Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE II – DÉSESPOIR D’AMOUR

Après un long voyage au Texas, et, ensuite, auMexique, le détective John Jarvis était de retour à San Francisco,depuis quelques jours ; son ami Mr Rabington et lapupille de ce dernier Miss Elsie Godescal, étaient revenus en mêmetemps que lui et s’étaient réinstallés à la villa des Cèdres, laluxueuse habitation qu’il possédait aux environs de la ville. Lesdétails de la fête grandiose qu’il y avait donnée, à l’occasion deson rajeunissement par le fameux docteur Klaus Kristian – disparudepuis – étaient encore dans toutes les mémoires.

Le banquier avait lieu d’être satisfait.

Le mystérieux traitement qu’il avait subil’avait véritablement ramené de soixante à quarante ans ; ilse trouvait nanti d’une puissance de travail, d’une énergie, d’unéquilibre physique et intellectuel qu’il ne s’était jamaisconnus ; sa fortune s’accroissait de jour en jour ;prudemment étudiées, sagement conduites, ses affaires de minesdonnaient d’énormes dividendes ; enfin la santé de Miss Elsiequi lui avait causé de terribles inquiétudes paraissait entièrementrétablie. À la suite d’un long séjour au château d’Isis-Lodge, enLouisiane, la jeune fille avait retrouvé la gaîté, l’appétit et lesommeil et ne se souvenait plus que comme d’un lointain cauchemarde la douloureuse captivité que lui avait fait subir KlausKristian.

Le bruit courait que très prochainement Elsieserait fiancée au fameux détective John Jarvis – pseudonyme souslequel se cachait le milliardaire Todd Marvel.

Ce dernier, depuis son retour, s’était livré àune besogne formidable ; deux ou trois fois par semaine, ilrecevait d’Europe un courrier si volumineux, qu’il n’avait plusguère le temps de mener à bien ces enquêtes criminelles pourlesquelles il éprouvait une véritable passion.

Un matin qu’il se livrait à l’examen d’uneliasse de documents venus de Paris, dans le cabinet de travail desa maison de Mateo Street, le Canadien Floridor pénétra brusquementdans la pièce ; mais, voyant le détective absorbé par sontravail, il s’assit dans un coin d’un air maussade.

Un quart d’heure se passa ainsi. Dans lesilence de la vaste pièce, on n’entendait que le bruit desfeuillets fiévreusement tournés ou le grincement dustylographe.

– Vous ne voulez pas que je vous donne uncoup de main ? demanda enfin le Canadien, en désespoir decause.

– Je te remercie, j’en ai fini pour cematin. J’ai mal à la tête. Mais qu’as-tu donc ? Tu as l’airpréoccupé.

– Je vais vous dire carrément la chose.Un de mes compatriotes, un de mes meilleurs amis, un braveCanadien, le capitaine Martin Rampal, se trouve réduit audésespoir. J’ai pensé que vous ne refuseriez peut-être pas de venirà son aide.

– Tu as eu raison. Quoique je sois trèspris en ce moment, je ferai l’impossible pour être agréable à tonami. De quoi s’agit-il ?

– Sa fiancée a rompu brusquement avec luide la façon la plus inexplicable ; il y a dans cette rupturedes côtés mystérieux qui me donnent beaucoup à penser. Mais il vousexpliquera tout cela beaucoup mieux lui-même. Il est dans le salond’attente. Voulez-vous le voir ?

– Certainement…

Le capitaine Martin Rampal entra. Ilparaissait âgé de vingt-cinq à vingt-huit ans. De sa physionomieouverte émanait une impression de force et de loyauté. Ses yeux dubleu-vert des mers du nord, regardaient bien en face et son sourireun peu naïf faisait un singulier contraste avec ses énormes bicepset la carrure de son torse, vêtu de gros drap bleu.

Ce personnage fut tout de suite sympathique àJohn Jarvis.

– Capitaine, lui dit-il, mon ami Floridorme dit que vous avez de gros ennuis.

– Je suis le plus malheureux des hommes,murmura le marin en prenant un siège, et ce qu’il y a de plusdésespérant, c’est que je ne comprends rien, absolument rien à cequi m’arrive !

– Nous allons tâcher d’éclaircir toutcela, fit le détective avec un bienveillant sourire. Mettez-moid’abord au courant des faits.

– Ce ne sera pas long. Depuis des annéesje suis reçu à chacun de mes voyages, chez Mr etMrs Gryce, des amis de vieille date qui me traitent comme leurfils.

– Gryce ? N’est-ce pas leship-broker du quai de Chine ?

