Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE III – LE CLIENT DU DOCTEURGODFREY

Il faisait nuit noire lorsque l’auto de louageoù avaient pris place John Jarvis, Mrs Godfrey etMrs Habner sortit de la ville de Monroë, pilotée par Floridor,à côté duquel on avait installé Jonathan, toujours garrotté. Uneautre voiture où se trouvaient une demi-douzaine d’ouvriers choisisparmi les plus robustes de l’usine Hilton, suivait à distance.Devant l’insistance des deux femmes qui avaient tenu à ne pas lequitter, le détective avait jugé bon de se faire ainsi escorter, augrand mécontentement du bandit.

Il avait eu l’effronterie de se plaindre qu’onn’eût pas confiance en lui, mais John Jarvis n’avait tenu aucuncompte de ses observations.

Jonathan se l’était tenu pour dit. D’un airmaussade, il indiquait à Floridor la route à suivre à travers unréseau compliqué de chemins creux, bordés de rizières, de champs demaïs et de cotonniers.

Quand elles avaient vu disparaître leslumières de la ville de Monroë, qu’elles s’étaient trouvées enpleines ténèbres dans la campagne silencieuse, les deux femmesavaient senti renaître toutes leurs angoisses. Elles setaisaient ; John Jarvis lui-même – préoccupé – prononçait àpeine, de loin en loin, quelques paroles banalesd’encouragement.

On avançait lentement, dans une obscuritéaggravée par la brume qui montait du Mississippi et des étangsvoisins. Enfin la lune se leva, versant sa magique lueur sur lepaysage endormi, découpant sur les nuages couleur d’étain, la hautesilhouette des peupliers, le fantôme blanc des bouleaux toujoursfrissonnants, allumant de mille paillettes opalines le linceultraînant des brouillards.

Les deux jeunes femmes se serrèrentsilencieusement la main ; elles avaient la sensation depénétrer dans une fantastique région pleine de mystérieux périls etchacune d’elles craignait de communiquer à l’autre les vaguesappréhensions dont elle était assaillie.

– Maple-Farm, c’est ici, cria tout à coupJonathan.

De loin, il montrait, sur une éminence, unbâtiment carré d’aspect misérable, construit avec des troncsd’arbres non équarris et de la terre battue et couvert d’un chaumede roseaux. La maison paraissait abandonnée ; tout autour leterrain était couvert de mauvaises herbes et les fenêtres étroitesétaient privées de presque toutes leurs vitres.

Les deux autos avaient stoppé ; tout lemonde mit pied à terre.

John Jarvis qui redoutait quelque guet-apens,fit placer les hommes de l’usine de façon à ce qu’ils entourassentla ferme, il leur recommanda de se dissimuler derrière le tronc desarbres, au cas où les bandits qui pouvaient se trouver cachés àl’intérieur s’aviseraient de tirer sur eux. Les deux femmes furentpriées de rester à l’abri des voitures qui leur serviraient aubesoin de rempart contre les balles perdues. Chaque homme étaitmuni d’un excellent browning et de plusieurs chargeurs.

Ces précautions prises à tout événement, JohnJarvis décida de pénétrer lui-même dans l’intérieur de la fermeavec Floridor, mais en ayant soin d’y faire entrer Jonathan lepremier.

Cet arrangement ne fut nullement du goût ducow-boy ; les choses ne prenaient en rien la tournure qu’ilavait espérée. Il avait été d’abord très désappointé par laprésence des hommes de l’usine, maintenant, on voulait lui fairejouer le rôle de bouclier. Il s’éleva avec véhémence contre cetteprétention.

– Pourquoi voulez-vous que j’entre avecvous ? grommela-t-il ; j’ai loyalement tenu parole envous conduisant à l’endroit où se trouvent les prisonniers. Il esttout à fait inutile que je vous accompagne pour m’exposer auxinsultes et aux reproches de Mr Godfrey et de Mr Habner,qui certes ont quelques raisons de m’en vouloir !

Le détective ne se paya pas de ces mauvaisesraisons. Irrité de cette résistance inexplicable – ou plutôt qu’ils’expliquait trop bien – il arma son browning et en appuya le canonsur la tempe de Jonathan.

– Marche, lui ordonna-t-il ou je te brûlela cervelle. Et d’abord ouvre la porte !

Le cow-boy fit quelques pas en donnant lessignes de la plus vive terreur, puis il s’arrêta net.

