Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

Sixième épisode – DOUBLE DISPARITION

CHAPITRE PREMIER – L’INGÉNIEUR ET LEMÉDECIN

Le silence et l’accablement d’un torrideaprès-midi planaient sur la campagne. Dans le parc d’Isis-Lodge –la féerique création du milliardaire archéologue Oliver Broom – lesoiseaux demeuraient silencieux, nul souffle de vent n’agitait lefeuillage des grands arbres d’où semblait s’exhaler une impalpablevapeur bleuâtre. Seuls le bruissement des insectes et le murmuredes eaux courantes animaient les mystérieuses charmilles, peupléesde divinités de bronze et de porphyre.

Le détective John Jarvis et Miss Elsie avaientcherché un refuge contre la chaleur non loin du grand sphynx degranit, sur les rives d’un étang fleuri de lotus bleus, bordé depapyrus et de bambous géants et qu’ombrageaient des hêtrescentenaires au feuillage pourpre. Ils s’étaient assis sur un bancde marbre et se parlaient à demi-voix, comme s’ils eussent craintde troubler le recueillement du paysage de rêve qui lesentourait.

Ils s’entretenaient de choses indifférentes,mais à la façon dont ils étaient rapprochés, aux tendres regardsqu’ils échangeaient, on eût pu deviner qu’une étroite intimitérégnait sur eux.

Depuis la mort du docteur Klaus Kristian,survenue trois jours auparavant, Miss Elsie semblait êtrebrusquement revenue à la santé. Elle s’imaginait sortir de quelqueaffreux cauchemar. Elle se sentait soulagée d’un poids énorme.

– Dans mon dernier voyage à Paris,fit-elle, j’ai pu constater quelle idée inexacte et fausse on sefait de l’Amérique. Les gens du Vieux Monde nous regardent commeayant atteint le summum de la civilisation et du progrès ; ilsne savent pas que l’Amérique est peut-être le plus farouche et leplus mystérieux pays de l’univers.

– Cela est profondément vrai, murmurapensivement John Jarvis. On oublie toujours que les États-Unis sonthabités par dix races différentes dont les intérêts et lesinstincts sont opposés les uns aux autres. Les sociétés secrètes ypullulent aussi sanguinaires et aussi puissantes qu’au Moyen Âge,la Sainte Vehme.

– Je ne connais que le Ku Klux Klan qui adéclaré une guerre impitoyable aux Juifs, aux Catholiques et auxNoirs, et qui se signale chaque jour par des incendies, par desmeurtres, et par des vols à main armée.

– Vous oubliez la Main Noire, surtoutcomposée d’Italiens, les Fenians irlandais, la Mano Nera espagnole,le Lotus Bleu dont font partie des milliers de Chinois, les Lordsde la Main Rouge, qui ne sont que de vulgaires bandits, sanscompter bien d’autres associations moins importantes.

– Auquel de ces groupements appartenaitle docteur ? demanda Miss Elsie, dont, à la seule pensée dubandit, le visage s’était couvert d’une pâleur mortelle.

– Je ne saurais vous le dire au juste,mais il avait certainement des amis et des complices dans presquetoutes ces sociétés, et c’est ce qui a rendu ma tâche sidifficile.

– Si ce misérable n’était pas mort,reprit la jeune fille, après un long silence, c’est moi qui auraissuccombé. Je ne songe qu’en tremblant qu’il y a quelques jours àpeine, j’étais encore sous l’influence de la volonté de cebandit ; qu’il avait fait de moi son jouet, le sujet de seshorribles expériences d’hypnotisme.

– Oui, mais maintenant, répondit JohnJarvis d’une voix gaie et cordiale, tout cela est de l’histoireancienne. On ne sera plus obligé de vous faire garder à vue pendantvotre sommeil.

– Depuis deux nuits seulement j’ai pudormir tranquille, je ne pouvais fermer les yeux en pensant qu’aumilieu de la nuit j’allais peut-être me lever et obéir àl’injonction irrésistible qui m’ordonnait de fuir et d’allerrejoindre le docteur.

Et les beaux yeux de Miss Elsie se dilataientavec une expression d’indicible horreur.

John Jarvis, qui n’aimait pas à la voirs’appesantir sur ce sujet, essaya de la distraire en écartant deson esprit ces funèbres pensées. Il lui parla de leur mariage qui,en principe, était décidé mais qui, pour diverses raisons, avait dûêtre remis à une date assez éloignée.