– Précisément. Je continue : j’aivingt-huit ans, Rosy en a dix-neuf. Je l’ai fait sauter tout enfantsur mes genoux ; notre mariage était convenu depuis desannées ; nous nous adorions il n’y a pas trois jours…

« … Et je suis sûr, ajouta l’infortunécapitaine dont les yeux se mouillèrent de larmes, que, même aprèsce qui s’est passé, Rosy me garde au fond du cœur une grandeaffection. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle ne m’a rendu saparole que contrainte et forcée.

– Cela ne viendrait pas desparents ?

– Mais non ! Ils sont furieux contreRosy ; son coup de tête dérange des projets depuis longtempscaressés. Ils sont d’autant plus mécontents que l’homme qu’elle achoisi du jour au lendemain pour me remplacer est une sorted’aventurier, qui se dit propriétaire dans l’Arizona, mais surlequel on n’a pu recueillir que de vagues renseignements.Mr Gryce a refusé de le recevoir, mais Rosy a juré qu’ellel’épouserait quand même, et elle le fera ! Je la connais, elleest têtue comme le diable, quand elle s’y met.

– Si elle l’aime, si c’est une de cestoquades, comme il en prend parfois aux jeunes filles les plussérieuses, nous n’y pourrons rien, je le crains.

– Mais le plus fort, s’écria le marind’une voix tonnante, c’est qu’elle ne l’aime pas ! J’enmettrais la main au feu ! Je les ai vus ensemble au dancing,elle paraissait mortellement triste.

« Il y a mieux, j’ai eu une explicationavec elle et ce Walker – Je dois dire entre parenthèses, que c’estun gentleman d’apparence très correcte. – En ma présence, il lui adit, qu’il ne voulait nullement faire violence à ses sentiments, etque pour peu qu’elle eût des regrets de m’avoir quitté… Et c’estelle qui tout en colère a insisté en répétant sur tous les tons quesa décision était irrévocable !…

– Voilà en effet une étrange histoire,nous allons tâcher de la tirer au clair.

– Que faudra-t-il que je fasse ?demanda le capitaine un peu consolé.

– Ne vous occupez de rien. Faitesseulement en sorte que d’aucune façon Mr Gryce n’accorde sonconsentement à ce mariage.

– Oh ! pour cela, je suis bientranquille. Mr et Mrs Gryce sont exaspérés contreRosy !

Une auto venait de stopper en face de lamaison ; le capitaine prit congé, reconduit par Floridor quiacheva de lui remonter le moral. Le Canadien revint quelquesminutes plus tard dans le cabinet de travail.

– Miss Elsie nous envoie chercher parl’auto pour déjeuner avec son tuteur, dit-il.

– C’est vrai, il y a deux jours que je nel’ai vue, elle va croire que je l’oublie. Au moins ne la faisonspas attendre.

Les deux détectives sautèrent dans la voiture,non sans avoir échangé quelques paroles avec le chauffeur quin’était autre que le Noir Peter David devenu depuis peu l’heureuxépoux de Betty[10], la chamber-maid deconfiance de Miss Elsie.

Grâce à l’habileté du Noir, le trajet ne pritguère que cinq minutes.

Elsie, plus charmante que jamais, dans unetoilette du matin en crêpe de Chine, brodée de dentelles anciennes,vint au-devant de ses invités au seuil de la petite salle à mangerd’été qui donnait sur le parc de la villa des Cèdres et dont lebanquier réservait l’usage à ses intimes.

Tout, dans cette pièce assez exiguë, respiraitla gaîté et la joie de vivre. Le soleil, pénétrant par les fenêtreslarges ouvertes, avec le ramage des oiseaux et le parfum dusous-bois, faisait étinceler sur la nappe de soie damassée, ornéed’un chemin de violettes et d’orchidées, les couverts de vermeil,les cristaux aux vives couleurs et le service de table en ancienneporcelaine du Japon, à dessins d’or sur fond d’azur. Partout desgerbes de fleurs débordaient des vases de Chine, bariolés dedragons fantastiques, et des jardinières de Saxe aux tons sitendres et si vaporeux.

– Vous nous délaissez donc ? demandala jeune fille à John Jarvis.

Ses beaux yeux, de l’azur sombre et profond dulapis-lazuli, s’efforçaient d’exprimer un mécontentement quedémentait le malicieux sourire de la bouche.

– Ne croyez pas que je vous néglige,répliqua vivement le détective. Vous savez que le travail quim’absorbe n’a qu’un but, hâter la date de nos fiançailles. C’estencore à vous que je pense en essayant de résoudre l’énigmecompliquée à laquelle je me suis attaqué.

– Et la besogne avance ?

