Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE II – UNE ÉNIGME INSOLUBLE

Trois jours s’étaient écoulés depuis la fêtedonnée à la villa des Cèdres. Le banquier Rabington était d’un seulcoup devenu l’homme le plus populaire de San Francisco. Tous lespériodiques donnaient son portrait accompagné d’une substantiellebiographie. À la Bourse, dans une seule séance, les actions de laMining Mexican Bank avaient monté de douze points.

Le détective John Jarvis était un des rares àne pas partager cet engouement. Les allures presque insolentes dubanquier, depuis son rajeunissement, lui avaient souverainementdéplu, aussi bien que la physionomie brutale et cauteleuse dudocteur Klaus Kristian, enfin l’évanouissement de Miss Elsie luiavait laissé une pénible impression qu’il n’arrivait pas àdissiper.

D’ailleurs, il n’avait pu revoir la jeunefille. Chaque fois qu’il s’était présenté à la villa,M. Rabington était absent ou travaillait avec ses secrétaireset ne recevait pas, et Miss Elsie, invariablement, était alléefaire une promenade en auto.

John Jarvis flânait, un après-midi, par laville, en réfléchissant aux raisons qui pouvaient motiver lasingulière conduite du banquier à son égard, quand dans MasonStreet, le chemin lui fut barré par un embarras de voitures. Ils’apprêtait à revenir sur ses pas lorsqu’il crut reconnaître, dansune auto arrêtée par l’encombrement, Miss Elsie elle-même.

Il ne s’était pas trompé. Elsie était là àdeux pas de lui, mais son beau visage était pâli par le chagrin oula maladie.

En apercevant le détective, elle eut un faiblesourire, et elle mit un doigt sur ses lèvres comme pour lui fairecomprendre qu’elle était surveillée, puis elle lui fit signed’attendre.

John Jarvis se rapprocha prudemment en sedissimulant derrière un camion et, au bout d’un instant, Elsie luiglissa dans la main un billet qu’elle venait de griffonner sur unepage de son carnet. Il lut, après avoir eu la précaution de secacher dans l’embrasure d’une porte cochère : Il faut queje vous parle. Attendez-moi dans un quart d’heure à la porte devotre jardin.

Enfin, il allait donc avoir des nouvelles. Ildéchira le billet en tous petits morceaux qu’il sema le long de saroute et se hâta de regagner l’hôtel qu’il occupait dans MateoStreet, une paisible rue, proche du Faubourg d’Orient.

Grâce à l’énergique intervention despolicemen, l’embarras de voitures s’était promptement dissipé, MissElsie jeta à son chauffeur l’adresse d’un grand magasin denouveautés de Montgomery Street, où elle arriva quelques minutesplus tard.

Le chauffeur la vit descendre, entrer dans lemagasin, stationner au rayon des soieries, puis disparaître dans lafoule. La jeune fille avait traversé le magasin dans toute salongueur. Elle ressortit par une autre porte et se dirigea versMateo Street, marchant aussi rapidement qu’elle le pouvait et seretournant de temps à autre pour voir si elle n’était passuivie.

Elle atteignit sans encombre la rue déserte oùdonnait la porte du jardin qu’elle trouva entrebâillée.

Elle entra. John Jarvis était là, cordial etsouriant mais plus ému qu’il n’eût voulu le paraître.

– Que se passe-t-il donc à lavilla ? demanda-t-il impatiemment. Pourquoi n’avez-vous paspensé plus tôt que vous aviez en moi un ami ?

La physionomie de la jeune fille avait revêtucette expression de tristesse et d’épouvante qui avait frappé ledétective le soir de l’évanouissement.

– Je n’ai pu venir qu’aujourd’hui, et cen’a pas été sans peine. Je suis espionnée, presque prisonnière…

– Est-il possible ?

– Mr Rabington, murmura-t-elle enfrissonnant, n’est plus du tout le même pour moi, depuis qu’il estrajeuni… Mais il faut que je me hâte de tout vous dire car lesminutes sont précieuses. Il ne faut pas qu’on sache que je vous aivu ni qu’on s’aperçoive de mon absence.

– Le soir de la fête, vous paraissiezdéjà toute triste.

– Oui, je suis très impressionnable et jene puis jamais dissimuler ce que j’éprouve. Je ne puis supporter laprésence du docteur Klaus Kristian. J’éprouve pour lui la mêmerépugnance physique que pour un rat, un crapaud ou tout autreanimal immonde. Il m’est tellement odieux que sa présence me causeun réel malaise. Et, comme il devine l’impression qu’il produit surmoi, il me déteste cordialement…

« J’étais dans cette fâcheuse dispositionquand la sonnerie du téléphone a retenti…

Le visage convulsé d’horreur elle ajouta aveceffort.

– Voici les paroles qui ont causé monévanouissement : Elsie ! ma chèreElsie, venez à mon secours, je suis… Etcette voix suppliante qui montait vers moi des profondeurs del’inconnu, c’était la voix de mon tuteur, du vraiMr Rabington ! Comprenez-vous l’atrocité de masituation.

Jarvis était violemment ému.

– C’est épouvantable, balbutiait-il, maisêtes-vous bien sûre que quelque mauvais plaisant ne se soit pasamusé à contrefaire la voix de votre tuteur.

– Non, je ne puis pas m’être trompée.C’était bien Mr Rabington.

John Jarvis fit quelques pas dans les allées,en proie à une inexprimable agitation.

