Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE II – L’OBSCURITÉ COMPLÈTE

À Presidio, comme dans la plupart des villesfrontières du Texas, la fameuse loi de tempérance n’a jamais puêtre appliquée. Dans toutes les rues, des bars, des bodegas,étalent ouvertement des rangées de flacons pleins d’alcoolsmulticolores et convient le passant à savourer toute la gamme deces cocktails incendiaires pour lesquels les Américains ont inventédes noms si pittoresques : a milk-mother, un laitmaternel ; a widow’s smile, un sourire deveuve ; an eye opener, un ouvreur d’yeux ; acorpse reviver, un éveilleur de cadavres, sans oublier le« bonnet de nuit », le « clou de cercueil » et« l’huître de prairie » composé d’une cuillerée devinaigre, d’un jaune d’œuf cru et d’une pincée de poivre.

Ces breuvages infernaux coulaient à pleinsbords sur les comptoirs de zinc ou de toile cirée autour desquelsse pressait une foule étrangement bigarrée : des gauchosmexicains aux larges pantalons à franges, ornés de chaque côtéd’une rangée de gros boutons de nacre, aux sombreros enrichis deplaques d’or et d’argent, y coudoyaient des cow-boys yankees auxvastes feutres, et aux ceintures de laine rouges ou bleues ;des mestizos aux lèvres violettes, au nez écrasé, pauvrement vêtusde cotonnade ; des mineurs et des prospecteurs à la face hâveet maigre, si recuite par le soleil qu’elle avait pris le ton ducuivre rouge. On eût trouvé encore quelques Chinois, des Anglaiscossus, coiffés de panamas et habillés de flanelle, des Irlandaisdéguenillés ; enfin quelques Italiennes, parées de mouchoirsde soie de couleur vive, vendaient des glaces et des citronnades,dans de petites voitures à bras, bariolées de rouge etd’orangé.

Dans tous les groupes on discutait avecanimation. Ce jour-là était un dimanche et c’était la veille ausoir qu’un vol de deux millions de dollars avait été commis dansdes circonstances particulièrement mystérieuses et troublantes, àla succursale de la Mexican Mining Bank.

Cet événement avait mis en révolution lapetite ville. On commentait avec animation la nouvelle del’arrestation des deux guitaristes aveugles et chacun prenait leurdéfense avec chaleur.

Le rassemblement qui s’était formé en face dela maison de banque – le seul édifice de Presidio qui fûtentièrement construit en briques et en pierres de taille – devenaitplus houleux de minute en minute, lorsque l’appel strident d’unesirène se fit entendre à l’extrémité de la rue.

La foule s’écarta pour livrer passage à unegrande auto dont la carrosserie était souillée d’une épaisse couchede poussière. La voiture stoppa. Trois personnes en descendirent età la grande surprise des curieux, le directeur de la succursaleMr Ned Markham, alla respectueusement à leur rencontre et,avec toutes sortes de marques de déférence, les introduisit dansl’intérieur de l’établissement.

Le bruit se répandit bientôt que l’autoappartenait à Mr Rabington, le richissime banquier de SanFrancisco, directeur général et propriétaire de la plus grosse partd’actions de la Mexican Mining Bank ; on ajoutait qu’il étaitaccompagné du détective Todd Marvel, célèbre dans toute l’Amériquepar ses excentricités, et ses extraordinaires talents depolicier.

Le renseignement était exact.Mr Rabington alors en villégiature à Isis-Lodge, dans laLouisiane, avait été prévenu par dépêche la veille au soir ets’était hâté d’accourir, accompagné de son ami John Jarvis et dusecrétaire de ce dernier, le Canadien Floridor Quesnel.

Le directeur de la succursale, Mr NedMarkham, avait fait entrer les trois visiteurs dans soncabinet ; il paraissait très ennuyé, mais parfaitementcalme.

– Je suis fâché de ce qui arrive,déclara-t-il à Mr Rabington ; mais véritablement je n’airien à me reprocher sous le rapport de la vigilance.