– Pas aussi vite que je le voudrais,murmura-t-il en étreignant la main de la jeune fille, avec uneardeur passionnée.

Elle répondit à cette étreinte par un sourired’une caressante langueur. Puis, tous deux demeurèrent plongés dansun silence d’une mystérieuse douceur.

Floridor et le banquier se taisaient aussimais pour des raisons beaucoup moins platoniques. Doués tous deuxd’un remarquable appétit, ils faisaient disparaître avec unelouable émulation les huîtres, les crevettes, le caviar et d’autreshors-d’œuvre, placés à leur portée dans des raviers en vermeil,délicatement ciselés. La conversation ne prit une réelle animationque vers la fin du repas.

John Jarvis raconta – sans donner les noms,bien entendu – la mésaventure du capitaine canadien. Il demandaensuite à Elsie ce qu’elle en pensait.

– Je suis persuadée, répondit-elle, quecette fiancée qui vous semble si capricieuse, obéit à quelquemobile plein de délicatesse. Peut-être remplit-elle un devoirimpérieux en accordant sa main à cet homme qu’elle n’aime pas. Quisait si ce n’est pas même par excès de tendresse pour son premierfiancé qu’elle se sacrifie ainsi. Vous me ferez plaisir en medonnant la clef de cette énigme…

– Quand je l’aurai résolue, ce qui n’apas l’air facile.

– J’ai moi aussi une histoire à vousraconter, déclara tout à coup Rabington, mais ce n’est pas unehistoire d’amour.

« Voici les faits : Une jeune fillede la meilleure société a réussi à escompter un faux chèque detrois mille dollars à nos guichets et nous n’aurions sans doute pasréussi à la pincer sans notre service photographique. L’habitudeque j’ai prise, sur votre conseil, de faire photographier à leurinsu tous ceux qui viennent toucher une somme de quelque importancem’a déjà rendu d’énormes services.

– Et comment l’affaire s’est-elleterminée ? demanda impatiemment Miss Elsie.

– Le mieux du monde, la voleuse a dûindemniser la personne lésée, car celle-ci a retiré sa plainte.

– Je croyais, fit le détective, que mêmedans ce cas, la banque poursuivait d’autorité, pour leprincipe.

– C’est exact, nous y sommes tousintéressés. Tout le monde se sert de chèques. Le jour où ceux quien fabriquent de faux ne seraient pas rigoureusement poursuivis,c’en serait fait du commerce bancaire. Dans le cas qui nous occupe,le plaignant – sans doute par complaisance – a reconnu pour siennela signature fausse. Il n’y avait plus moyen d’effectuer despoursuites.

Pendant tout ce récit John Jarvis avait montréune certaine agitation.

– Peut-on savoir le nom de la jeunefille ? demanda-t-il au banquier.

– Je ne sais trop si je dois…

– Vous n’avez pas promis le secret, jesuppose, puis ce n’est ni Miss Elsie ni Floridor qui bavarderont,et moi j’ai un grand intérêt à connaître ce nom.

– La coupable se nomme Miss Rosy Gryce,c’est la fille d’un riche ship-broker.

John Jarvis et Floridor se regardèrent, enproie tous deux à une profonde stupeur.

– Parions, dit Miss Elsie, que cette Rosyest la même qui a si brusquement abandonné son fiancé.

– Vous avez deviné juste, et grâce aurenseignement que vient de me fournir Mr Rabington, j’ai faitun grand pas dans la découverte de la vérité.

– Mon instinct de femme ne me trompaitpas, s’écria Miss Elsie avec feu, pour renoncer à l’homme qu’elleaime, cette malheureuse a dû subir une affreuse contrainte morale.Je jurerais qu’elle est innocente ! Elle a dû tomber dansquelque piège et cette histoire est probablement plus compliquéequ’elle n’en a l’air.

– Vous serez donc toujours aussiromanesque, interrompit brutalement le banquier, il ne faut paschercher midi à quatorze heures, cette Miss Rosy est une voleuse.Nous possédons sa photographie au moment où elle reçoit lesbank-notes du caissier !

– Tout cela est à examiner de près,déclara John Jarvis, au grand étonnement de Rabington.

– Eh bien ! répondit-il, examineztout ce qu’il vous plaira, je vais si vous le désirez vous donnerun mot pour le caissier en chef qui vous fournira tous leséclaircissements désirables. Pour moi je suis sûr que cette filleest une voleuse et rien ne modifiera mon opinion.

La discussion se poursuivit encore quelquetemps puis John Jarvis, muni de la recommandation promise, setransporta sans perdre un instant, aux bureaux de la Mexican MiningBank en compagnie de Floridor.

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