– Non, décidément, balbutia-t-il, je nepeux pas ouvrir la porte.

– Pourquoi cela ?

– Je ne peux pas…

Le détective avait repris son browning.

– Je te donne une minute pour te décider,fit-il, il faut que tu ouvres cette porte ou que tu m’expliquespourquoi tu ne veux pas le faire.

John Jarvis avait tiré de sa poche sonchronomètre.

– Il y a déjà vingt secondes d’écoulées,fit-il froidement.

Jonathan tremblait de tous ses membres, sonfront se couvrait de gouttelettes de sueur.

– Tu n’as plus que vingt-cinq secondespour te décider, reprit le détective.

– J’avoue tout… balbutia le misérable enarticulant péniblement ses mots : la porte actionne undétonateur qui détermine l’explosion d’une mine chargée dedynamite… celui qui ouvrira la porte fera de ce seul geste sautertoute la maison !…

– Tu nous avais attirés dans untraquenard ! Tu comptais sans doute t’évader à la faveur del’explosion. Je m’explique pourquoi tu as oublié –intentionnellement – l’adresse de Maple-Farm chez le docteur.

– Que faire ? demanda Floridor, cetinfâme gredin a dû nous mentir sur toute la ligne, les prisonniersne sont sans doute pas ici. Je tremble qu’ils n’aient étéassassinés.

– Je vous jure qu’ils sont dans la ferme,bien vivants tous les deux ! protesta Jonathan avecénergie.

– C’est ce que nous allons voir, déclaraJohn Jarvis. Je crois avoir trouvé la meilleure solution. Jonathanva pénétrer dans la ferme en passant par une des fenêtres, ensuiteil désamorcera son engin et nous ouvrira la porte toute grande.S’il essaye de fuir ou de nous tendre quelque piège il sait ce quil’attend.

Jonathan, bien que peu flatté du rôle qu’onlui faisait jouer, fut contraint de s’exécuter. On lui délia lesmains, et sous la menace de deux revolvers, il sauta par la fenêtredans l’intérieur de la ferme.

Une minute s’écoula, puis une autre, la portedemeurait toujours fermée.

– Écartons-nous un peu, dit le prudentCanadien. Je ne suis pas rassuré. Nous avons eu tort de laisser cesacripant entrer seul. Voyez-vous qu’il s’évade par quelquesouterrain, après avoir mis le feu à la mine…

John Jarvis se rendit à ces raisons et tousdeux se reculèrent d’une vingtaine de pas.

Le temps passait et Jonathan ne donnaittoujours pas signe de vie.

– Je vais voir… dit le détective.

Il ne put achever sa phrase. Une colonne deflamme livide jaillit du seuil de la maison ; la terretrembla, John Jarvis et Floridor furent brutalement renversés surle sol pendant que la violence de l’explosion dispersait danstoutes les directions, des pierres, des pièces de bois et desdébris humains, au milieu d’une pluie sanglante.

Une tête hideusement défigurée avait roulé àcôté de Floridor, c’était celle de Jonathan.

– Le misérable a été terriblement puni,murmura le détective. À-t-il été victime de sa maladresse endésamorçant l’engin ? S’est-il suicidé en essayant de nousentraîner dans la mort ? Nous ne le saurons jamais…

Mrs Godfrey, un peu plus loin, poussaitdes cris déchirants, dans une main humaine tombée près d’elle, ellecroyait reconnaître celle de son mari ; Mrs Habners’était évanouie.

– Nous nous occuperons d’elles tout àl’heure, dit le détective, le plus urgent est de voir s’il n’y apersonne à sauver dans ces décombres.

On se mit aussitôt à l’œuvre. Remis del’effroyable secousse et du saisissement qu’ils venaientd’éprouver, les ouvriers de l’usine aidèrent les deux détectives àdéblayer l’amoncellement des gravats et des poutres, d’oùsemblaient partir de faibles gémissements.

– Je ne serais pas surpris que la cavefût intacte, dit John Jarvis. Ceux qui ont placé cette mineconnaissaient mal les effets de la dynamite, cet explosif agittoujours dans le sens de la verticale, de bas en haut, jamaislatéralement. Voyez, la façade de la ferme est entièrementdétruite, il n’en reste rien, mais le mur du fond, tout crevasséqu’il soit, est encore indemne.

– On entend très distinctement desplaintes et des gémissements, fit un ouvrier.