– Et depuis, demanda-t-il après unsilence, il ne s’est produit aucun appel du même genre ?

– Non, d’ailleurs, ce qui confirme messoupçons, mon téléphone particulier est détraqué, et les autrestéléphones sont gardés à vue. Bien que je n’aie rien répondu auxquestions qui m’ont été faites sur mon évanouissement, ilssavent, ils ont deviné que j’étais avertie de leur crime etils prennent leurs précautions en conséquence… Ah !c’est abominable.

– Enfin, que croyez-vous qui soitarrivé ? Allez jusqu’au bout de votre pensée.

– Ils ont séquestré – à l’heure qu’ilest, assassiné peut-être, mon pauvre tuteur – dit-elle lentement,et un autre a pris sa place, avec la complicité de cedocteur Kristian, que je crois capable de toutes les infamies, etles deux bandits vont se partager l’immense fortune, voilà lavérité !

– Un pareil crime, objecta le détectiveavec hésitation, me semble de prime abord difficile à admettre.Êtes-vous bien sûre de n’avoir pas été le jouet de votreimagination et de vos nerfs ? Enfin Mr Rabington a étéreconnu par tous ses amis, par moi-même ; c’est lui qui ademandé à être « rajeuni » par les procédés du DrKristian.

Miss Elsie se taisait consternée.

– Quoi, vous aussi, murmura-t-elle avecaccablement, vous allez passer dans le camp de mes ennemis !Vous ne me croyez pas ? Vous allez m’abandonner ?

– Je n’ai jamais mis en doute votresincérité, je vous promets de mettre en œuvre tous les moyens dontje dispose pour arriver à découvrir la vérité.

– Puis, interrompit-elle, les larmes auxyeux, vous ne connaissez pas encore toute l’horreur de masituation ! Maintenant le prétendu Rabington veutm’épouser ! Il attribue mes accès de tristesse à unemaladie nerveuse et parle de me mettre en traitement chez ledocteur Kristian. Ils veulent me dépouiller de ma fortune et mefaire disparaître ensuite, comme ils ont dépouillé et sans douteassassiné mon tuteur ! Est-ce assez clair ! Vousreste-t-il encore des doutes ?

Miss Elsie avait parlé d’un accent de détressesi poignant que John Jarvis en fut profondément remué.

– Non, dit-il, ce projet de mariage, bienqu’il ne soit qu’une preuve morale, est une preuve décisive. Ilconfirme tout ce que vous venez de me dire. Ne vous désolez pas. Jevous jure que je vous arracherai des griffes de ces misérables etque je délivrerai Mr Rabington. Car enfin, ajouta-t-il pourdonner quelque espoir à la jeune fille, votre tuteur, s’il estséquestré, est bien vivant puisqu’il vous appelle à sonsecours.

– Dites qu’il m’appelait il y a troisjours, murmura-t-elle avec un profond découragement. Qui sait,depuis, ce qu’ils ont fait de lui ?

– Je ne veux pas que vous vous laissiezabattre ainsi, dit le détective avec autorité. Il faut que voussoyez courageuse et que vous ayez foi en moi. J’ai pris l’affaireen main et je vous garantis que d’ici peu les choses vont changerde face, mais il faut que je puisse compter sur vous. Ne savez-vouspas que je vous suis entièrement dévoué ?

– Que faut-il faire ?demanda-t-elle, un peu réconfortée déjà par l’énergie même de cesparoles.

– Montrez-vous aussi aimable que possibleavec le faux Rabington, et même avec le docteur… Et tout d’abordacceptez le projet de mariage dont on vous a parlé.

– C’est vous qui me conseillezcela ! s’écria-t-elle dans un sursaut d’indignation.

– Oui, reprit-il, parce que ce mariagen’aura jamais lieu, je vous en donne ma parole de gentleman. Cen’est qu’un moyen pour nous de gagner du temps et d’endormir laprudence des deux bandits que votre attitude inquiète sans doutebeaucoup. De plus ce mariage dont il faut fixer la date le plustard possible, sera pour vous un prétexte à emplettes, ce qui vouspermettra de sortir.

« Tous les jours de quinze à seize heuresmon ami Floridor se tiendra dans la travée de gauche, au deuxièmeétage, du magasin de nouveautés françaises de la rue Montgomery etvous y attendra. Vous ne ferez pas semblant de vous connaître, maisvous pourrez échanger des billets sans éveiller les soupçons. Decette façon, vous pourrez m’avertir de ce qui se passera et medonner rendez-vous ici, en cas de besoin.

– Je ferai ce que vous me dites, à lalettre.

– Une dernière recommandation. Tâchez devous procurer les noms de tous les fournisseurs deMr Rabington – avant son rajeunissement – cela estindispensable. Vous remettrez la liste à Floridor, dès que vousl’aurez.

– Je vous quitte, murmura-t-elle avec untimide sourire, il faut que je rentre bien vite. Me voilàmaintenant un peu réconfortée.

Demeuré seul, John Jarvis se promena longtempsd’un pas saccadé par les allées du jardin, mûrissant dans sa penséetout un plan de campagne contre les bandits qui avaient sisubtilement escamoté la personnalité du banquier Rabington.

Le soleil couchant disparaissait dans l’océan,par-delà la presqu’île de Monterey, quand le détective regagna sonbureau. Il passa le reste de la soirée à donner de minutieusesinstructions au fidèle Floridor. La bataille s’engageait.

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