Todd Marvel – Elsie savait maintenant que ledétective John Jarvis et le célèbre milliardaire n’étaient qu’uneseule et même personne – Todd Marvel tenait à ce que la santé de safiancée fût complètement rétablie. En outre, avant de se marier,avait-il avoué à la jeune fille, il lui restait à remplir une tâcheardue. Il devait éclaircir un douloureux mystère de famille.

Miss Elsie, quelle que fût son impatienced’être unie à l’homme qu’elle aimait, avait compris les gravesraisons qui le faisaient agir et s’était soumise à cettenécessité.

Tout entiers à leur causerie, les fiancésoubliaient la fuite des heures et le soleil commençait déjà àdécliner derrière la cime des grands cèdres, lorsque le vieuxmajordome Wilbur Dane apparut au détour d’une allée.

– C’est moi que vous cherchez ?demanda le détective.

– Oui, master. Il y a une jeune femme quiinsiste pour être reçue par vous.

– Une jeune femme ! fit en souriantMiss Elsie, heureusement que je ne suis pas jalouse.

– Faites-la venir, dit John Jarvis. Jesuis curieux de savoir ce qu’on me veut. Je ne connais aucune jeunefemme dans ce pays.

L’instant d’après le majordome revenaitaccompagné de la visiteuse. Modestement vêtue d’une robe de toileécrue, coiffée d’un chapeau de paille, c’était une petite bruneassez jolie mais à la mine inquiète et souffreteuse. Ses yeuxétaient rougis comme par des larmes récentes.

Elle s’excusa avec beaucoup de tact et dediscrétion de l’audace qu’elle prenait, mais elle éprouvait detelles inquiétudes au sujet de son mari qu’elle s’était décidée àvenir demander secours et assistance au fameux détective dont toutle pays savait les merveilleux exploits.

– Madame, répondit le détective avec uneparfaite courtoisie, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pourvous être agréable. Et d’ailleurs, veuillez m’exposer lesfaits.

– Je suis la femme du docteur Godfrey,qui, voilà deux ans, s’est installé à Clairmount. Il y a troisjours un client est venu le chercher et depuis il n’a pas reparu etil ne m’a pas donné de ses nouvelles.

– Dites-moi, s’il vous plaît, quel étaitce client.

– Il a dit venir d’une plantation à vingtmilles de Clairmount, qu’il a appelée Maple-Farm[5]. Je nel’ai qu’entrevu. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il était grand,robuste, le teint basané et vêtu en cow-boy, avec un pantalon à lamexicaine, son grand chapeau de feutre et des bottes. Son frère,prétendait-il, venait d’avoir un pied écrasé par une machine àbattre…

– Vingt milles ! interrompit MissElsie, c’est une distance.

– Oui, répondit Mrs Godfrey enrougissant, mais mon mari a pour principe de ne jamais refuser sesservices à personne. Une auto attendait à la porte de notremaison ; mon mari y monta, depuis je ne l’ai plus revu.

– Le docteur peut avoir été retenu par unaccident sans gravité.

– Impossible ! murmura la jeunefemme avec un geste douloureux… Il m’aurait télégraphié ou – sil’accident était grave – ses clients l’auraient ramené en auto…

Miss Elsie et son fiancé échangèrent un regardapitoyé ; tous deux étaient sincèrement touchés du chagrin deMrs Godfrey.

– Je suis désespérée, continua-t-elle, etje viens d’apprendre que Maple-Farm est une habitation abandonnée,comme il en existe tant dans cette région. Mon mari a sûrement étéattiré dans un guet-apens !

« Et je me demande pourquoi,ajouta-t-elle en sanglotant, nous ne sommes pas riches, loin de là,mon mari n’avait sur lui que quelques dollars…

– Ne pleurez pas, madame, dit ledétective, je vous promets que nous le retrouverons. Avez-vous vule coroner ?

– Oui, mais il ne m’a pas donné beaucoupd’espoir ; il a promis de faire des recherches, mais cettepartie du pays couverte d’étangs et de marécages en bordure duMississippi est à peu près déserte et les bandits y règnent enmaîtres. C’est le coroner qui m’a conseillé de venir voustrouver.

