Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

Huitième épisode – LA CAVE DE BRONZE

CHAPITRE PREMIER – LE PENDU

Levés avant le jour, trois cavalierstraversaient lentement une clairière de l’immense forêt vierge quicouvre encore presque entièrement cette partie du Mexique qu’onappelle les Terres chaudes. Le soleil allait selever ; les étoiles pâlissaient une à une, comme effacées parune main invisible. Vers l’orient, le ciel, à demi voilé par labrume qui montait d’un étang bordé de palmiers, était d’unedélicieuse couleur d’argent, glacé d’azur, teinté des nuances lesplus délicates, de l’orangé, du mauve et du gris perle. Un silenceimposant planait sur les solitudes.

Tout à coup une brise légère rida la surfacede l’étang, les feuillages frissonnèrent avec un bruissementplaintif et doux, la forêt tout entière s’agita et frémit et ledisque de pourpre claire du soleil apparut drapé de légers nuagesde vermeil et d’or.

La brume s’était dissipée, les feuillagesruisselaient d’une rosée aussi abondante qu’une pluie. Parmilliers, les oiseaux secouaient leurs ailes et s’élançaient desarbres où ils avaient passé la nuit. Des vols de corbeaux, deperroquets verts, de spatules roses, de hérons, se dispersaientdans le ciel avec mille cris discordants ; dans une savanelointaine, des taureaux sauvages faisaient entendre de longsmugissements.

Laissant derrière eux l’étang peuplé deserpents d’eau, d’alligators et de tortues, les trois cavalierssuivaient un sentier ombragé – avec une inouïe luxuriance defeuillages, de fleurs et de fruits – par des poivriers aux grappesd’un rouge éclatant, des acajous, des palmiers royaux, dessapotiers et des cocotiers, au pied desquels poussaientd’inextricables buissons de mimosas épineux, d’euphorbes et defougères arborescentes.

Ils chevauchaient avec lenteur, souvent forcésde s’ouvrir un passage à coups de machete[7] à travers les lianes enchevêtrées,lorsque celui qui marchait en tête, un métis mexicain coiffé d’unsombrero orné de plaques d’or et drapé dans un vaste manteau ouzarape, retint tout à coup sa monture en poussant un cride surprise.

Les deux autres voyageurs, deux hommes de raceblanche, vêtus de kaki et coiffés de casques en moelle de sureau,s’étaient rapprochés immédiatement.

Ils virent alors ce qui avait provoqué le crid’étonnement de leur compagnon.

À un tournant du sentier, celui-ci s’étaittrouvé brusquement nez à nez avec un pendu accroché à la maîtressebranche d’un manguier, et dont les haillons se balançaient au ventdu matin.

Les deux Blancs avaient sauté à bas de leurschevaux ; mais le Mexicain ne paraissait nullement disposé àles imiter.

– Señores, déclara-t-il gravement, celaporte malheur de secourir un pendu.

Et il ne bougea pas.

Appuyé au dossier de sa haute selle, campé surses vastes étriers à boîtes, il s’apprêta flegmatiquement àregarder ce qu’allaient faire les deux señores.

D’un coup de machete, l’un d’euxavait tranché la corde, pendant que le second, une sorte de géant,recevait le pendu dans ses bras et le déposait doucement sur lesol.

– Le corps est encore tiède, déclara legéant.

– Je vais te dire immédiatement si onpeut conserver quelque espoir, répondit son compagnon. La face estcongestionnée, presque violette, la langue gonflée et pendante,mais cela ne prouve rien… La colonne vertébrale n’a pas étédisloquée.

Le charitable cavalier avait déboutonné lachemise et la veste du pendu et lui baignait les tempes avec l’eaude sa gourde, puis, à l’aide d’un tube emprunté à une touffe debambous, il insuffla de l’air dans les narines, en ayant soin detenir la bouche fermée de façon à gonfler les poumons. En appuyantensuite à la base du thorax, il força les bronches à se dégonfler,réalisant ainsi artificiellement les mouvements de larespiration.

