Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE II – AUTRE APPARITION

Trois semaines s’étaient écoulées depuis lesévénements que nous venons de raconter.

John Jarvis, quoique encore très affaibli,était maintenant complètement guéri.

Il s’était remis beaucoup plus vite qu’onn’eût pu l’espérer, aussi bien grâce au dévouement de Floridor,qu’à la volonté tenace qu’il avait de tirer vengeance du docteurKlaus Kristian.

Sitôt qu’il avait été rétabli, il s’étaitrendu à Chicago pour recueillir tous les renseignements qui luimanquaient sur la mort de Miss Elsie.

Il eut la déconvenue de ne rien découvrir deplus que ce qu’il savait déjà.

Dans la fièvre d’activité qui distingue la vieaméricaine, on avait déjà presque oublié le terrible incendie desabattoirs, qui cependant n’avait pas fait moins de quinze centsvictimes.

Les bâtiments détruits étaient déjà en grandepartie reconstruits, et l’on commençait à parler de la catastrophecomme d’une vieille histoire. Tous ceux auxquels s’adressa ledétective ne purent lui fournir que de vagues indices.

On lui montra les photographies des victimesqui n’avaient pas été reconnues, Elsie n’y figurait pas.

– La personne dont vous parlez, luirépondait-on, a sans doute été identifiée et réclamée par safamille. Consultez la liste des noms et les actes de décès.

Le nom de Miss Elsie Godescal ne figuraitnulle part.

À force de recherches, on découvrit lespolicemen qui avaient transporté le cadavre et qui figuraient dansle film documentaire. Leurs souvenirs étaient confus. Il était trèspossible qu’ils eussent porté le cadavre de la jeune fille dont onleur parlait, mais ils avaient charrié tant de corps, en déblayantles décombres, qu’ils ne pouvaient rien affirmer.

En désespoir de cause, John Jarvis résolut dese rendre à Los Angeles où était installée la firmecinématographique Atlanta, par les soins de laquellel’incendie avait été filmé.

La distance de San Francisco à la cité desfilms n’est pas considérable, le détective décida donc de s’yrendre en auto, accompagné du dévoué Canadien. Ce dernier avaitpris le volant et pilotait la voiture avec sa maestria habituelledans la cohue des véhicules de tout genre qui encombraient lagrande route.

– Je crains, dit Floridor, qu’après avoirvu le directeur de l’Atlanta, nous ne soyons pas beaucoupplus avancés.

– Qu’importe, répondit John Jarvis avecdécision ; je n’attends pas grand résultat de cette visite,mais elle doit être faite. Si nous n’apprenons rien je ne serai pasdécouragé pour cela. Depuis ma guérison, je me sens une énergienouvelle, une force d’endurance – au physique et au moral – que jene me suis jamais connue. Dussé-je y mettre des années et dépensertoute ma fortune, je me suis juré de retrouver Klaus Kristian et dele faire asseoir dans le fauteuil d’électrocution.

– Je vous y aiderai de toutes mes forces,déclara le Canadien avec conviction.

Ils approchaient maintenant de cette étrangeville de Los Angeles, où l’on a construit pour les besoins del’industrie cinématographique des échantillons de tous les paysagesdu monde, et déjà ils apercevaient des clochers et des toitures quiconfondaient dans un surprenant méli-mélo toutes les architecturespassées et présentes.

Ils pénétrèrent bientôt dans le vaste parcceint de hautes murailles qui entourait les studios et le théâtrede la société Atlanta.

À droite un temple hindou était entouré d’uneforêt vierge en miniature avec palmiers, bananiers et bambousgéants. À gauche un chalet norvégien était ombragé de noirs sapinset de bouleaux que l’on couvrait au besoin de neige factice pourdonner la complète illusion d’un paysage polaire.

À quelques pas de là, des ouvriers mettaientla dernière main à une ruelle du vieux Londres du temps deShakespeare, et les décorateurs passaient en couleur les toits decarton bitumé et les façades de staff. Une troupe de Peaux-Rougesauthentiques, armés du tomahawk et couronnés de plumes d’aigles,faisait vis-à-vis à un groupe de seigneurs de l’époque des Valois,aux pourpoints brodés de perles, aux petites toques de veloursentourées d’une chaîne d’or. À une buvette en plein air, descourtisanes grecques en harmonieux peplos blancs, prenaient du théet des gâteaux en compagnie de farouches sans-culottes, armés depiques et coiffés du bonnet rouge.