Le travail fut un instant interrompu, tousprêtèrent l’oreille. Dans le silence qui s’était fait, une voixassourdie s’éleva des profondeurs du sol.

– À moi ! à moi ! ausecours.

– Ils sont là certainement, s’écria ledétective, et l’un d’eux au moins est encore vivant ! Couragemes amis ! Je vous promets que vous serez largement payé devotre peine.

Ainsi encouragés, les ouvriers se remirent autravail avec une nouvelle ardeur, bien qu’ils fussent dépourvusd’outils. Les uns creusaient l’argile du sol avec la lame de leurbowie-knife, d’autres se servaient de planches en guise de pelles,les plus vigoureux emportaient au-dehors les poutres et les plusgrosses pierres. Après trois quarts d’heure d’un labeur acharné,l’entrée de l’escalier de la cave fut enfin désobstruée.

Les cris déchirants du malheureux enterré vifs’entendaient maintenant distinctement et John Jarvis y avaitrépondu plusieurs fois par des paroles d’encouragement.

On était allé chercher un des phares del’auto. Floridor le prit et descendit le premier les marches debois vermoulu. John Jarvis le suivait.

Ils atteignirent une première pièce dont leplafond rompu par l’explosion s’abaissait d’inquiétante façon. Surun monceau de paille pourrie, gisait un homme garrotté, il portaitencore autour du cou le bâillon qu’il avait réussi à faire glisser.C’était lui qui avait appelé au secours, mais il paraissait siépuisé qu’il n’eut pas la force de dire un mot à ceux qui venaientl’arracher à la mort.

– L’ingénieur Habner sans doute ?demanda Floridor.

L’homme fit un signe de tête affirmatif, et enmême temps il montrait le plafond dont le centre se bombait defaçon menaçante.

– Il a dû passer de cruelles minutes avecla terreur incessante de se voir d’une seconde à l’autre écrasé parla chute de la voûte et enseveli sous les débris, dit John Jarvis.Il faut le tirer de là.

Floridor était déjà occupé à couper les cordesqui garrottaient le malheureux ingénieur, mais cette besogneterminée, ses membres étaient tellement ankylosés qu’il ne putfaire un mouvement, alors le Canadien le prit à bras-le-corps etl’emporta jusqu’à l’étage supérieur, comme si ce n’eût été qu’unenfant.

Pendant ce temps John Jarvis poussait uneporte et pénétrait dans un second compartiment de la cave.

Là aussi il y avait un homme garrotté etbâillonné, certainement le docteur Godfrey, mais il ne donnait plussigne de vie et ses yeux étaient fermés.

John Jarvis se hâta tout d’abord de couper lesliens et d’arracher le bâillon, puis il constata que le docteurrespirait encore quoique d’une façon presque imperceptible. C’est àpeine si son souffle ternit la petite glace que le détectiveapprocha de ses lèvres. À ce moment, le Canadien revenait.

– Le docteur n’est pas mort, déclara JohnJarvis, mais il n’en vaut guère mieux. Aide-moi à lui frictionnerles bras et les jambes pour rétablir la circulation. Je vais luidesserrer les dents et tâcher de lui faire avaler quelques gouttesde whisky.

Au bout d’un quart d’heure de soins énergiquesle docteur Godfrey ouvrit les yeux pour les refermerpresqu’aussitôt.

Le Canadien le chargea sur son dos et letransporta à l’air libre comme il l’avait fait pour l’ingénieurHabner.

Ce dernier, ranimé par quelques gorgées decordial, avait recouvré l’usage de la parole. Après avoirchaleureusement exprimé sa gratitude à ses sauveurs, il expliqua enquelques mots son aventure.

– Quand je me suis rendu à l’endroit oùl’on devait me restituer mon portefeuille, j’ai d’abord été fortétonné de ne trouver qu’un hangar sur une grande route déserte.Avant que je sois revenu de ma surprise quatre hommes qui s’étaienttenus cachés dans un champ de maïs ont surgi brusquement, se sontélancés sur moi et m’ont bâillonné et garrotté avant que j’aie pufaire un mouvement pour me défendre. Puis on m’a transporté ici etjeté dans cette cave sans la moindre explication.

« Pourvu, ajouta-t-il, que les banditsn’aient pas encaissé le chèque !

– Il s’en est fallu de peu, répondit JohnJarvis et il exposa brièvement à l’ingénieur toutes les péripétiesqui s’étaient succédé dans le cours de la journée.