– Vous dites, interrompit Miss Elsie, quele docteur Godfrey a disparu, il y a trois jours ?

– Oui, Miss, dans la matinée.

– C’est, par conséquent, quelques heuresseulement après la mort de Klaus Kristian et la délivrance de mafemme de chambre Betty.

– Je n’avais pas songé à cela, murmura ledétective, mais, encore une question, Madame, n’avez-vous recueilliaucun autre indice capable de nous guider ?

– Rien, sauf ce morceau de papier quej’ai trouvé dans le cabinet de consultation de mon mari, mais je necrois pas que cela puisse servir à grand-chose.

Mrs Godfrey avait tiré de son sac à mainun carré de papier sur lequel ces mots étaient tracés d’une grosseécriture :

Dr Godfrey,

15, Brownsville Street, Clairmount.

John Jarvis examinait avec la plus grandeattention cette adresse, lorsque le vieux majordome se présenta denouveau.

– C’est une autre jeune dame qui demandeà vous parler, dit-il au détective.

– Qu’elle vienne immédiatement.

Et comme Mrs Godfrey faisait mine de seretirer.

– Ne partez pas si vite, Madame, j’aiencore bien des questions à vous poser.

Et il fit signe à la jeune femme de s’asseoirsur le banc de marbre à côté de Miss Elsie.

La seconde visiteuse, aussi simplement vêtueque la femme du docteur, était à peu près de l’âge de cettedernière, bien que la nouvelle venue fût blonde ; il y avaitmême entre les deux jeunes femmes une vague ressemblance. C’étaitla même physionomie inquiète et résignée, mais pleine de douceur etde bonté et – le détective fut frappé de cette circonstance –toutes deux avaient les yeux rougis par les larmes.

– À qui ai-je l’honneur de parler ?demanda-t-il en saluant gravement.

– Je suis Mrs Habner,balbutia-t-elle très troublée ; mon mari qui estingénieur-chimiste a disparu mystérieusement depuis hier matin…

Mrs Godfrey et Miss Elsie se regardèrentavec un profond étonnement et attendirent avec une impatientecuriosité les explications de la femme de l’ingénieur.

– Mon mari, poursuivit-elle, est l’auteurde nombreux travaux sur les explosifs et particulièrement sur lescomposés de la nitro-glycérine et sur les picrates. Il a découvertdernièrement une substance qu’il a baptisée la« fracassite » et qui dépasse en puissance la dynamite,la cheddite, la lyddite et tous les autres corps détonants. Enoutre, elle peut se manier sans danger, et sa fabrication ne coûtequ’un prix insignifiant.

« Il y a quelques jours nous eûmes lachance de vendre nos brevets au directeur de la grande fabrique deproduits chimiques Hilton et C° à Monroë pour cinquante milledollars, de plus on proposa à mon mari de devenir chef de lafabrication, avec des appointements magnifiques.

« Nous étions très heureux, car vousdevez supposer que nous n’avons pu atteindre un résultat pareilqu’après beaucoup de luttes et de privations…

– Je sais combien sont pénibles lesdébuts, ne put s’empêcher de dire Mrs Godfrey, avec un regardplein de sympathie adressé à Mrs Habner.

– Il y a quelques jours nous reçûmes del’usine un chèque de cinquante mille dollars accompagné d’unelettre par laquelle Mr Hilton donnait rendez-vous à mon maripour signer le contrat qui l’engageait comme chef de fabrication,en même temps qu’il toucherait le chèque.

« Et ce rendez-vous était pouraujourd’hui, ajouta Mrs Habner en se tordant les mains.

« Mais, nous n’avons véritablement pas dechance, reprit-elle, en s’efforçant de retenir ses larmes.Avant-hier mon mari s’aperçut qu’il avait perdu – ou qu’on luiavait volé – la lettre qui renfermait le chèque. Il s’apprêtaitaprès une soirée de vaines recherches à informer Mr Hilton decet accident quand il reçut la lettre que voici et que j’aiheureusement conservée.

La jeune femme lut :

Mister, je viens de trouver une lettre etun chèque vous appartenant. Je serai heureux de vous les restitueret je les tiens à votre disposition chez moi, 115, route de Monroë.Je pars le matin à sept heures pour travailler aux plantations.Tâchez de venir auparavant. Autrement je serai chez moi dans lasoirée à partir de dix-huit heures. Salutations.

