Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE IV – LE MARIAGE DE ROSY

La côte de Cliff-House est un des endroits lesplus aimés des habitants de San Francisco, qui s’y rendent en foulele dimanche soit en chemin de fer, soit en auto, en traversant lePark, semblable par la magnificence de ses frondaisons, à quelquecoin de forêt équatoriale.

En semaine, la plage est presque déserte etprésente un aspect d’une sauvagerie grandiose ; des dunesstériles où le vent du large soulève des tourbillons de sable, desrocs escarpés d’un rouge sombre, d’un jaune violent et dans lelointain les crêtes déchiquetées et violettes de la chaîne desCoast Range forment un cadre sublime à l’immensité majestueuse duPacifique.

Une des curiosités de Cliff-House, ce sont cestrois îlots autour desquels il est rigoureusement interdit depêcher ou de chasser. Par une convention tacite, les oiseaux de meroccupent le récif du milieu et les phoques les deux autres.

Par-dessus les vastes horizons de ce paysage,le soleil levant venait d’apparaître dans l’azur intense et douxd’un ciel sans nuages, qui se reflétait dans les eaux calmes duPacifique. On n’entendait que le bruissement du ressac sur lesgalets du rivage et les cris discordants des oiseaux de mer.

L’îlot qu’ils occupaient ressemblait de lointant ils y étaient nombreux et pressés à une mouvante draperie desoie, d’un gris délicatement rosé, d’un blanc glacé de mauve ou debistre. Leurs variétés étaient d’une infinie diversité. Depuis lesgracieuses alouettes de mer, les mouettes, les courlis, lespélicans, les pétrels, les cormorans, les frégates jusqu’auxalbatros géants auxquels leurs vastes ailes permettent de faire letour du monde.

Par centaines, par milliers peut-être, lesphoques formaient un groupe aussi intéressant, avec leurs têtes àlongues moustaches presqu’humaines d’expression, et leurs longuesdents blanches. Ils jouaient, s’ébattaient dans l’eau avec de brefsaboiements, se hissant parfois péniblement sur les rochers luisantsd’algues brunes. Leur pelage mouillé apparaissait d’un gris foncé,puis séché au soleil pendant qu’ils dormaient sur les écueils,devenait d’un brun fauve, leur donnant une vague ressemblance avecdes lions.

C’est à un demi-mille de ces écueils qu’étaitmouillée la goélette du capitaine Morton dont la fine mâture sedécoupait légèrement sur l’horizon.

À une certaine distance sur un roc isolé,presqu’à fleur d’eau, deux grands phoques paraissaientdormir ; un observateur eût remarqué que leurs congénèresévitaient de les approcher et même s’éloignaient craintivement del’endroit qu’ils occupaient.

Le paysage cependant s’animait et se peuplaitpetit à petit. Quelques jeunes gens en complets de coutil ou detussor, quelques ladies armées de vastes ombrelles aux vivescouleurs, parurent d’abord sur la plage ; puis des cabinesinstallées derrière les dunes, tout un essaim de jeunes filles entenue de bain s’avancèrent vers la mer. Rosy était parmi elles,vêtue d’un costume bleu foncé qui bien que très ample – suivant lesrègles de la pudeur américaine – ne dissimulait qu’imparfaitementla sculpturale richesse de ses formes.

La jeune fille paraissait profondément émue etson trouble, sa tristesse n’échappèrent pas aux regards vigilantsde sa mère.

– Petite Rosy, lui dit-elle tout bas,comme tu as l’air mélancolique. Ah, pourquoi n’as-tu pas voulu meconfier tes chagrins ! La jeune fille ne répondit pas, sesyeux étaient gonflés de larmes qu’elle retenait à grand-peine.

Une petite embarcation montée par un seulhomme venait de doubler une pointe de rocher et se dirigeaitlentement vers l’îlot des phoques.

On eût dit que Rosy avait attendu l’arrivée decet esquif.

– Au revoir mère chérie !…balbutia-t-elle en embrassant Mrs Gryce, avec une ardeurdésespérée.

– Qu’a-t-elle donc aujourd’hui, monDieu ! jamais je ne l’ai vue ainsi, se dit la mère avecinquiétude, pourvu qu’elle ne prenne pas quelque funesterésolution. Nous aurions dû la laisser agir à sa guise !…

Rosy cependant avait tout de suite trouvéassez de profondeur et s’éloignait en nageant à grandes brassesrégulières.