Entre temps, l’autre cavalier enlevait lessouliers du patient et lui frictionnait vigoureusement la plantedes pieds et la cheville pour forcer la circulation du sang à serétablir.

Pendant trois quarts d’heure, les deuxsauveteurs continuèrent à appliquer le même traitement au pendu,avec une patience dont s’émerveillait leur guide, nonchalammentoccupé à fumer un de ces excellents cigares de St-Jean de Tuxtlaque les amateurs égalent aux havanes.

– Carajo ! murmura-t-il, il fautvraiment que ces señores aient du temps à perdre. Je serais fortétonné s’ils réussissaient !…

En cela il se trompait.

Le plus grand des cavaliers avait tiré de sapoche un de ces couteaux à plusieurs lames qui sont pourvus d’unemèche à saigner les chevaux ; il s’en servit pour piquerlégèrement une des veines situées derrière l’oreille droite dupatient et il répéta cette opération derrière l’oreille gauche,puis à la tempe.

Un sang noir gouttela d’abord lentement puisfinit par jaillir plus abondant et plus rouge. Presque aussitôt lependu ouvrit les yeux et poussa un profond soupir.

Il était sauvé, la respiration et lacirculation avaient repris leur cours.

Mais au moment où il avait ouvert les yeux,les deux cavaliers avaient jeté le même cri de surprise.

– Markham. C’est Markham !

Ils demeuraient tous deux muets de stupeur enreconnaissant dans celui qu’ils venaient d’arracher à la mort,précisément l’homme qu’ils cherchaient en vain depuis troissemaines dans les déserts du Mexique.

Le pendu ressuscité ne paraissait pas moinssurpris qu’eux-mêmes de cette rencontre, mais à sa surprise semêlaient visiblement la peur et la confusion. Sa face, une heureauparavant violacée par la congestion, était devenue d’une pâleurlivide, ses mains tremblaient.

– John Jarvis ! bégaya-t-ilenfin.

– Moi-même, Mr Markham, luirépondit-on, charmé de vous voir revenu à l’existence. C’est unecure dont je suis véritablement fier. J’ajoute que vous êtes lapersonne que je désirais le plus rencontrer. Vous n’avez pasoublié, je suppose, que nous avons un compte assez sérieux à réglerensemble ?

À ces paroles, prononcées avec une amèreironie, Markham frissonna de tout son corps et parut sur le pointde s’évanouir, John Jarvis s’en aperçut.

– Je vois, Mr Markham, dit-il, quevous n’êtes pas encore en état de discuter. Il ne faudrait pas nousfaire la mauvaise plaisanterie de passer de nouveau de vie àtrépas. Vous nous avez donné suffisamment de mal comme cela.

Et se tournant vers son compagnon :

– À quoi penses-tu, mon braveFloridor ? Tu vois bien que notre malade est loin d’être toutà fait guéri. Je suis sûr que quelques gorgées d’eau-de-vie decanne le remettront complètement.

Floridor haussa les épaules et obéit avecmauvaise grâce ; il fit boire Markham et banda les plaieslégères qui avaient résulté de la saignée.

L’ex-pendu s’était laissé faire, mais sa minefarouche, les regards de haine que dardaient ses yeux gris,montraient combien il était humilié et furieux de se trouver ainsià la merci de ses ennemis.

– Vous auriez dû me laisser oùj’étais ! murmura-t-il d’une voix sourde.

– J’ai eu pitié de vous sans vousreconnaître, mais j’aurais agi de même en sachant à qui j’avaisaffaire.

– Par philanthropie ! fit Markhamagressif et goguenard.

– Non.

– Je m’en doute. Dites plutôt que vousaviez le vague espoir de récupérer les deux millions de dollars quej’ai volés au banquier Rabington.

– Et quand cela serait ?

– Vous perdez votre temps ! Est-ceque je serais couvert de pareilles guenilles, si j’avais desbank-notes ?