Ned Markham, un quadragénaire sec, nerveux,d’une activité dévorante, passait pour un des plus habiles hommesd’affaires de la région. On citait de lui des spéculations d’uneaudace et d’une envergure inouïes et qui presque toujours avaientété couronnées de succès. Il soutint sans la moindre gêne le regardinquisiteur du banquier et des deux détectives.

– Je comprends néanmoins, ajouta-t-il, ense tournant vers Mr Rabington qu’après un pareil« accident » vous soyez en droit de me retirer votreconfiance et je suis prêt à vous offrir ma démission.

– Il n’est pas question de cela, réponditgravement le banquier. Si vous n’avez aucune négligence à vousreprocher, je ne vois pas pourquoi je me priverais de vosservices.

– D’ailleurs, fit remarquer John Jarvis,il est très possible que nous retrouvions les voleurs et l’argentvolé.

– Je le souhaite de tout mon cœur, repritMr Markham. Je vais donc vous raconter le plus exactementpossible dans quelles circonstances le vol s’est produit.

« Les transactions ont été très activesce mois-ci, surtout avec le Mexique, nous avions en retard pas malde besogne qu’il fallait expédier avant l’échéance qui tombe danstrois jours. Je décidai comme je le fais toujours en pareil cas quele personnel veillerait jusqu’à vingt heures et plus tard, s’ilétait nécessaire.

« À dix-huit heures, les quinze employésde la banque eurent une demi-heure pour aller manger un sandwich etils se remirent au travail aussitôt après. Quand ils furent deretour, j’allai moi-même luncher à l’Hôtel de Géorgie oùje prends mes repas et qui est situé de l’autre côté de la rue àdeux pas d’ici.

– Combien de temps dura votreabsence ? demanda John Jarvis.

– Trente minutes au plus. Quand jerentrai, le vol venait de s’accomplir. Une main inconnue avaitéteint l’électricité et quand, au bout de cinq minutes, la lumièreétait revenue, les deux millions de dollars en bank-notes ficeléesdans un sac de cuir avaient disparu.

« Comme vous pouvez le supposer, je fisfermer les portes et les employés tinrent eux-mêmes à me fairevérifier le contenu de leurs poches. Je ne trouvai rien et j’ensuis encore à me demander comment l’on a pu dans un si court espacede temps subtiliser un paquet d’aussi gros volume.

– Combien y a-t-il de portes à labanque ? demanda John Jarvis.

– Deux seulement, la porte du public etune porte plus petite qui aboutit à la place du marché et donneaccès à un couloir où se trouvent la pièce où nous sommes en cemoment, le cabinet du sous-directeur et les archives. C’est dans cecouloir qu’est installé le compteur qui commande l’éclairage de labanque. Le voleur qui est certainement très au courant deshabitudes de la maison a dû passer par cette petite porte, fermerle compteur, s’emparer des bank-notes et disparaître par le mêmechemin.

– Je vais vous poser encore deuxquestions. Je voudrais savoir qui a la clef de la petite porte dela place du Marché et ensuite en quel endroit se trouvaient lesbank-notes quand elles ont disparu.

– Il y a deux clefs de la petite porte.J’en possède une et Gérard Perquin, le sous-directeur, en possèdeune autre, c’est sur lui d’ailleurs que mes soupçons, et cela, àbon escient, sont tombés tout d’abord.

« Au moment du vol, le coffre-fort étaitouvert et le caissier, à quelques pas de là, vérifiait un comptesur le bureau d’un de ses collègues.

« Le filou n’a eu qu’à allonger la mainpour s’emparer du précieux sac.

– Voilà en effet, murmura John Jarvis,une histoire assez extraordinaire, vous croyez donc,Mr Markham, que le coupable est Gérard Perquin ?

– La preuve en est faite maintenant. Onvient de le retrouver mortellement blessé d’une balle à la tête àplusieurs milles de Presidio. À l’heure qu’il est, il agonise àl’hôpital. Mais l’on a précisément découvert, dissimulé sous sesvêtements, le sac de cuir qui renfermait les bank-notes.

