Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

CHAPITRE II – LES FUMÉES ROUSSES

Dix-huit heures allaient sonner à la grandehorloge électrique de l’usine Hilton (produits pharmaceutiques,tinctoriaux, explosifs, etc.) lorsqu’un gentleman correctement vêtude noir franchit les imposantes grilles et demanda au concierges’il pouvait être reçu par le directeur.

– Qui dois-je annoncer ? demandal’homme en décrochant le récepteur du téléphone privé qui mettaiten communication tous les bâtiments de l’immense usine.

– L’ingénieur Fred Habner ;d’ailleurs, j’ai rendez-vous avec Mr Hilton.

La réponse ne se fit pas attendre.

– M. le directeur est dans soncabinet de travail et sera très heureux de vous recevoir. Je vaisvous conduire.

Après avoir traversé une cour où s’alignaientpar centaines des bonbonnes, des touries et des bidons préparéspour l’expédition, le visiteur fut introduit dans une luxueusepièce où l’or avait été répandu à profusion ; les siègesétaient dorés, le plafond était orné de moulures d’or, et lestentures de cuir étaient à fleurs d’or.

Mr Hilton, un petit vieillard au crâneentièrement glabre, dont le teint semblait avoir gardé un reflet detout cet or et qui portait lui-même des lunettes d’or, fit àl’ingénieur l’accueil le plus empressé.

– Charmé de faire votre connaissance,cher Mr Habner, lui dit-il en le forçant à s’asseoir dans undes fauteuils dorés. On ne rencontre pas souvent, par malheur, deschimistes de votre force. Génial votre procédé ! Vousm’entendez, il n’y a pas d’autre mot.

– Vous êtes trop bon, murmural’ingénieur, qui semblait singulièrement gêné par ces éloges.

– Allons, ne rougissez pas, vous êtes partrop modeste. Et naturellement vous venez pour le chèque ? Lacaisse de l’usine est fermée, mais je dois avoir ce qu’il vous fautdans ma caisse personnelle.

– Voici votre lettre et le chèque.

– Très bien, voulez-vous endosser etsigner pendant que je compte les bank-notes.

L’ingénieur prit le stylographe (unstylographe en or) que lui tendait Mr Hilton et signa d’unemain tremblante.

– Parfait ! fit l’aimable directeuren séchant l’encre d’une pincée de poudre d’or, voulez-vousmaintenant vérifier la liasse.

La main qui avait tremblé en signant,tremblait en agrippant les bank-notes, elle tremblait encore en lescomptant. Enfin quand la liasse entière eut disparu dans une pocheintérieure, l’homme poussa un profond soupir.

– Hein ! murmura l’obligeantdirecteur, cela fait tout de même plaisir de palper ces diables depapiers ? Bon, voilà une affaire réglée, maintenant, nousallons parler de vos travaux. Je ne vous cache pas qu’en tant quedirecteur technique, vous allez avoir ici beaucoup, beaucoup debesogne et pas mal de responsabilités, mais avec un gaillard devotre trempe, je suis tranquille. Et d’abord quand voulez-vousentrer en fonctions ?

– Quand il vous plaira.

– Demain, serait-ce trop tôt ?

– Demain, si vous le désirez.

– Voilà qui est parler. Votre zèlem’enchante. On voit tout de suite avec vous à qui l’on aaffaire.

– Seulement, aujourd’hui, je suis pressé,très pressé, j’ai certaines dispositions à prendre. Je vais doncvous demander la permission de me retirer.

L’ingénieur s’était levé et comme s’il eût étéattiré par un aimant invisible, avait fait quelques pas vers laporte.

– Diable ! grommela le directeur,d’un air contrarié, et moi qui voulais vous faire visiter en détailtoute l’usine. C’est regrettable, très regrettable ! Enfinvous pouvez bien, j’espère, m’accorder un quart d’heure, je tiens àvous faire voir au moins le laboratoire des explosifs.

Et sans laisser le temps à son interlocuteurde formuler la moindre protestation, Mr Hilton ouvrit uneporte et le poussa dans une longue galerie vitrée.

– C’est que, balbutia l’ingénieur, d’unevoix étranglée, je ne pourrai pas vous accorder beaucoup de temps…Demain.

– Juste le temps de vous demander deux outrois explications… Ce sera vite fait.

Ils venaient d’entrer dans une vaste sallepavée de verre, aux murailles revêtues de carreaux de porcelaineblanche. De hautes armoires vitrées étaient remplies de cornues decristal, de tubes, d’éprouvettes, de toute la verrerie compliquéeindispensable aux laboratoires modernes. Au centre, un ballonrempli d’un liquide jaune était relié par des tubes en U à unesérie de flacons à tubulures destinés à condenser les gaz.L’ingénieur jeta sur tout ce qui l’entourait un regard chargé deméfiance.