Et Markham éclata d’un rire faux et stridentcomme le cri d’un oiseau de proie.

– Ce n’est pas toujours une raison,répliqua John Jarvis en regardant le voleur bien en face.

– Vous croyez ! Mettez-vous biendans l’esprit que, de moi, vous n’avez rien à attendre. Vous pouvezfouiller mes haillons, vous n’y trouverez pas une piastre !J’ai été dépouillé de tout. Il y a huit jours j’ai vendu monbrowning à des vaqueros pour un peu de nourriture, depuis je n’aivécu que des fruits de la forêt…

– Il est possible que vous disiez lavérité, mais vous ne me ferez pas croire que vous ignorez où sontles bank-notes ?

– Je le sais, mais vous ne seriez pasplus avancé si je vous le disais.

Contre l’attente de Markham, John Jarvisdemeura silencieux. Il réfléchissait.

Toute cette conversation avait eu lieu enanglais, au grand mécontentement du métis qui ne parlait quel’espagnol et dont la curiosité se trouvait déçue. Tout doucementil avait rapproché son cheval.

– Que veux-tu, Bernardillo ? luidemanda John Jarvis.

– Je désirerais savoir, fit-il, aveccette affectation de politesse, dont les Mexicains ont hérité desEspagnols, si les señores sont disposés à continuer leurroute ?

– Nous attendrons pour cela que la grossechaleur soit tombée. Pour le moment nous allons déjeuner, puisfaire la sieste. Pendant que nous allumerons le feu, tâche detrouver quelque gibier dans les environs, mais ne t’éloigne pastrop.

– Bien, señor, je serai promptement deretour, là où il y a de l’eau, le gibier est toujours abondant.

Bernardillo fit volter son cheval avecl’élégance d’un écuyer consommé et disparut dans lesous-bois ; bientôt, on entendit crépiter coup sur coup lesdétonations de sa carabine. Comme beaucoup de ses compatriotes,Bernardillo était un tireur infaillible, il s’amusait souvent àtuer des hirondelles au vol, à balle franche. Au bout d’un quartd’heure à peine, il était de retour, portant, suspendus à l’arçonde sa selle, deux de ces gros perroquets au plumage bariolé derouge, de bleu et de jaune que les Mexicains appellent deshuacamayas et une demi-douzaine de beaux écureuils noirs, dont lachair est exquise.

Avec des feuilles sèches Floridor avait alluméun grand feu à l’ombre d’un bombax géant, au tronc blanc et lisse.Des gobelets et de petites assiettes d’argent avaient été disposéssur la mousse verdoyante et, dans les buissons voisins, le Canadienavait cueilli des goyaves à la pulpe dorée et des manguesexcellentes malgré leur parfum de térébenthine.

Avec une dextérité sans pareille, Bernardillodépouilla, pluma et vida son gibier, en bourra l’intérieur deplantes aromatiques et le mit à rôtir, enfilé sur desbaguettes.

Markham suivait ces préparatifs avec desregards brillants de convoitise : il était évident qu’il avaitdû subir les jours précédents une diète sévère, et cette partie deson récit, au moins, était exacte.

Il le prouva en engloutissant, avec lavoracité d’un loup affamé, tout ce qu’on voulut bien lui donner, ycompris les indigestes tortillas de maïs, offertes par Bernardillo.Pendant tout le repas, le métis s’était, d’ailleurs, montré pleinde prévenances pour le rescapé. On en comprit bientôt laraison.

– Señor, lui dit-il, en lui offrantgravement un cigare, voudriez-vous me permettre de prendre un boutde votre… corde. J’espère que je ne suis pas indiscret ?

Markham ne savait s’il devait rire ou sefâcher. Il prit le parti d’imiter John Jarvis et Floridor quis’égayaient de cette requête inattendue et donna carte blanche aumétis.

– Vous êtes encore assez naïf pour croireque ma corde vous portera bonheur ? lui dit-il seulement.