« Perquin était le seul employé qui fûtabsent au moment du vol ; il m’avait demandé de le dispenserde veiller parce qu’il devait prendre le train pour Brownsville àvingt heures et lui seul avait la clef de la petite porte, saufmoi, bien entendu.

Et sur un geste du détective, Mr Markhamajouta :

– Pour mon propre compte – car il est bonde tout expliquer clairement – pendant que le vol se commettait, jemangeais paisiblement une tranche de roastbeef aux pickles dans lasalle de restaurant de l’Hôtel de Géorgie, comme pourrontl’attester de nombreux témoins. Autre détail qui a son importance,non seulement, comme je vous l’ai dit, tous les employés ont étéfouillés, mais toutes les pièces de l’établissement et tous lesmeubles que renferme chacune d’elles, ont été minutieusementvisités au cas où l’auteur du larcin aurait caché provisoirementson butin dans une de ces pièces. Vous reste-t-il d’autresquestions à me poser ?

– Ce que je ne m’explique pas, fit ledétective, c’est qu’on n’ait pas immédiatement poursuivi GérardPerquin. Il me semble qu’avec un peu de diligence on aurait pu lerattraper encore nanti des bank-notes.

– On a fait ce qu’on a pu. Mais on aperdu un temps précieux à perquisitionner dans l’intérieur de labanque et à répondre à l’interrogatoire du coroner. Cependant despolicemen se sont rendus à son domicile ; il n’y avait pasparu de la journée. Ils se sont rendus à la gare, puis au bureau dela Cie de Navigation du Rio del Norte, et ne l’ont pasvu. Comme l’événement l’a prouvé, il avait gagné directement lacampagne où sans doute l’attendaient les complices qui l’ontensuite assassiné et dépouillé.

– Et personne ne l’avait remarqué avec lepaquet qu’il portait ?

– Personne jusqu’ici n’est venu apporterson témoignage à ce sujet, mais l’enquête n’est pas close…

– Croyez-vous, interrompitMr Rabington – qu’une nuit passée en auto et le vol de deuxmillions de dollars dont il était victime rendaient de fortméchante humeur – croyez-vous que nous retrouvions lesbank-notes ?

– Je ne puis encore rien affirmer,répondit John Jarvis. Il est fort à craindre que les bandits quiont assassiné Perquin n’aient passé le Rio del Norte et ne soienten sûreté au Mexique avec leur butin.

Mr Rabington tombait de sommeil.Mr Markham alla lui-même l’installer dans la meilleure chambrede l’Hôtel de Géorgie pendant que John Jarvis et Floridorse rendaient chez le coroner. Ce magistrat ne leur apprit aucunfait nouveau, et ne put que leur montrer le sac de cuir taché desang qui avait été saisi sur le blessé.

Les deux détectives se rendirent ensuite àl’hôpital, installé dans un vaste baraquement en planches, àquelque distance de la ville.

Ils furent reçus par le docteur Torribio, unmédecin mulâtre, Mexicain d’origine auquel d’énormes besiclesvertes, un nez long et pointu et un teint couleur de safran,donnaient l’aspect le plus bizarre. Tout pénétré du rôle importantqu’il jouait en donnant ses soins à l’auteur du vol de deuxmillions de dollars, il reçut les visiteurs avec empressement.

– Je réponds de la vie du blessé, dit-ilsolennellement.

John Jarvis eut un geste desurprise :

– Je croyais, fit-il, que Gérard Perquinavait reçu une balle dans la tête et qu’il était mortellementatteint.

– On aurait pu le croire. La balle estallée se loger derrière l’oreille, dans l’os du rocher, mais j’aipu l’extraire, empêcher l’hémorragie de se porter à l’intérieur dela boîte crânienne, et bien qu’il soit dans le coma, je suis sûr dele sauver.