– Nous sommes très bien outillés, fit ledirecteur. Savez-vous qu’ici même, nous avons préparé en quantitéassez forte de l’azotate de mercure. J’avoue que c’étaitimprudent.

– Tout ce qu’il y a de plusimprudent.

– Quand on songe que ce composé azotédétone au plus léger choc, au contact d’une barbe de plume, enproduisant une formidable explosion ; mais nous nerecommencerons plus.

– Je l’espère bien, déclaraMr Habner, avec une réelle conviction.

– Je vois avec plaisir que vous êtesprudent. Ce qui me causait le plus de tracas ce sont ces fameuses« fumées rousses », – du protoxyde d’azote, somme toute –dont vous avez trouvé le moyen d’empêcher la production. Il y a euplusieurs accidents assez graves. Dans la fabrication des explosifsces fumées se produisent fréquemment lorsqu’on emploie le procédéordinaire, tandis qu’avec le vôtre…

– Le mien est excellent.

– Si vous disiez admirable ! Mais ilfaut que je vous fasse voir quelque chose.

Mr Hilton avait allumé le fourneau à gazplacé au-dessous du grand ballon de verre.

– Vous allez constater par vous-même,dit-il à son interlocuteur, qui paraissait de plus en plusmécontent, qu’avant dix minutes il va se produire des fumées. Il ya là un vice de préparation qui m’échappe. Vous m’expliquerezcela.

L’ingénieur avait tiré sa montre.

– Nous aurions peut-être pu –proposa-t-il avec hésitation – remettre cette expérience àdemain.

– Pas du tout. C’est l’affaire d’uneminute. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.

Une sonnerie de téléphone interrompit cetteconversation. Mr Hilton s’élança hors du laboratoire en criantqu’il allait revenir.

Resté seul, l’ingénieur regarda autour de luiavec inquiétude. Il s’approcha des fenêtres, mais il remarquaqu’elles étaient munies de solides barreaux. En se retournant sesregards tombèrent sur un carton placé bien en vue et qui portaitcette inscription : « Beware of the yellowfumes »[6].

– Que le diable les emporte avec leurfumée ! grommela-t-il. Il me semble avoir déjà vu cela dansles papiers.

Il prit son portefeuille et en retira unecarte couverte d’une écriture très fine au-dessus de laquelles’étalaient ces mots : « Préparation de lafracassite ». Il la relut, mais sans perdre des yeux le ballondont le liquide commençait à bouillir. Ce passage attiraparticulièrement son attention. « La production des fuméesrousses est l’indice immanquable d’une explosion imminente ;voici d’ailleurs le moyen de les éviter… »

Il n’acheva pas sa lecture ; l’intérieurdu ballon venait de se colorer faiblement en rouge.

– Ma foi, tant pis ! s’écria-t-il,je ne reste pas là. Et il prit son élan dans la direction de laporte, bien décidé à s’enfuir sans demander son reste. La malchancevoulut qu’il tombât presque dans les bras de Mr Hilton quirevenait.

– Ah çà ! où courez-vousainsi ? demanda le directeur très surpris.

– Les fumées rousses !… tout vasauter ! Je détale…

Mr Hilton n’eut qu’à jeter un coup d’œilsur le ballon, pour constater le danger.

– Mille bombes, s’écria-t-il. Et ilbondit jusqu’au fourneau à gaz dont il ferma le robinet.

– Ouf ! fit-il en s’épongeant lefront. J’ai eu chaud.

Et il ajouta en se tournant versl’ingénieur.

– Alors c’est comme cela que vous faitesattention ! Vraiment je ne comprends pas…

Il s’arrêta. Brusquement il venait deremarquer l’épaisse carrure du soi-disant ingénieur, son visagebasané par le soleil et ses grosses mains rouges.

– Ah çà, mon garçon, dit-il àbrûle-pourpoint, vous êtes ingénieur comme je suis Président de laRépublique. Vous avez plutôt l’air d’un cow-boy que d’unchimiste…

Pâle et déconfit, l’homme ne répondait pas unmot mais il cherchait sournoisement à se rapprocher de la portependant que Mr Hilton, allant et venant d’un bout à l’autre dulaboratoire comme un lion en cage, donnait libre cours à sacolère.

Un garçon de bureau qui portait un télégrammemit fin à cette scène.