Jim Wilder.

« Mon mari, tout heureux, s’est levé debonne heure et s’est rendu route de Monroë. Il n’est pasrevenu.

– Vous n’avez pas eu l’idée d’aller voirau n° 115 ? demanda le détective.

– C’est la première chose que j’ai faite.Le numéro existe, mais c’est presqu’en pleine campagne, en bordurede la grande route, un hangar rempli de paille et appartenant à unentrepreneur de Clairmount, absolument inhabité d’ailleurs… Jetremble en pensant qu’on a pu assassiner mon pauvre Fred pourtoucher le chèque à sa place…

– Cette lettre est-elle venue par laposte ?

– Non, c’est un enfant qui l’a apportéeassez tard dans la soirée.

– Donnez-moi cette lettre.

Le détective l’examina quelques minutes avecla plus grande attention, puis il tira de sa poche le carré depapier que lui avait remis Mrs Godfrey.

– Voilà qui est extraordinaire !s’écria-t-il au bout d’un instant, avec l’accent de la plus grandesurprise, l’adresse et la lettre sont de la mêmeécriture !

– Alors, dit Mrs Godfrey, ce sontles mêmes bandits qui on attiré dans un guet-apens mon mari etMr Habner ?

– Sans aucun doute. Il ne nous restequ’une chose à faire, courir à l’usine Hilton, s’il en est tempsencore. À quelle heure était fixé le rendez-vous ?

– À dix-huit heures, réponditMrs Habner.

– Nous avons deux heures devant nous.Nous pouvons peut-être atteindre Monroë avant six heures, pourvuque nous n’ayons pas de panne.

« À tantôt, chère Elsie, ajouta-t-il eneffleurant d’un baiser la main que lui tendait la jeune fille.J’emmène ces dames, leur présence est nécessaire. »

Avec une célérité dont s’émerveillèrent lesdeux femmes qui commençaient à reprendre quelqu’espoir, l’auto futtirée de son garage et mise en marche, le Canadien Floridor pritplace au volant tandis que le détective s’asseyait en face de sesclientes et l’on dévora vertigineusement la distance qui sépareClairmount de la ville de Monroë.

– Pourquoi, demanda tout à coup JohnJarvis à Mrs Habner n’avez-vous pas télégraphié à l’usineHilton ?

– Tout d’abord, je n’y ai paspensé ; quand j’ai voulu le faire, on m’a répondu que la ligneétait en réparation, un vol de plusieurs centaines de yards de filsconducteurs a été commis tout récemment. Regardez plutôt.

D’un geste, la jeune femme montrait à droitede la route les poteaux télégraphiques qui s’alignaient à perte devue entièrement dépouillés de leurs fils.

– Évidemment, pensa le détective, noussommes en présence d’une machination soigneusement préparée et siKlaus Kristian n’était pas mort…

– Savez-vous, dit brusquement Floridor ense penchant vers l’intérieur de la voiture, que si nos pneusn’étaient pas ferrés de façon spéciale, nous serions en pannedepuis longtemps, sur un long parcours la route est semée de cesétoiles d’acier aux pointes aiguës qui crèvent le meilleurcaoutchouc. Les bandits n’ont rien négligé. Et si Klaus Kristianétait encore de ce monde…

John Jarvis tressaillit. Floridor venaitd’avoir la même idée que lui.

L’auto roula encore quelque temps avec lafurieuse rapidité d’une trombe, puis, brusquement, son allure seralentit, un frottement singulier se fit entendre. Floridordut stopper.

– Ça y est ! s’écria-t-il furieux,en sautant lestement à terre, voilà ce que je craignais, les pneussont crevés !

– Je vais t’aider à les changer.

– Nous allons perdre un temps énorme.D’ailleurs, ceux que nous mettrons auront le même sort que lesautres.

– Changeons-les toujours. Peut-être quele chemin qui nous reste à parcourir n’est pas préparé de la mêmefaçon.

Les deux détectives se mirent à l’ouvrage,mais bien qu’il s’efforçât de garder tout son calme pour ne pasdésespérer les deux femmes, John Jarvis était vivement contrarié.Son chronomètre marquait dix-sept heures. Il était maintenantmatériellement impossible d’atteindre Monroë en temps voulu.

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