– Peut-on le voir ?

– Très facilement.

Le docteur Torribio conduisit ses visiteursdans une cahute séparée du reste des bâtiments, là gisait sur unlit de sangle entouré d’une moustiquaire, le sous-directeur de laMexican Mining Bank, les yeux clos, le visage d’une pâleurmortelle.

La physionomie du blessé, un jeune homme d’unetrentaine d’années, était intelligente et sympathique, un peu naïvemême. Floridor ne put s’empêcher de remarquer qu’il ne donnaitnullement l’impression du bandit de haute volée qu’il pouvaitêtre.

– Bah ! dit le docteur Torribio, lesapparences sont souvent trompeuses. Rien ne ressemble plus à unhonnête homme qu’un coquin.

– Quand croyez-vous qu’il soit en état deparler ? demanda John Jarvis.

– Pas avant demain sans doute, et encore,il sera si faible qu’il ne pourra pas dire grand-chose.

– Avez-vous conservé ses vêtements,demanda encore John Jarvis.

– Ils sont là, mais vous n’y trouverezrien d’intéressant. La police a pris tout ce qui se trouvait dansses poches.

– Avait-il beaucoup d’argent surlui ?

– Deux ou trois cents dollars tout auplus.

– Ce n’est guère. Je vais malgré toutvous demander la permission d’examiner les vêtements.

Le docteur Torribio présenta au détective uncomplet de coutil à peu près neuf, mais les poches en avaient étéretournées et John Jarvis allait le rejeter sans avoir rien trouvélorsqu’il sentit une feuille de papier qui s’était glissée entre ladoublure et l’étoffe du gilet. Il retira la feuille avec précautionet la fit disparaître dans sa poche sans que le docteur s’en fûtaperçu. Le complet était un vêtement de confection ; lespoches étaient à peine cousues avec de mauvais fil à bâtir. C’estce qui expliquait que le papier eût pu glisser dans ladoublure.

– Vous aviez raison, docteur, dittranquillement le détective, ce vêtement ne renferme riend’intéressant. Je vais me retirer en vous remerciant de votregrande obligeance, mais auparavant je vous demanderai encore unefaveur.

– Tout à votre disposition.

– Je m’intéresse tout particulièrement àce blessé. Vous me permettrez, j’espère, de laisser ici, en guised’infirmier, mon collaborateur, Mr Floridor Quesnel. Il a faitquelques études de médecine et il exécutera scrupuleusement toutesvos prescriptions.

L’hôpital de Presidio était subventionné parla Mexican Mining Bank. Le docteur Torribio n’avait rien à refuserau fameux détective ami de Mr Rabington. Il s’inclina devantla demande qui lui était faite bien que l’intrusion de Floridordans le domaine médical où il régnait en despote, ne lui sourîtqu’à moitié.

Le Canadien s’entretint quelques minutes àvoix basse avec John Jarvis, puis tous deux se séparèrent, Floridorpour revêtir une longue blouse d’amphithéâtre et s’installer auchevet du blessé, John Jarvis pour se rendre à la prison où étaientdétenus Rio Blas et Guasco.

Chemin faisant, il examina le papier trouvédans le gilet de Perquin, et sur lequel étaient tracées quelqueslignes au crayon.

Il lut :

« Je n’ai pu venir ce soir.Rendez-vous d’urgence à la villa, dès que vous aurez reçu cemot.

L. »

– C’est une écriture de femme, se dit ledétective. Évidemment, Perquin a dû être attiré dans un guet-apenspar l’L mystérieuse du billet. Il y a là un fait intéressant.

Les deux aveugles ne racontèrent au détectiveque ce qu’il savait déjà, et touché de la situation des pauvresdiables, il leur promit de les faire remettre en liberté le jourmême. Le seul détail intéressant qu’ils lui apprirent, c’est quel’homme qui avait trouvé le moyen de faire d’eux ses complicesdevait être de petite taille et ils se firent fort de lereconnaître à la voix si jamais ils se retrouvaient en sa présence,ce qui, d’ailleurs, n’était guère probable.