– Un sans fil – grommela le directeur –d’où ça vient-il ? Tom, attendez un instant.

Il s’absorba quelques minutes dans la lecturedu message. Le faux Mr Habner n’était plus qu’à quelques pasde la porte, lorsque Mr Hilton s’aperçut de son manège. Cetteconstatation produisit chez lui un redoublement de colère.

– Et vous vous figurez, s’écria-t-il, quevous allez comme cela filer tranquillement en m’emportant cinquantemille dollars ? Vous m’avez pris pour un autre, mongarçon !

Pendant que le directeur s’abandonnait ainsi àune fureur bien légitime, le faux ingénieur calculait froidementles chances qu’il avait de sortir de ce mauvais pas. Il décidaenfin que le meilleur moyen d’y arriver était d’étourdir d’unsolide coup de poing d’abord Mr Hilton, puis Tom, le garçon debureau et de filer en les enfermant tous deux dans lelaboratoire.

Au moment où il s’y attendait le moins,Mr Hilton à demi assommé alla rouler à dix pas de laporte ; Tom qui reçut presque en même temps que son directeurun formidable direct au creux de l’estomac soutint beaucoup mieuxle choc, et presque aussitôt il répliqua au direct par un swing quiatteignit la tempe de son adversaire et le fit trébucher. Le combatcontinua pendant quelques minutes, avec des chances diverses etsans que le faux ingénieur pût ouvrir la porte dont Tom lui barraitobstinément l’accès.

Pendant ce temps, Mr Hilton fort mal enpoint et la mâchoire sérieusement endolorie, s’était relevépéniblement et s’était accoté à une des tables de porcelaine. Quandil eut un peu repris ses sens, son premier soin fut d’appuyer surun bouton électrique qui se trouvait à sa portée et qui provoquaimmédiatement l’apparition d’un second garçon de bureau pour lemoins aussi robuste que Tom lui-même. Cette fois, la lutte devenaitimpossible pour le prétendu Mr Habner. En un clin d’œil il futterrassé et solidement garrotté. La première chose que fitMr Hilton quand il vit le malandrin réduit à l’impuissance futde lui reprendre la liasse de cinquante mille dollars qu’il reportapaisiblement dans sa caisse.

– Faut-il appeler un policeman ?demanda Tom.

– Non ! Laissez-le où il est.J’attends quelqu’un auquel ce bandit aura des comptes à rendre.Mais que l’un de vous ne quitte pas la pièce. Il faut que ce gredinsoit gardé à vue.

Et l’honorable Mr Hilton se retira pouraller poser des compresses sur sa mâchoire tuméfiée tout en sefélicitant de la chance qu’il avait eue de conserver ses bank-noteset de n’être pas assassiné.

Il venait de regagner son cabinet de travaillorsqu’on lui annonça que deux gentlemen et deux dames demandaientà lui parler.

– Faites entrer, dit-il, je suis prévenude cette visite.

Et il se leva pour aller au-devant de JohnJarvis qu’accompagnaient Mrs Godfrey, Mrs Habner etFloridor.

– Je suis heureux d’être arrivé à temps,expliqua le détective. Nous avons affaire à une bande puissammentorganisée, sans nul doute celle de feu le docteur Kristian. Toutesles précautions avaient été prises pour que vous acquittiez lechèque volé. La ligne télégraphique est coupée, la route semée depointes qui ont crevé mes pneus.

– Comment avez-vous fait pour meprévenir ?

– Mon auto est munie d’un appareil de T.S. F. Je m’en suis souvenu heureusement.

– Cela ne m’explique pas comment vousavez pu arriver si tôt.

– La panne s’est produite quand nousavions déjà fait les deux tiers du chemin. Floridor s’est rappeléqu’il y avait une station de chemin de fer à une demi-heure demarche. Nous avons abandonné l’auto et nous nous sommes rendus à lagare à pied.

– Je vous admire ! s’écriaMr Hilton sincèrement émerveillé. Allons voir notre homme. Ilest dans la pièce voisine confortablement garrotté.

Tous passèrent dans le laboratoire.

Le faux ingénieur étendu dans un fauteuil sousla garde de Tom, jeta sur les nouveaux venus le regard farouched’un fauve pris au piège.

– C’est le cow-boy qui est venu cheznous ! s’écria Mrs Godfrey avec une profonde émotion. Jele reconnais formellement. Il va falloir qu’il dise où est monmari !

– Et le mien ! ajoutaMrs Habner.

– Je vous promets qu’il le dira !affirma John Jarvis.

– Je n’ai rien à dire, murmura l’homme,les dents serrées. Allez chercher le policeman, c’est mon droit decomparaître devant un juge.