Quand Mr Habner sut que sa femme étaitprésente il voulut la rejoindre, mais on lui fit comprendre que sabrusque apparition pourrait causer à Mrs Habner une trop viveémotion. Ce fut Floridor qui fut chargé de la délicate missiond’annoncer aux deux épouses affligées que leurs maris étaient bienvivants, sinon en parfaite santé et que l’explosion n’avait tuépersonne que Jonathan.

Pendant ce temps le docteur Godfrey étaitrevenu à lui, malgré son extrême faiblesse, il insista pourraconter à John Jarvis, qu’il connaissait de réputation comment ilavait été enlevé par les bandits. Le docteur était d’un tempéramentextrêmement nerveux, aussi prompt à l’exaltation qu’à l’abattement.Ce fut avec une singulière vivacité qu’il commença.

– Je suis souvent appelé chez lescultivateurs des plantations, aussi étais-je sans méfiance, quandje montai en auto avec l’homme qui était venu me chercher. Nousparcourûmes une vingtaine de milles dans la direction du nord. Jecommençais à trouver que c’était, quand même, un peu loin du centrede ma clientèle ordinaire, quand l’auto s’arrêta au bord d’un deces vastes étangs qui communiquent avec le Mississippi ouquelques-uns de ses affluents.

« Nous sommes bientôt arrivés, m’expliquamon guide, mais ici l’auto nous devient inutile, une barque nousattend. Il lança deux coups de sifflet : une yole manœuvréepar deux rameurs sortit d’un massif de roseaux et vint accoster lerivage. Je pris place à l’arrière, les rameurs se courbèrent surleurs avirons et nous filâmes rapidement sur les eaux calmes del’étang, puis la yole s’engagea dans un rio au courant rapide quinous conduisit à un autre étang.

« À mesure que nous avancions, lanavigation devenait plus difficile, nous suivions d’étroites alléesd’eau, bordées de joncs et de bambous, nous passions à la surfacede marécages embarrassés de grandes herbes où, malgré son faibletirant d’eau, la yole faillit échouer dix fois sur des bancs deboue. Je commençais à être inquiet. J’avais compris que je metrouvais dans cette région des marais, à peu près inhabitée, et où,à ma connaissance, il n’existe guère de fermes. Il étaitmalheureusement trop tard pour reculer.

« Enfin nous prîmes terre sur une espèced’îlot couvert d’une forêt de roseaux géants et d’arbresaquatiques, et on me mena à une longue hutte de terre battue, sibien dissimulée sous les feuillages qu’on aurait pu faire dix foisle tour de l’îlot sans en soupçonner l’existence. J’entrai, unhomme gisait sur un tas de couvertures, la poitrine traversée d’uneaffreuse blessure…

– Et c’était il y a trois jours ?interrompit précipitamment John Jarvis.

– Mais oui.

– Regardez cette photographie.

– Eh bien, dit tranquillement le docteur,c’est bien là le portrait de l’homme que j’ai soigné.

– Soigné ? s’écria le détective avecstupeur, il n’était donc pas mort.

– Pas le moins du monde.

– Continuez, reprit John Jarvis, ens’efforçant de dissimuler le trouble qu’il ressentait. Je vousécoute avec la plus vive attention…

– L’homme paraissait mort en effet, maisje constatai d’abord que la blessure de la poitrine n’était quesuperficielle et ne lésait aucun viscère important. On eût ditqu’elle avait été faite volontairement, comme pourdonner l’illusion d’un coup de poignard dans le cœur, mais lesextrémités étaient froides et la respiration était arrêtée.J’allais déclarer que mon art n’allait pas jusqu’à ressusciter lesmorts et demander à quitter cet étrange endroit, quand l’homme quim’avait amené me prit à part : « Cet homme n’est pas mortcomme vous pourriez le croire, me dit-il, la blessure de lapoitrine est insignifiante, mais il a absorbé un poison de la mêmenature que le curare, un poison qui a la propriété de paralyser lesmouvements du cœur pendant un certain temps : il s’agit de lerappeler à la vie. »

« Je ne m’en sens pas capable,répondis-je, et d’ailleurs je n’ai ni médicaments ni instruments. –Je vous donnerai tout cela, me répondit-il, et même desinstructions écrites sur la méthode à suivre, mais il faut réussir.Vous devez bien comprendre que votre vie me répond de celle devotre malade. Il faut le guérir ou mourir.