C’était un étrange salmigondis de toutes lesépoques, de tous les pays et de tous les peuples. Au milieu decette cohue bariolée, les metteurs en scène, les régisseurs et lesscénaristes se démenaient avec cette nervosité qui n’existe qu’enAmérique et disposaient les groupes devant les appareils de prisede vues manœuvrés par les opérateurs.

N’accordant qu’un regard distrait à cepittoresque tableau, John Jarvis et Floridor se firent conduire aucabinet du directeur qui les reçut aimablement, se mit à leurentière disposition mais, comme ils l’avaient pensé, ne put malgrétoute sa bonne volonté, apporter à leur enquête aucun faitnouveau.

Ils allaient se retirer lorsque John Jarviss’avisa d’une chose à laquelle jusqu’alors il n’avait passongé.

– Ne pourrai-je, demanda-t-il, interrogerles photographes qui ont procédé au tirage du négatif et lesouvrières qui ont fait le montage des bandes ?

– Comme il vous plaira. Je suis obligé devous quitter, mais mon secrétaire vous conduira partout où vousvoudrez.

Les deux détectives pénétrèrent à la suite deleur guide dans les vastes ateliers où avaient lieu le tirage et leséchage des bandes.

Sur leur demande, on rechercha le négatif,c’est-à-dire le cliché original, et on le fit passer devant eux surl’écran, dans une des salles de projection.

Là une surprise extraordinaire attendait JohnJarvis. Arrivé au tableau de l’enlèvement des corps, il reconnutparfaitement les deux policemen qui, dans le film vu à SanFrancisco transportaient le cadavre de Miss Elsie, mais sur lenégatif c’était un cadavre sans tête qui reposait sur lebrancard.

– Je ne m’attendais pas à une pareilledécouverte, murmura le détective avec une stupeur où il entrait unejoie immense.

« Je suis presque sûr maintenant qu’Elsieest encore vivante. Nous nous trouvons en présence d’une nouvellemachination du Docteur Kristian. Il a voulu faire croire à la mortde la jeune fille pour faire cesser les recherches. Il s’agitmaintenant de tirer au clair cette singulière histoire.

John Jarvis prit à part le chef d’atelier etle mit au courant.

– Dans un but facile à comprendre,conclut-il, un de vos ouvriers a truqué une ou plusieurs des bandeslivrées à la location.

– Rien d’ailleurs n’est plus facile quece truquage, expliqua le technicien. La jeune fille que vouscherchez a dû être photographiée endormie ou évanouie. La têtedécoupée a été collée sur la pellicule, qui ainsi surchargée a étéphotographiée de nouveau pour obtenir une image nette. Enfin on acoupé un morceau de la bande véritable et on l’a remplacé, en lerecollant à la dextrine, par le fragment falsifié.

« Seulement, ajouta le chef d’atelier, ila fallu, pour mener la chose à bien, la complicité d’une desouvrières de l’atelier de montage, qui sont chargées de mettre lespellicules dans l’ordre voulu et de les coller.

– Allons à l’atelier de montage, dit ledétective, brûlant d’impatience.

Ils pénétrèrent à la suite du chef d’atelier,dans une grande pièce où travaillaient une trentaine d’ouvrières,assises à de longues tables.

– Qui a monté « l’Incendie desAbattoirs » ? demanda le chef.

– C’est moi, répondit aussitôt une jeunefille à la physionomie pleine de douceur et de timidité.

– Pourquoi avez-vous coupé un fragment dela bande pour y en substituer un autre. Vous avez commis là unefaute très grave, et qui va être la cause de votre renvoi. Celam’étonne de vous qui êtes une excellente ouvrière, Miss Dolly.

– Je n’ai fait que ce qui m’étaitordonné, balbutia la jeune fille dont les yeux se mouillaient delarmes.

– Et qui vous a ordonné cela ?

– Le contremaître Otto Lentz. Il m’a ditque c’était de votre part, que ce fragment de bande avait étéoublié par les opérateurs, enfin qu’il valait mieux mettre un jolivisage de femme qu’un cadavre sans tête.

– Vous me dites toute la vérité MissDolly. Songez qu’il y va de votre place.

– Pourquoi mentirai-je. D’ailleurs lefait se produit tous les jours. Il n’y a guère de bande qui ne soitraccourcie ou allongée plusieurs fois avant d’arriver à sa formedéfinitive. Vous le savez aussi bien que moi.

– C’est très bien, Miss, je vousremercie. J’ai confiance en votre parole.

Le chef d’atelier conduisit les deuxdétectives à son cabinet et envoya immédiatement chercher OttoLentz. Jarvis vit entrer un gros homme, aux cheveux d’un blondsale, au regard faux dont les politesses obséquieusesl’indisposèrent tout d’abord défavorablement.