John Jarvis regagna l’Hôtel deGéorgie. Il mourait littéralement de faim, et en apprenant queMr Rabington dormait encore, il se décida à déjeuner sans lui.Il passa dans la salle à manger où un maître d’hôtel lui apporta unmenu imprimé en lettres d’or et formant plusieurs pages.

L’Hôtel de Géorgie, le seul logeablequ’il y eût à Presidio, avait des prétentions à passer pour unpalace, et les cow-boys et les prospecteurs le regardaient commetel. Y manger était considéré par eux comme le comble de l’éléganceet du raffinement.

– Voulez-vous, dit le maître d’hôtel, lemême menu que celui qui fut servi le 15 du mois dernier au roid’Angleterre ?

– Non, dit John Jarvis.

– Le menu du banquet offert au roid’Italie par la ville de Rome ?

– Non, répondit encore le détective quine put s’empêcher de sourire. Donnez-moi tout ce qu’il y a de plussimple. J’ai entendu dire qu’il y a de magnifiques saumons dans leRio del Norte.

– Alors nous mettons : descôtelettes de saumon à la plénipotentiaire.

– Mettez simplement une tranche de saumongrillé avec du beurre frais et des citrons, une tranche de filet debœuf et des fruits.

Pendant qu’il mangeait de bon appétit, JohnJarvis lia conversation avec le maître d’hôtel, un Irlandais du nomde Sullivan, aux superbes favoris roux, et celui-ci sans qu’on lequestionnât, apprit au détective tout ce qu’il désirait savoir.

L’Irlandais connaissait la plupart desemployés de la banque, mais il avait en particulière estimeMr Ned Markham, son client attitré.

– Le pauvre homme, déclara Sullivan, ilétait là bien tranquille hier soir à sa table pendant qu’on étaiten train de le voler. Il n’a pourtant pas mis longtemps à manger,mais cela a suffi aux bandits pour faire leur coup !

– Et il n’a pas quitté sa table, pendantqu’il dînait, demanda astucieusement John Jarvis.

– Il s’est juste levé pour allertéléphoner, mais il est revenu presque aussitôt.

– Et où demeure-t-il, ce cherMr Markham, j’ai oublié de le lui demander, et je vaisprobablement avoir besoin de le voir.

– Il n’habite pas la ville même. Il s’estfait construire un très beau cottage à trois milles de Presidio,mais avec son auto, cette distance ne compte pas, il en a pour dixminutes. Comme nous n’avons pas de garage, sa voiture reste parfoisdes journées entières en face l’hôtel. Tenez, d’ailleurs, lavoilà.

Par la fenêtre grande ouverte le détectiveaperçut une soixante chevaux au châssis allongé, au capot effilécomme une torpille et qui ressemblait beaucoup plus à une voiturede course qu’à la bourgeoise limousine d’un directeur debanque.

– Voilà qui est singulier,songea-t-il.

Et il reprit à haute voix :

– Et on ne la lui vole pas ?

– Elle est toujours retenue par unechaîne. Puis, j’y fais attention. D’ailleurs Mr Markham esttellement connu et aimé dans le pays que personne ne s’aviserait detoucher à sa voiture. Le coupable serait vite dénoncé. Il n’y a pastant d’autos que cela dans la région.

– Je vois, fit le détective en riant,qu’une auto est plus facile à conserver, dans ce pays, qu’untroupeau de chevaux.

– Et même qu’un gros paquet debank-notes, fit malicieusement l’Irlandais.

– Et il est marié,Mr Markham ?

– Non, il est veuf. Il vit avec sa fille,Miss Lilian, qui est une vraie beauté.

John Jarvis tressaillit : le mystérieuxbillet trouvé par lui portait pour signature un L. Lilian Markhamaurait-elle été mêlée au drame sanglant dont il cherchait àexpliquer l’énigme ?