– J’en suis fermement convaincu, répliquaBernardillo avec le plus grand sérieux et il s’empressa d’allerprendre possession de ce qu’il regardait comme un précieuxcadeau.

Un moment distrait par cet incident, JohnJarvis était redevenu silencieux. Markham l’observait avecinquiétude. Affaibli, sans armes, en face de trois cavaliersrobustes et bien armés, l’ex-directeur de la banque de Presidio serendait compte qu’il était entièrement à leur merci.

La chaleur était devenue accablante, lesrayons du soleil parvenu au zénith tombaient verticalement d’unciel embrasé. Hommes et chevaux, comme dans l’histoire de PeterSchlemihl, semblaient avoir perdu leur ombre. Un silence de mortplanait sur la forêt dont les feuillages pendaient languissamment.Les corolles se fermaient, les oiseaux-mouches, les grandspapillons jaunes rayés de noir s’étaient réfugiés au creux desbuissons. Vaincus par cette atmosphère, brûlante comme l’haleined’une fournaise, Bernardillo et Floridor s’étaient jetés sur leurscouvertures de cheval et s’étaient endormis.

Markham et John Jarvis n’avaient pas cédé ausommeil, mais malgré l’épaisseur des frondaisons qui les abritaientet bien qu’ils demeurassent immobiles, leur front était emperlé desueur et une immense torpeur les accablait. Ce ne fut que par unpuissant effort de volonté que le détective parvint à dompterl’envahissante somnolence.

– Que voulez-vous que je fasse devous ? dit-il tout à coup à Markham, d’un ton plein desévérité. J’ai les pleins pouvoirs de Mr Rabington pourdemander l’extradition du voleur et de l’assassin que vousêtes ! Je ne parle pas de votre fille, Miss Lilian, que vousavez réduite au désespoir et que vous ruinez car elle s’est engagéeà abandonner jusqu’au dernier cent, sa fortune personnelle pourdésintéresser la Mexican Mining Bank.

Profondément humilié, honteux de lui-même,Markham baissait la tête comme écrasé sous le poids de cesaccusations.

– Vous n’avez aucune excuse ! repritJohn Jarvis avec indignation, vous êtes intelligent, vous êtesénergique et vous étiez riche. Votre crime n’est pas de ceux dontla misère ou l’ignorance peuvent atténuer la responsabilité…

« Dans ces conditions il ne me reste qu’àremplir jusqu’au bout la mission qui m’a été confiée. Je vais vousemmener jusqu’à la côte et vous embarquer pourl’Amérique. »

L’attitude et la physionomie de Markhamétaient pitoyables. Ses joues creuses, envahies par une barbe grisequi n’avait pas été rasée depuis quinze jours, son teint déjà jaunipar le soleil, ses yeux fiévreux, dont les paupières étaientenflammées, bordées d’écarlate par l’ophtalmie, ses vêtementsdéchirés, le faisaient ressembler à ces vagabonds – lamentablesépaves humaines – qui errent sur les quais des grandes villesmaritimes. Le cercle rouge laissé par la corde autour du couajoutait encore à l’aspect sinistre du misérable.

Qui eût dit que ce loqueteux et le correctgentleman, l’homme d’affaires réputé qui, quelques semainesauparavant, avait reçu Mr Rabington au seuil de la banque dePresidio, n’étaient qu’une seule et même personne ?

– J’ai perdu la partie… murmura-t-ild’une voix morne et aveulie, tant pis pour moi ! Je suis sousvos pieds, écrasez-moi !

Il s’affala sur la mousse et ferma les yeuxcomme pour dormir.

John Jarvis qui était foncièrement généreux leregarda longtemps en silence, mordu au cœur par un étrangesentiment où se mélangeaient le mépris et la pitié.

– C’est une vraie loque, songeait-il avecune secrète irritation… Il ne s’est pas même défendu !J’aurais été presque content qu’il m’injurie, qu’il me menace, quedu moins, il me propose quelque chose ! Un vrai yankee luttejusqu’au bout, que diable !

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