– Je suis détective, lui dit-il àbrûle-pourpoint. Vous êtes accusé d’avoir falsifié dans un butcriminel la bande « l’Incendie des Abattoirs ».

L’homme était devenu blême.

– Ce n’est pas moi, balbutia-t-il, cedoit être au montage.

– Vous mentez, c’est vous qui avez portéà Miss Dolly ce fragment truqué préparé par vous. Combien avez-vousreçu pour cela ?

– Mais rien, je vous jure !… Il y amalentendu.

– Je vous conseille d’être franc, s’écriaJarvis perdant patience, si vous ne me dites pas tout ce que voussavez, je vous emmène en prison séance tenante.

Et le détective fit tinter dans sa poche unepaire de menottes.

– Si au contraire vous parlezsincèrement, vous ne serez pas poursuivi, ajouta-t-il d’un ton plusdoux. Vous avez à choisir.

– Je dirai ce que je sais, dit l’homme àcontrecœur.

– C’est bien, répondez à mes questions.Combien avez-vous reçu ?

– Cent dollars. C’est un gentleman d’uncertain âge, très correct qui m’a assuré qu’il voulait seulementfaire une blague à sa belle-sœur.

– Vous deviez savoir que ce genre deblagues peut avoir des conséquences très graves. Les cent dollarsont eu raison de vos scrupules, voilà la vérité, puis vous croyiezn’être jamais découvert. Maintenant, dites-moi comment étaitl’homme dont vous venez de parler ?

– Gros, trapu, avec des cheveux roux, uneforte mâchoire, mais ce qui m’a frappé ce sont ses mains, despoings à assommer un bœuf.

– Pas de doute, murmura le détective,c’est le docteur Klaus Kristian.

– Attendez, interrompit le chefd’atelier, un homme répondant à ce signalement est venu peu detemps après l’incendie acheter un film. Je me trouvais à lalocation quand il s’y est présenté. Je me souviens du fait, car ilest très rare que les exploitants achètent une bande, ils secontentent de la louer. L’inconnu a dit qu’il voulait garder lesouvenir d’un événement aussi mémorable que l’incendie desabattoirs de Chicago, et il a payé rubis sur l’ongle.

– Nul doute qu’il ne se soit arrangé pourfaire passer le film truqué dans les principaux établissements deSan Francisco, afin que nous en soyons informés. Je reconnais làune de ces combinaisons machiavéliques qui sont familières audocteur. Maintenant, je suis absolument convaincu que Miss Elsieest encore vivante !

Après avoir sévèrement morigéné lecontremaître et laissé au chef d’atelier une gratificationprincière pour lui et son personnel, John Jarvis prit congé dusecrétaire qui l’avait accompagné et se dirigea vers son auto.

Il se disposait à y prendre place lorsqu’ilvit arriver en courant Dolly, l’ouvrière monteuse qui avait étéinterrogée la première.

– J’ai quelque chose d’important à vousapprendre, fit-elle. La jeune dame qui vous intéresse figure dansune autre bande, une bande toute récente que nous sommes en trainde monter. Je m’en suis aperçue quand vous avez été parti, jecroyais d’abord que ce n’était qu’une ressemblance, mais il s’agitcertainement de la même personne.

Le détective revint précipitamment sur ses pasen proie à une émotion qu’il n’essayait pas de dissimuler.Allait-il se trouver en face d’un nouveau traquenard combiné parson ennemi ? Était-ce le hasard qui cette fois secourable,allait lui fournir une piste nouvelle ? Il se le demandaitavec anxiété.

Cinq minutes plus tard, il était installé avecFloridor dans une petite salle de projection, et l’on faisaitpasser devant eux le film indiqué par l’ouvrière.

C’était une bande documentaire d’un piètreintérêt, montrant les principaux sites du Central Park de New York.Le film avait été tourné un jour de fête, par beau temps, et lessuperbes avenues regorgeaient d’une foule bruyante et parée.

Ce fut d’abord le musée de sculpture et celuid’histoire naturelle qui apparurent successivement sur l’écran.Puis l’esplanade où se démenaient une centaine de musiciens noirs.Enfin on montrait les coins les plus verdoyants de ce Park qui estpresque aussi grand que notre bois de Boulogne, tantôt une statueau milieu d’un massif de rhododendrons et de mimosas, tantôt unplatane ou un chêne centenaire.

Tout à coup John Jarvis poussa un cri etl’opérateur prévenu immobilisa pendant quelques instants l’imageprojetée sur l’écran. Dans une allée solitaire et bordée depeupliers de Virginie, un homme et une femme se promenaientlentement ; l’homme était obèse, l’air commun, le gestebrutal ; la femme délicate, maladive, se soutenant àpeine ; une épaisse voilette cachait ses traits.