Tout à coup une idée lui vint : si l’autode Markham était là, c’est que celui-ci était encore à la banque.Pourquoi ne pas aller jusqu’à la villa, où, à cette heure de lajournée, Miss Lilian était certainement seule. De cette façon, ilsaurait tout de suite si c’était elle la signataire du fameuxbillet. Il s’excuserait comme il pourrait de cette indiscrètevisite.

Muni des renseignements fournis par Sullivan,John Jarvis remonta en auto et après un court trajet à travers lacampagne admirablement cultivée qui entoure Presidio, il fit halteen face du cottage de Mr Markham. Avec ses toits en terrasse,ses murs blanchis à la chaux, ses vérandas protégées contrel’ardeur du soleil par les guirlandes verdoyantes des jasmins, desgéraniums et des vanilliers, c’était une délicieuse habitation.D’épaisses haies de grenadiers et de cactus entouraient un jardinplanté de bananiers, d’orangers et de palmiers, à travers lequelcoulait un ruisseau d’eau vive qui, un peu plus loin, allait seperdre dans le Rio del Norte.

Un vieil Indien introduisit le détective dansun petit salon meublé de rocking-chairs, où des ventilateursélectriques entretenaient une fraîcheur exquise. Une tablette demarbre supportait des alcarazas de terre rouge emperlés de rosée,des bouteilles de champagne dans leurs seaux d’argent remplis deglace, et des pyramides d’ananas, de citrons, de goyaves etd’autres fruits du pays.

Miss Markham parut. John Jarviss’était attendu à voir quelque brune señorita, aux cheveux couleuraile de corbeau, aux prunelles fascinatrices, au visage d’unechaude pâleur. Il fut surpris de se trouver en face d’une jeunefille au teint délicatement rosé, aux yeux d’aigue-marine, auxcheveux d’un blond léger, presque couleur de paille. Miss Lilianavait dix-huit ans et sa physionomie respirait la bonté avec ce jene sais quoi d’énergique et de résolu qui caractérise lesAnglo-Saxonnes. Tout de suite elle s’était rendu compte del’étonnement du détective.

– Je suis une exception dans ce pays desoleil, expliqua-t-elle en souriant, ma mère était anglaise… À quiai-je l’honneur de parler ?… Mais avant tout, prenez quelquerafraîchissement, la poussière et la chaleur en font ici unenécessité. Que vous offrirai-je ?

John Jarvis accepta une citronnade glacée etse fit connaître comme un ami de Mr Rabington.

Le beau visage de Miss Lilian était tout àcoup devenu sérieux.

– C’est terrible, cette histoire de vol,murmura-t-elle, j’étais si heureuse, j’avais fait de si beauxprojets…

Elle ajouta d’un ton où perçait une anxieusecuriosité.

– Y a-t-il du nouveau ? Je ne suispas au courant du tout… Ce matin quand mon père est parti, on nesavait rien encore… Mais, j’y pense, c’est sans doute à mon pèreque vous vouliez parler ?…

– Non, Miss, répondit John Jarvis,dédaignant de mentir, c’est vous que je voulais voir.

– Moi ? fit-elle extrêmementsurprise.

– Oui, Miss, vous allez comprendrepourquoi.

Rapidement, il raconta l’arrestation des deuxguitaristes aveugles par le capitaine Burton et l’assassinat deGérard Perquin, mais il était loin de s’attendre à l’effet, presquefoudroyant, que produisit son récit. Miss Lilian, devenue tout àcoup d’une mortelle pâleur, se laissa tomber sur un siège enportant la main à son cœur, ses yeux se fermèrent, elle se renversalégèrement en arrière en poussant un profond soupir. John Jarviscrut qu’elle allait expirer sous ses yeux.

Il courut prendre une alcarazas, en versal’eau glacée sur une serviette et tamponna doucement le front etles tempes de la jeune fille, puis il lui fit absorber un peu debrandy. Bientôt après, elle ouvrit les yeux et respira avec force,son évanouissement n’avait duré que quelques minutes. Une gorgée dela liqueur cordiale acheva de la faire revenir complètement àelle.