– Les policemen sont tout à fait inutilesdans cette affaire, déclara froidement le détective. J’ai unmeilleur moyen de le faire parler. Vous disposez sans doute iciMr Hilton d’un sérieux courant électrique.

– Plus de mille volts.

– Parfait. Rien ne sera plus facile quede faire goûter par avance à ce gredin les douceurs del’électrocution. Je vous garantis qu’à la troisième secousse, ilparlera.

– Excellente idée, dit Mr Hilton, enallant chercher dans un coin un tabouret isolant à pieds de verreet un rouleau de gros fil de cuivre.

À la vue de ces préparatifs, le prisonnierétait devenu livide.

Mr Hilton s’était fait apporter un casquede téléphoniste appartenant à une des employées de l’usine, il yadapta une des extrémités du fil de cuivre et relia l’autre à uneprise de courant.

– Ce sera prêt dans une minute,déclara-t-il.

Du coup le prisonnier n’y tint plus.

– Je parlerai, balbutia-t-il d’une voixéteinte.

Aussi pâles que l’homme étendu dans lefauteuil, les deux jeunes femmes se tenaient l’une près de l’autre,le cœur serré par une angoisse inexprimable.

– Le médecin et l’ingénieur sont vivants,reprit le bandit d’un ton plus assuré, cela, je le jure, on ne leura pas fait de mal !…

– Mon Dieu ! Je n’osais plusl’espérer !… murmura Mrs Godfrey.

Et elle s’évanouit. Mrs Habner, presqueaussi émue que sa compagne d’infortune la reçut dans ses bras.Pendant que Mr Hilton faisait respirer des sels à la malade etlui lotionnait les tempes avec de l’eau glacée, le détectivepoursuivit l’interrogatoire du prisonnier.

– Comment vous appelez-vous ? luidemanda-t-il.

– Jonathan.

– Vous appartenez à la bande de KlausKristian.

– Oui, fit le bandit avec hésitation,mais il est mort, tous ses hommes sont en fuite.

– Nous verrons cela. J’exige maintenantdes explications complètes sur la disparition de MM. Godfreyet Habner. Si vous faites preuve d’une entière franchise et si –bien entendu – les deux victimes sont saines et sauves, il pourrase faire que je ne vous livre pas à la justice.

– Les deux disparitions, réponditJonathan qui avait recouvré tout son aplomb, s’expliquent trèsnaturellement. C’est pour soigner un camarade blessé que j’ai étéchercher le docteur Godfrey, on l’a séquestré par mesure deprudence, jusqu’à la guérison complète de son malade, ce n’est pasun grand crime après tout.

– Soit, mais l’ingénieur ?

– Je ne suis pas un gentleman, moi, ditrudement le bandit, je suis un coureur de frontières, unaventurier…

– Ou pour mieux dire un voleur et unassassin.

– Comme il vous plaira. Je trouve unportefeuille, j’eusse été bien bête de ne pas essayer de toucher lechèque qu’il renfermait, mais pour y réussir il fallait fairedisparaître pour quelque temps le véritable bénéficiaire du chèque.C’est ce que j’ai fait. Là encore le crime n’est pas grand. Quiaurait été volé ? Hilton, il est archimillionnaire.

– Vous avez une morale singulièrementélastique.

– On a la morale qu’on peut. Je dis leschoses comme elles sont.

Jonathan avait parlé avec une affectation debrutale franchise dont le détective ne fut pas entièrement dupe,cependant il jugea que les faits ainsi présentés devaient être àpeu près exacts.

– Maintenant vous allez me conduire àl’endroit où sont séquestrés le docteur et l’ingénieur, et celaimmédiatement.

– Je suis à votre disposition. Ce n’estpas très loin d’ici, à Maple-Farm.

Après s’être concerté avec Mr Hilton etles deux femmes, le détective sortit en compagnie de Floridor pourse procurer une auto. Resté seul dans son coin, Jonathan eut unricanement silencieux, Mrs Habner qui l’observait à ladérobée, fut frappée de l’expression d’astuce et de fourberiequ’offraient en ce moment ses traits et elle fit part de sesimpressions à Mrs Godfrey.

– Je crains bien, lui dit-elle, que cebandit ne nous attire dans quelque traquenard, avez-vous observé saphysionomie il y a un instant ?

La femme du docteur ne partagea pas cetteappréhension.

– Cet homme a l’air d’un scélératdéterminé, répondit-elle, mais avec Mr John Jarvis nousn’avons rien à redouter. Maintenant j’ai bon espoir.

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