma perspicacité est en défaut. Pour déjouerla curiosité, le docteur s’est servi de moyens qui m’échappent.

– En admettant que les domestiquesn’aient pas menti, répliqua Miss Elsie avec vivacité, et que montuteur fût réellement vivant le jour de la fête, il est hors dedoute pour moi que l’auto qui devait le conduire à la villa desCèdres, l’a emmené dans quelque repaire secret où, vivant ou mort,il doit être encore à l’heure qu’il est.

– J’ai eu la même pensée que vous. J’aicherché où pouvait être ce repaire, cette cachette dont vousparlez. Le docteur n’a pas d’amis et il est bien trop rusé pourassocier un complice à ses projets, il était donc de toute évidenceque ce repaire ne pouvait se trouver que dans un immeubleappartenant au docteur. Or il ne possède que sa maison de santé etun grand terrain à San Gregorio dans une vallée des monts Mateo, àvingt milles d’ici : la maison de santé est ouverte à toutvenant, et à cause de la nature même du sol – je l’ai vu construire– elle ne renferme ni caves ni souterrains d’aucune espèce. Quantau terrain que Floridor est allé visiter, c’est un immense enclos àl’abandon, avec une mare au milieu, sans aucune construction. Jesuppose qu’il n’a été acquis par le docteur que dans un but despéculation. Que vous dirai-je ? J’ai depuis huit jours faitfiler le docteur Kristian et son complice par des hommes deconfiance, ils n’ont rien remarqué de suspect.

Miss Elsie avait jeté un coup d’œil sur lapendule électrique et s’était levée précipitamment.

– Il faut que je me retire,murmura-t-elle, mais je vous en supplie, tâchez de sauver montuteur, si malheureusement, il n’est pas trop tard… Je sais quevous ferez tout ce qu’il est humainement possible de faire…

Elle avait déjà rajusté l’épaisse voilette quidissimulait ses traits et qu’elle enlevait en entrant dans lemagasin de nouveautés où elle était censée avoir passél’après-midi, lorsqu’elle se ravisa.

– Je suis si troublée, fit-elle, que j’aioublié de vous remettre quelque chose qui peut vous intéresser.

Elle tira de son corsage une feuille depapier, mais dès qu’elle l’eut déployée elle poussa un cri desurprise.

– Plus rien ! s’écria-t-elle avecdépit, l’écriture s’est envolée ! Figurez-vous que ce matinj’ai pu me glisser dans le cabinet de travail, j’ai eu l’idée defouiller dans la corbeille à papiers et j’y ai trouvé une lettredéchirée en tout petits morceaux. J’ai eu la patience dereconstituer la lettre, comme si j’avais joué au puzzle, en collantà mesure chaque morceau sur cette feuille et voilà que l’écritures’est évaporée.

– Rien d’extraordinaire à cela, expliquale détective, l’auteur de la lettre s’est servi d’une encrespéciale que l’on trouve facilement dans le Faubourg d’Orient.Certains Chinois s’en servent pour signer les reconnaissances dedettes. Quand le créancier veut s’en servir, il ne trouve – commevous – qu’une feuille de papier blanc. Vous rappelez-vous au moinsle contenu de cette lettre ?

– Oui. Très exactement, il n’y avait quequelques lignes et je n’y ai rien compris. C’est pour cela quej’avais voulu vous les montrer, c’était de l’écriture du docteur,écriture que je connais bien.

– Dites toujours.

– Voici textuellement : Lemandarin se porte à ravir. Je suis prêt à traiter avec lui si vousne tenez pas vos engagements. Dernier avis.

– Dire que vous avez failli ne pas meparler de cette lettre ! s’écria le détective avec agitation.C’est capital, tout simplement. Je vous l’affirme maintenant,Mr Rabington est encore vivant, mais sa vie ne tient qu’à unfil. Le mandarin qui se porte à ravir, c’est lui, évidemment. KlausKristian est prêt à trahir, au profit de sa victime, son complicequi n’a pas tenu ses engagements. Les deux motsdernier avis, renferment une menace peu dissimulée.

« Le docteur devait sans doute recevoirla moitié de la fortune de Mr Rabington ou davantage, et commecette promesse n’a pas été tenue, il fait chanter son associé, enle menaçant de tout découvrir.

– Et si le docteur obtenaitsatisfaction ? demanda Miss Elsie, le cœur serré.

– Mr Rabington serait immolé, n’endoutez pas. Si un bandit de la trempe de Kristian ne l’a pas déjàassassiné, c’est qu’il le conservait, comme unesorte de garantie vivante del’exécution du pacte.

– Que faire ? demanda la jeune filledésespérée.

– Rien n’est encore perdu. Je sais, parles hommes que j’emploie, que le faux banquier a passé la matinéedans ses bureaux, et qu’il y est revenu après avoir déjeuné dans unrestaurant. Il paraissait de méchante humeur. À 13 heures il a reçuà la banque la visite de Kristian, ils ne sont restés que quelquesminutes ensemble et se sont donné rendez-vous pour dix-neuf heuresà la villa des Cèdres. Depuis ce que vous venez de me dire, cerendez-vous prend une importance énorme, c’est dans cette entrevuecertainement que va se décider le sort de votre tuteur. Je vous lerépète, Miss, ayez du calme et du sang-froid, la partie est loind’être perdue, mais il dépend un peu de vous que nous lagagnions…

« Il faut absolument arriver à surprendrequelque chose de l’entretien des deux bandits et à savoir ce qu’ilsauront décidé. Alors avertissez-moi et j’agirai.

– Vous savez bien, dit-elle avecdécouragement, qu’il m’est difficile de téléphoner. Même si je puisconnaître leurs projets, comment vous prévenir ?

– Il le faut pourtant, déclara-t-ilgravement. Aimez-vous mieux que votre tuteur soit assassiné cettenuit ? Dites que vous voulez aller au cinéma ou au concert,trouvez un prétexte pour sortir, et s’il n’y a pas d’autre moyen,enfuyez-vous ! à l’heure qu’il est nous n’avons plus rien àménager !…

La jeune fille promit de tenter l’impossibleet se retira profondément troublée.

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