À un moment donné, elle demeura un peu enarrière de son compagnon, releva sa voilette et regarda autourd’elle d’un air d’angoisse.

– Elsie ! c’est Miss Elsie, s’écriale détective dans un brusque élan de tout son être. Elle estvivante…

Cependant sur l’écran le gros homme s’étaitretourné et voyant que la jeune fille avait soulevé sa voilette illa menaçait de sa canne. Puis, après l’avoir forcée à cacher denouveau ses beaux traits, il la prit brutalement par le bras etl’entraîna.

Un taxi-cab venait à la rencontre du couple.L’homme fit signe de sa canne, ouvrit la portière, poussa la jeunefille à l’intérieur de la voiture, et y monta lui-même après avoirjeté une adresse au chauffeur. L’instant d’après, le taxi-cab avaitdisparu au tournant d’une allée.

John Jarvis était tellement ému qu’il n’avaitpas la force de prononcer une parole. Il resta quelques instantssilencieux, comme accablé par la joie trop vive qu’iléprouvait.

– Elle est vivante, et je sais qu’ellehabite New York ! balbutia-t-il enfin. Il faut que nous laretrouvions. Tu entends, Floridor ! nous allons prendre lerapide à l’instant même ! et même le rapide c’est bien lent,si je savais qu’il y eût en ce moment un bon appareil au campd’aviation nous irions à New York en avion.

– Comme il vous plaira, réponditplacidement le Canadien.

Et il ajouta après un instant deréflexion :

– C’est malheureux que nous ne sachionspas l’adresse.

– N’importe comment il faudra que nous ladécouvrions.

Floridor réfléchissait toujours.

– Et si je vous donnais, moi,s’écria-t-il enfin, le moyen de l’avoir, cette adresse ? Il netient qu’à vous de la connaître dans cinq minutes.

– Tu divagues ?

– Je parle le plus sérieusement du monde.Est-ce que le docteur Klaus Kristian – car c’est bien lui – n’a pastout à l’heure donné son adresse au chauffeur ?

– Je ne vois pas où tu veux en venir.

– Cette phrase que nous n’avons puentendre, un sourd-muet, habitué à épeler le sens de chaque mot surles lèvres de son interlocuteur, la lira facilement surl’image.

– Tu viens d’avoir là une idée géniale…Il faut tout de suite trouver un sourd-muet. Si nous avions lachance qu’il y en ait un dans l’établissement.

– C’est fort possible. Attendez-moi là.Je cours chez le directeur.

Dix minutes plus tard, le Canadien revenaitescorté d’un petit vieillard somptueusement vêtu d’un costume deseigneur du temps de la Régence. C’était un des figurants del’Atlanta qui, une dizaine d’années auparavant, avait eula langue coupée par des bandits mexicains, faute d’avoir pu payerrançon et qu’une explosion de dynamite avait rendu complètementsourd. C’était un Écossais, nommé Allan Rigby, et le pauvre diablese prêta de bonne grâce à ce qu’on exigeait de lui.

Lorsque la scène du Central Park reparut surl’écran et qu’il eut vu l’infernal docteur donner une adresse auchauffeur, il écrivit presque aussitôt après sur l’ardoise qui nele quittait jamais : 287, Colombus Avenue.

Le Canadien, avec sa prudence ordinaire, notaaussitôt sur son carnet cette précieuse indication. Quant à JohnJarvis il était si content qu’il fourra, sans y regarder, un billetde cinq cents dollars dans la main du sourd-muet, puis il s’élançavers l’auto avec une vivacité que Floridor ne lui connaissaitplus.

Quelques minutes plus tard ils arrivaient aucamp d’aviation ; John Jarvis payait comptant un biplan d’unedes premières marques américaines, achetait au vestiaire deuxcombinaisons doublées d’épaisses fourrures, deux passe-montagnes,deux casques, et ainsi prémunis contre le froid des grandesaltitudes, les deux hommes s’installaient dans l’aéroplane, l’undans le cockpit du pilote, l’autre, le Canadien, comme simplepassager.

John Jarvis était un pilote expérimenté. Aprèsun démarrage savant, l’avion prit de la hauteur et les moteurscommencèrent à donner tout le rendement dont ils étaient capables.Le Pacifique se fondit vers l’ouest dans la brume lointaine pendantque grandissait vers l’est la masse imposante des MontagnesRocheuses.

John Jarvis consulta ses instruments deroute ; il filait sur New York à raison de trois centskilomètres à l’heure.

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