Au moment où elle entrait dans l’eau un nageurs’était détaché d’un groupe de jeunes gens qui prenaient leur bainà cent mètres de l’emplacement réservé aux dames et avait pris lamême direction que la jeune fille. Bientôt ils se trouvèrent l’unprès de l’autre. Ils étaient maintenant si loin du rivage quepersonne n’eût été capable de les rejoindre. Visiblement, ilscherchaient à atteindre l’embarcation qui peu à peu s’étaitrapprochée d’eux.

– Reviens donc, Rosy ! lui criaientses compagnes.

– Elle veut donc se suicider, dit uned’elles.

– Quel est l’homme quil’accompagne ? fit une autre.

Insensible à ces appels, Rosy, soutenue parson compagnon, continuait à nager vers la barque sans regarder enarrière.

– Ma fille est perdue ! s’écria toutà coup Mrs Gryce.

Et elle tomba évanouie.

Rosy qui n’avait rien pu voir de cette scènevenait d’atteindre la barque et d’y prendre place.

L’homme de la barque – Dadd en personne – tirad’un paquet un surplis de ministre et s’en revêtit, il allumagravement un bout de cierge, ouvrit la Bible, après avoir ordonnéaux deux fiancés de s’agenouiller au fond de la barque.

Du rivage partaient des cris d’indignation etdes rires.

Dadd avait commencé à marmotter quelquesprières, avec les grimaces simiesques qui lui étaient habituelles,quand une balle siffla à son oreille en même temps qu’une voix sisonore qu’elle s’entendit du rivage criait : Haut lesmains !

À la place des deux phoques immobiles sur leurrocher, Floridor et le capitaine Rampal se dressaient maintenant,le browning au poing. En même temps, au bruit du coup de feu, uneyole jusque-là masquée par la carène de la goélette, venaitd’apparaître. À la barre se tenait John Jarvis.

En entendant siffler la balle, Dadd s’étaitlaissé tomber au fond de la barque, comme s’il eût été atteint.Walker en avait fait autant. Frissonnante, dans ses vêtementstrempés, rouge de honte et d’épouvante, la pauvre Rosy demeurait àgenoux entre les deux bandits.

– Haut les mains ! répéta leCanadien.

Au lieu d’obtempérer à cet ordre, et avantqu’on eût pu prévoir ce qu’il allait faire Dadd frappa Miss Rosyd’un coup de couteau en pleine poitrine et la poussa dans lamer.

– Misérable ! murmura Walker.

– C’était notre seule chance de salut,grommela le bandit. Pendant qu’ils vont la repêcher, nousfilerons…

D’un même mouvement instinctif, Floridor et lecapitaine Rampal s’étaient jetés à l’eau pour essayer de sauver lajeune fille. Profitant de ce répit Walker et Dadd toujours vêtu deson surplis avaient empoigné chacun un aviron et ramaient de toutesleurs forces.

À peu de distance, la yole de John Jarvisvolait littéralement sur les eaux. En apercevant quelques petitesvagues encore rouges qui marquaient l’endroit où avait disparu lapauvre Rosy, le détective se débarrassa rapidement de ses vêtementset, à son tour, s’élança dans la mer.

Vingt fois les trois hommes plongèrentinutilement. Enfin John Jarvis reparut soutenant le corps de lajeune fille, dont une large tache de sang éclaboussait la poitrinepâle et ferme comme un marbre ; ses yeux étaient clos et sonvisage livide. On la déposa avec précaution dans la yole.

– À terre ! ordonna lecapitaine.

– Et les bandits ? demandaFloridor.

– Avant tout, il faut sauver MissRosy.

On le voit, Dadd avait calculé juste. Quand layole put enfin se lancer à sa poursuite, lui et son compliceavaient abordé depuis longtemps, – et abandonnant leur canot,s’étaient enfoncés dans l’intérieur.

Miss Rosy n’était pas morte ; mais ce nefut qu’après plusieurs heures de soins qu’on put la ranimer ;encore les médecins déclarèrent-ils qu’ils ne pouvaient répondre dela blessure qui avait effleuré l’artère aorte et pénétré dans lepoumon gauche.

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