« Je me mis aussitôt en besogne, lesinstructions écrites étaient claires et lucides, elles émanaient àn’en pas douter d’un savant de premier ordre. On me remit aussideux fioles, l’une renfermant un révulsif, l’autre un puissanttonique du cœur…

– Vous avez réussi ? demanda JohnJarvis impatiemment.

– Oui, mais au bout de plusieurs heuresd’effort ; je pratiquai la respiration artificielle, lestractions rythmées de la langue, certaines piqûres… Enfin le cœurse remit à battre…

– Maintenant voulez-vous connaître le nomde votre malade, de l’homme dont je viens de vous montrer laphotographie ?

– Eh bien ?

– C’est tout simplement un célèbrebandit, le docteur Klaus Kristian.

– Serait-il possible !

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire. Il a réussi à me glisser entre les doigts en faisant le mort.J’y ai été trompé. J’avoue que je n’aurais jamais pensé à cetaudacieux stratagème…

– Il fallait qu’il fût bien sûr de ceuxqui l’entouraient – et aussi qu’il connût admirablement bien laphysiologie du cœur – pour tenter une expérience aussitéméraire.

– Vous avez dû vous en apercevoir, ledocteur Klaus Kristian est un savant génial. Celles de sesdécouvertes qu’il a bien voulu publier sont de la plus haute portéescientifique. En général, malheureusement il garde égoïstement pourlui ses plus heureuses trouvailles et n’emploie son immense savoirqu’à faire le mal.

– Sa conversation est passionnante. Jepasse pour avoir fait d’excellentes études médicales. J’ai beaucouptravaillé certaines questions, j’ai publié de nombreux articlesdans les revues spéciales. Eh bien, en quelques phrases – je le disparce que c’est la vérité – Klaus Kristian m’a démontré ma profondeignorance.

– N’exagérez pas, rappelez-vous que ledocteur Kristian – malgré sa science – est aussi le plus rusé descharlatans et le plus habile des metteurs en scène. Il possède untalent tout particulier pour produire sur ses auditeurs uneprofonde impression.

– Il est certain que pour mon compte jene l’oublierai de ma vie.

Le docteur Godfrey demeura silencieux pendantquelques instants, comme quelqu’un qui en s’éveillant seretracerait avec terreur le cauchemar qui a troublé sonsommeil.

– J’aurai toujours devant les yeux,reprit-il, cette face carrée aux lourdes mâchoires qu’encadre uneforêt de cheveux roux, ses petits yeux d’un jaune verdâtre, d’uneacuité pénétrante, derrière des sourcils d’un blond décoloré, etses poings énormes, ses doigts d’assassin-né, au bout de ces brastrop longs, aux muscles terriblement puissants.

Le docteur Godfrey porta la main à son frontmoite de sueur.

– Je souhaite de tout mon cœur, fit-il,de ne jamais revoir cet homme, de n’avoir jamais rien à démêleravec lui !

– Beaucoup de gens – moi tout le premier– ont fait le même souhait que vous, répondit le détective ensongeant à Miss Elsie. Il est fâcheux qu’au cours de votre visite,vous n’ayez pu rien surprendre des projets de votre redoutableclient.

– Ce dont je suis sûr, c’est que lesbandits ont quitté l’îlot qui leur servait de refuge. En maprésence, Klaus Kristian a donné des ordres en conséquence à seshommes.

– Et où vont-ils ?

– Dans leur conversation il a étéquestion du Mexique, puis du Venezuela…

– Que ne me disiez-vous cela plus tôt,s’écria le détective dont la physionomie inquiète se déridabrusquement. Je serais délivré d’un grave souci si je savais KlausKristian au Mexique ou dans l’Amérique Centrale. Tant qu’il resteraaux États-Unis, je suis obligé – pour me défendre moi-même – de letraquer d’une façon impitoyable.

Et John Jarvis raconta au docteur Godfrey,avec lequel il se sentait en confiance, les péripéties mouvementéesde la lutte qu’il avait soutenue contre Klaus Kristian pendant cesderniers mois. Mr Godfrey qui ne connaissait les faits que parles journaux et encore de façon assez inexacte, fut à la foisémerveillé et épouvanté.

– Dieu me préserve d’un pareilclient ! s’exclama-t-il. Avec vous heureusement, il a trouvé àqui parler.