– Excusez-moi, murmura-t-elle d’une voixfaible, je suis très nerveuse et ce climat ne me vaut rien…

« Puis, ajouta-t-elle avec une poignantetristesse, ce que vous venez de m’apprendre m’a frappée en pleincœur. Je ne crains pas de le dire, j’avais engagé ma parole àMr Gérard Perquin, que je continue à considérer comme unparfait honnête homme. Qu’il en réchappe et je vous jure qu’ilsaura bien prouver son innocence !

Elle s’était animée en parlant, ses jouess’étaient colorées d’un vif incarnat, ses pâles yeux bleuslançaient des éclairs.

– Et je l’y aiderai, poursuivit-elleardemment, je vous dirai tout ce que je sais ! Je n’ai rien àcacher, ni mon fiancé non plus ! Pourquoi aurait-il commis cevol ? Je suis riche, très riche du chef de ma mère, etlui-même possède une fortune, dans son pays natal, enBelgique !

– Cependant, objecta le détective, le sacde cuir ?

– Ceux qui ont assassiné Gérard,n’avaient-ils pas intérêt à le faire passer pour le voleur ?La manière même dont on a abusé de la naïveté des deux aveugles, neprouve-t-elle pas une abominable machination ?

– Peut-être avez-vous raison. Mais vousm’avez promis de m’aider ?

– De tout mon pouvoir.

– Permettez-moi donc de vous poserquelques questions. Voici ce que j’ai trouvé dans les poches dublessé.

Et le détective tendit à Miss Lilian le billetau crayon signé d’une L. La jeune fille n’y jeta qu’un coupd’œil.

– Ce billet n’est pas de moi !déclara-t-elle indignée, mais on y a imité assez habilement monécriture. Voilà le moyen dont on s’est servi pour attirer Gérarddans le guet-apens ! L’assassin qui a tracé ces lignesattendait sa victime sur la route qui va d’ici à Presidio.

Miss Lilian soumit au détective plusieursspécimens de sa véritable écriture. Le faux était évident. JohnJarvis réfléchit.

– Vous aviez donc rendez-vous avecMr Perquin ? demanda-t-il ; le billet dit :Je n’ai pu venir ce soir.

– Non, répondit la jeune fille sanshésitation, mais l’auteur du billet, très au courant de meshabitudes, sans doute, devait savoir que presque chaque soir jeviens chercher mon père à la banque. Souvent nous emmenions dînerMr Perquin au cottage, mon père n’ignorait rien de nosprojets…

Miss Lilian était devenue silencieuse, unedouloureuse expression se peignait sur les traits de son charmantvisage.

– Il faut que j’aie des nouvelles deGérard ! s’écria-t-elle.

– Ne vous ai-je pas dit que le docteurTorribio répondait de sa vie ?

– N’importe ! le mal peut avoirempiré, puis, cela coûte si peu de donner un coup de téléphone…

Elle s’était emparée du récepteur placé sur unguéridon. Une minute après, elle avait le docteur Torribio àl’autre bout du fil. Ils échangèrent quelques phrases.

– Tout va bien, soupira-t-elle, tout àcoup rassérénée. L’état est stationnaire et le docteur continue àse montrer optimiste. Précisément, il veut vous dire un mot.

Elle tendait le récepteur à John Jarvis quitéléphona à son tour.

– J’ai le regret de vous quitter, dit-ilà Miss Lilian après avoir terminé. Le docteur me demanded’urgence.

– Y aurait-il du nouveau ?

– Peut-être, en tout cas, je voustiendrai au courant.

Il semblait très pressé et même un peu ému.Rapidement il prit congé et regagna son auto. Toute pensive, lajeune fille était encore à la même place, à la fenêtre de lavéranda, d’où elle l’avait vu partir, que la voiture avait depuislongtemps disparu sur la route poussiéreuse.

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