– Je fais ce que je peux, réponditmodestement le célèbre détective, mais vous voyez que la besogneest ingrate.

Il reprit après un silence.

– Vous ne m’avez pas encore dit quellefut la mine de Klaus Kristian quand il reprit connaissance etquelle attitude il adopta envers vous.

– En ouvrant les yeux, il regarda autourde lui avec stupeur d’abord, puis avec méfiance ; c’était leregard circulaire du tigre traqué par les chasseurs, je frissonnerien qu’en pensant à ce coup d’œil. Après, quand il se fut renducompte de l’endroit où il était, il grimaça une sorte de sourire etreferma les paupières. Il demeura ainsi plusieurs minutes qui meparurent interminables…

– Sans doute qu’il réfléchissait,interrompit Floridor, qui écoutait avidement le récit durescapé.

– Enfin, il rouvrit les yeux de nouveauet il m’examina longuement avec autant de fixité aiguë que sij’eusse été quelque microbe inconnu, sur la lamelle de verre dusuper-microscope. Ce regard, d’une insistance gênante, étaitaccompagné d’un méprisant sourire, d’une expression à la foiscruelle et goguenarde. Ce regard et ce sourire me mettaient ausupplice.

« – Mon cher confrère, me dit-il enfin,car je devine que vous êtes un confrère, vous venez d’opérer sur mapersonne une cure superbe, mes bien sincères compliments.

« Et comme je lui demandais naïvement quiil était – Ne vous occupez pas de cela, ricana-t-il, vous le saurezbien assez tôt.

« Et sans m’accorder plus deconsidération que si j’avais été un des bandits placés sous sesordres, il me posa diverses questions sur les moyens que j’avaismis en œuvre pour le ranimer. Tantôt il approuvait, tantôt ilblâmait. Ensuite il entama une longue dissertation sur le rôle despoisons du cœur et c’est alors qu’il m’émerveilla par l’étendue deses connaissances et la clarté avec laquelle il les exposait.Jamais doyen de faculté ne fit de cours aussi brillant.

« Brusquement, il cessa de s’occuper demoi et se mit à discuter à mi-voix avec deux des bandits. Jedemeurai dans un coin de la hutte aussi inquiet que j’étais humiliéde la façon dont on me traitait. Enfin, sans que Klaus Kristianm’eût adressé la moindre parole de politesse, on me conduisit dansune autre hutte où on m’offrit du poisson bouilli et des épis demaïs grillés. Je refusai, j’avais le cœur trop serré pour me sentirle moindre appétit, je bus seulement un verre d’eau.

« – Vous avez tort, me dit un vieuxbandit d’un ton qui me donna le frisson, il ne faut jamais laisserpasser l’occasion de se restaurer, la possibilité de faire un aussibon repas ne se présentera peut-être pas de si tôt pour vous.

« Depuis, dans le caveau humide où on melaissait mourir de faim, j’ai compris l’horrible signification deces paroles.

« Que vous dirai-je de plus, on me fitremonter en barque et on m’amena dans cette ferme où, sans votreintervention, je serais infailliblement mort.

– Il y a dans tout cela, bien des pointsobscurs encore, déclara Floridor, pourquoi, par exemple, la minequi vient de faire explosion ?

– C’est en notre honneur qu’elle avaitété posée, répliqua John Jarvis ; les bandits avaient devinéque Mrs Godfrey s’adresserait à moi et c’est certainement avecintention que l’adresse de la ferme des Érables avait été oubliée.Enfin Jonathan avait reçu l’ordre de nous attirer dans ce piège, sipar hasard il était pris. Je reconnais bien dans cette combinaisonl’ingéniosité machiavélique de ce scélérat de Klaus Kristian. Cettefois encore nous l’avons échappé belle.

*

**

Il était près de minuit quand John Jarvis etFloridor – après avoir reconduit Mr Habner, Mr Godfrey etleurs femmes – rentrèrent à Isis-Lodge où leurs amis lesattendaient, assez inquiets. Elsie qui avait refusé de se coucheravant le retour de son fiancé voulut entendre le récit desaventures de la journée, pendant que les deux détectives soupaientde grand appétit.

John Jarvis tout en racontant exactement lesfaits jugea prudent de ne pas dire que Klaus Kristian était encorevivant. Il savait combien Elsie était impressionnable, et il nedoutait pas qu’une semblable nouvelle n’exerçât sur la santé de lajeune fille la plus néfaste influence.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer