Les Aventures de Todd Marvel, détective milliardaire

Deuxième épisode – LE JARDIN DESGÉMISSEMENTS

CHAPITRE PREMIER – UNE FÊTE DEMILLIARDAIRES

Ce jour-là, toute la ville de San Francisco –une des plus vivantes et des plus bruyantes villes du monde – étaiten pleine effervescence. À la Bourse dans Montgomery et dans MarketStreet, et jusque dans la Ville Chinoise et dans le Faubourgd’Orient, on ne parlait que de la fête que donnait, le soir même,le banquier Josias Horman Rabington, propriétaire et directeur dela Mining Mexican Bank, au capital de 200 millions de dollars.

Quelques jours auparavant, les plus notablespersonnages du monde de la finance avaient reçu l’invitationsuivante :

Mr et Mrs,

vous êtes priés de vouloir bien assisterau dîner suivi de bal qui sont offerts à ses amis, ÀL’OCCASION DE SON RETOUR À LA JEUNESSE, par Mr JosiasHorman Rabington, en sa villa des Cèdres, le mercredi 20 septembre,à dix-neuf heures très précises.

En traitement depuis deux mois dans la maisonde santé du docteur Klaus Kristian, le banquier allait reparaître,débarrassé du poids des années par la vertu des greffesmerveilleuses.

La curiosité était arrivée au plus haut point.Des paris énormes étaient engagés sur la question palpitante desavoir si Rabington était de soixante ans, revenu à quarante, àtrente, ou même à vingt. Les plus imaginatifs penchaientaudacieusement vers cette dernière hypothèse.

Les procédés employés par le docteur Kristian,jusqu’alors rigoureusement tenus secrets par lui, faisaient l’objetde discussions non moins vives. Les uns affirmaient qu’il s’étaitservi des glandes arrachées à des orang-outangs, venus de Java àgrands frais ; d’autres parlaient d’un mystérieux topique, oùentraient des sels de phosphore et de fluor, des extraits dejaborandi et d’autres plantes du Brésil et qui avait la magiquevertu d’effacer les rides, de rendre aux artères ossifiées unejuvénile élasticité, et même de faire repousser les cheveux et lesdents.

Quant aux heureux détenteurs des cartesd’invitation, ils étaient en proie à la plus trépidanteimpatience ; la journée leur parut à tous longue comme unsiècle.

La fièvre de la curiosité,l’excitement comme disent les Américains, étaient telsque, dès dix-sept heures, les premières autos commencèrent àarriver en face des grilles dorées de la villa des Cèdres, où ellesformèrent bientôt une file imposante.

Les invités étaient reçus au perron par desdomestiques noirs, en livrée écarlate, galonnée d’or, et introduitsdans un vaste salon d’attente qui s’ouvrait sur le parc de la villaoù les eaux jaillissantes, les tulipiers en fleur, les magnolias,les flamboyants, les jasmins de la Floride, les roses deCalifornie, composaient un décor de rêve. Par-delà cet océan defleurs, on apercevait les troncs géants des séquoias et des cèdresmillénaires qui donnaient l’illusion d’un coin de forêt vierge.

Bientôt la plus brillante société de SanFrancisco se trouva groupée dans le salon d’attente. Le célèbredétective John Jarvis – ami personnel du banquier – qui se trouvaitau nombre des invités ainsi que son collaborateur, le CanadienFloridor Quesnel, reconnut et salua dans cette cohue étincelante etparée, l’armateur milliardaire, Robinson Barney, Reuben Eliphaz,directeur du trust du platine, Stephen Gardell, le célèbreconstructeur de locomotives, Manoël Guasco, le grand propriétairede forêts, Nichol Spruce qui possédait toute une rue et vingtautres dont le plus pauvre avait au moins un milliard.

Quant au Canadien, il n’avait d’yeux que pourla partie féminine de l’assemblée, et il contemplait avec une naïveadmiration, les rayonnantes beautés que John Jarvis lui désignaitcomplaisamment au passage.

– Cette admirable blonde, dit ledétective, est la fille aînée de lord Stervenage, une Anglaise, sarivière de diamants et son aigrette valent une fortune ; savoisine, cette rêveuse et frêle beauté aux yeux couleurd’aigue-marine qui fait songer à l’Ophélie du poète estMrs Robinson Barney, on dirait une fée des eaux avec sondiadème et ses colliers de perles roses ; cette rousseopulente à la parure d’émeraudes, à la peau blanche comme le lait,est Miss Nichol Spruce…

Cette énumération fut brusquement interrompue.La monumentale horloge d’argent qui s’élevait au fond du salonavait commencé à sonner les sept coups de l’heure.

Au murmure des conversations avait succédé unimpressionnant silence.

Les dames frissonnaient d’une délicieuseémotion, faite de la fièvre de l’attente et du plaisir de lacuriosité satisfaite.

Le septième coup n’avait pas achevé de tinterque la porte du fond s’ouvrait à deux battants, en même temps qu’unmajordome à chaîne d’argent annonçait d’une voixvibrante :

– Miss ElsieGodescal !… Mr le docteur Klaus Kristian !…Mr Josias Horman Rabington !…

Personne ne prêta la moindre attention audocteur, ni à Miss Elsie, la pupille du banquier ; on n’avaitd’yeux que pour l’homme rajeuni qui s’avançait avec un orgueilleuxsourire.

Il y eut quelques minutes de tumulte. Unevraie bousculade se produisit. Tout le monde voulait serrer la maindu banquier, le voir de près, l’entendre parler. Les cris, lesexclamations, les hurrah frénétiques se mêlaient dans un vacarmeassourdissant.

– Hip ! Hip !Hurrah ! Vive le jeune Rabington !…

– On lui donnerait tout au plustrente-six ans !

– C’est merveilleux, voyez quellesouplesse, quel feu dans le regard, et pourtant l’expression de sestraits est la même. Il n’est pas sensiblement changé.

– Sauf que ses cheveux ont repoussé.

– Et ses dents !…

– Cette petite moustache noire coupéecourt lui sied à ravir.

– Il est superbe…

Rabington, les mains broyées par lesshake-hands, le plastron de sa chemise déjà chiffonné, l’habitfripé, se prêtait de bonne grâce à l’enthousiaste curiosité de seshôtes. Les dames surtout étaient terribles. Elles ne serassasiaient pas de le voir, de le palper et même de le pincer, etil se trouva une petite miss aux yeux bleus, à la mine candide,pour lui tirer sournoisement les cheveux, afin de s’assurer qu’ilne portait pas une perruque. De la meilleure grâce du monde,Rabington se laissait faire, répondant sans impatience auxshake-hand, aux compliments et aux questions et souriant d’un airde condescendance débonnaire.

Au milieu de ce joyeux tumulte, John Jarvis,dont les puissantes facultés d’observation ne restaient pas uneminute sans s’exercer, remarqua deux choses : d’abord la mineironique et méprisante du docteur Kristian qui, retiré dans unangle du salon, souriait sardoniquement en haussant les épaules. Ledocteur était petit et ventripotent, ses bras trop longsbalançaient de formidables poings, noueux et velus. Sa face carréeaux mâchoires lourdes, surmontée d’une forêt de cheveux d’un rouxdésagréable, exprimait la brutalité et la bassesse, et ses petitsyeux porcins aux sourcils pâles, reflétaient la ruse et laperfidie.

– Ce docteur a beau être un grand savant,songea le détective, il a tout l’air d’un parfait coquin.

La seconde chose qui attira l’attention deJohn Jarvis fut l’attitude de Miss Elsie, la pupille du banquier,qui se tenait, elle aussi à l’écart de la cohue, souriantfaiblement à la scène qui se déroulait devant ses yeux. Il semblaau détective que ce sourire était contraint et dissimulait unesecrète appréhension, un ennui ou un mécontentement, il ne savaitau juste.

Miss Elsie était très belle, d’une sculpturalebeauté. Grande et svelte, la taille souple et ronde, le busteharmonieusement développé, elle offrait un visage régulier d’unovale pur, que couronnait une opulente chevelure d’un blond cendré.Ses prunelles limpides étaient du bleu rare du lapis lazuli ;dans le noble dessin du nez, aux ailes vibrantes, de la bouche àl’arc purement dessiné, dans les mains fines aux longs doigtsfuselés, il y avait une distinction profonde. On devinait en MissElsie une nature profondément aristocratique, douée d’unesensibilité suraiguë, presque maladive. Une expression de douceurtempérait ce que cette physionomie eût offert de dur, de fermé etde mystérieux.

Telle qu’elle était, Miss Elsie Godescal étaitensorcelante.

La première fois qu’il l’avait vue, ledétective avait été profondément impressionné par le charme délicatqui émanait de la jeune fille et tous deux s’étaient sentis attirésl’un vers l’autre par une mutuelle sympathie. En quelquesconversations, il avait découvert chez Miss Elsie un grand bonsens, une loyauté parfaite, une culture intellectuelle trèsavancée. Depuis, ils s’étaient toujours rencontrés avecplaisir ; leurs idées étaient les mêmes sur beaucoup depoints.

John Jarvis se disposait à se rapprocher de lajeune fille, lorsque s’ouvrirent les portes du hall transformé,pour la circonstance, en salle à manger. Bien qu’il ne fît pasencore nuit, le grand lustre de verre colorié avait été allumé,montrant les tables étincelantes de vaisselle plate et de cristaux,dressées au milieu de massifs d’arbustes, illuminés de petiteslampes électriques de toutes les nuances.

Le détective chercha vainement à prendre placeà côté de Miss Elsie. Distraite, ou désirant s’isoler, elle s’étaitassise entre deux richissimes marchands de bœufs du Far West, genspeu loquaces et d’une galanterie sommaire.

Derrière chacun des convives, un domestiquenoir avait pris place, attentif et silencieux.

John Jarvis que le hasard avait placé entre lablonde Miss Stervenage et la rousse Miss Spruce, lut complaisammentà ses voisines le menu gravé sur des feuilles d’ivoire et qui étaitdigne de la richesse de l’amphitryon.

Ce menu comprenait entre autres raretésgastronomiques, un colossal saumon grillé, piqué de truffes, servisur un lit d’huîtres et de crevettes avec une sauce verte auravensara, un gigot de guanaco des Andes, à l’écossaise, des carrysde faisan, de dindonneau sauvage et de tortue verte, une grandeoutarde – ce roi des gibiers qui possède sept sortes de chairs,toutes d’une couleur et d’une saveur différentes – entièrementfarcie de becfigues et de bécassines, entourée de choux palmistes àla crème, des pigeons des Moluques nourris de noix muscade, deslézards iguanes, grillés, accompagnés d’une sauce indienne augingembre, etc., etc.

À la grande satisfaction des convives, cesplendide repas, en dépit des sévères lois américaines, ne devaitpas être un repas sec. Chargé d’affaires de plusieursrépubliques de l’Amérique centrale, le banquier jouissait del’immunité diplomatique, comme l’attestait le buffet dressé au fonddu hall et couvert de vénérables flacons.

Les hors-d’œuvre n’étaient pas achevés qu’unejoie tapageuse commença à se manifester ; certains invitésbuvaient déjà du champagne frappé ; le visage des plusréservées parmi les miss se colorait insensiblement d’une charmanterougeur et leurs beaux yeux lançaient des flammes. De temps entemps, de longs et bruyants éclats de rire s’élevaient etdominaient un instant le tumulte des conversations.

John Jarvis qui par principe buvait etmangeait très peu, ne quittait pas des yeux Miss Elsie. Il constataque la jeune fille ne touchait à aucun des mets qui lui étaientofferts… De plus en plus, elle paraissait préoccupée, absente, etses rares sourires avaient quelque chose de contraint.

Le détective observa à ce moment que Rabingtonet le docteur Klaus Kristian, assis l’un près de l’autre à un boutde table, se désintéressaient complètement de ce qui se passaitautour d’eux ; ils avaient entamé à voix basse une discussionanimée, mais qui ne semblait rien moins qu’amicale, car, de tempsen temps, le docteur serrait ses poings énormes dans un gestemenaçant, et le banquier, les sourcils froncés, paraissait faire deviolents efforts pour ne pas laisser éclater sa colère.

Sauf le détective, d’ailleurs, aucun desconvives ne s’occupait d’eux ; la gaieté allait crescendo etla réunion, à mesure que disparaissaient les bouteillesd’extra-dry, devenait de plus en plus houleuse.

On en était au dessert. Avec un sans-gêne bienyankee, un certain nombre de gentlemen avaient déserté les tableset allumé d’énormes havanes bagués d’or. Ils formaient un groupecompact en face du buffet où les sommeliers leur versaient àpleines coupes du champagne frappé et des cocktails incendiaires.Les deux indigènes du Far West étaient au nombre de ces intrépidesbuveurs, ils avaient égoïstement abandonné leur voisine de table,Miss Elsie, sans même un mot d’excuses.

John Jarvis voulut profiter de cettecirconstance pour aller s’asseoir près de la jeune fille et ilétait arrivé à quelques pas d’elle quand la sonnerie grêle dutéléphone retentit dans une pièce voisine.

Miss Elsie habituée à servir de secrétaire àson tuteur en mainte occasion, s’était levée pour aller prendre lacommunication.

Par la porte demeurée entrouverte, ledétective vit la jeune fille approcher de son oreille le cornetd’or massif, mais presque aussitôt elle jeta un cri d’épouvante, etroula, comme foudroyée sur le tapis épais qui couvrait le sol. Sonvisage était devenu blême. Elle s’était évanouie.

Il y eut quelques minutes de désarroi. Tousles convives s’empressaient autour de la pupille du banquier, maisavant que personne eût eu le temps d’intervenir, le détectives’était élancé, avait pris la jeune fille dans ses bras, l’avaitdéposée doucement sur un divan et lui faisait respirer un flacon delavander-salt.

Au bout de quelques secondes, elle ouvrit lesyeux, mais pour les refermer presque aussitôt, une indicibleépouvante se peignait sur son beau visage.

Rabington et le docteur Kristian accouraient,fendant la cohue des curieux.

– Merci de vos soins, dit sèchement ledocteur à John Jarvis, mais je vais m’occuper de la malade. Rien degrave d’ailleurs, une simple syncope due à la chaleur.

Il ajouta en se tournant vers lesinvités :

– Miss Elsie a surtout besoin de grandair et de silence. Son malaise sera dissipé dans peu d’instants,pourvu qu’on veuille bien nous laisser la soignertranquillement.

Déçus dans leur curiosité, les convivesévacuèrent la pièce dont la porte se referma.

L’instant d’après Rabington reparaissait lamine souriante.

– Soyez rassurés, ladies et gentlemen,dit-il gaiement, Miss Elsie est revenue à elle et va aussi bien quepossible, mais elle a exprimé le désir de regagner ses appartementspour y prendre un peu de repos. Dans une heure au plus – le docteurl’affirme – elle sera complètement remise. L’absence momentanée dema pupille ne changera rien d’ailleurs à notre programme.

Et du geste, il montrait par la grandeverrière qui faisait le fond du hall, le parc illuminé à giorno, etoù les serviteurs achevaient de disposer un velum de soie orange,qui devait abriter une salle de bal improvisée en plein air, aumilieu des massifs de fleurs. Dans le lointain un orchestre decinquante musiciens, installé sous un berceau de verdure, accordaitses instruments. Le banquier jeta sur ces préparatifs un regardsatisfait.

– Après le feu d’artifice, expliqua-t-ilà John Jarvis, bal jusqu’à minuit. Puis, ballet-pantomime sur lascène du théâtre de verdure ; à une heure souper par petitestables, puis bal encore jusqu’au lever du jour pour ceux qui neseront pas trop fatigués…

Et, sans attendre la réponse du détective,Rabington pivota sur ses talons avec une agilité toute juvénile etse dirigea vers un autre groupe.

John Jarvis attendit jusqu’au souper, dansl’espoir de revoir Miss Elsie, mais la jeune fille ne parut pas. Ledocteur Klaus Kristian expliqua qu’il lui avait administré unepotion calmante et qu’après une nuit de bon sommeil il ne resteraitplus trace de l’indisposition.

D’ailleurs, ni le docteur, ni le banquier nefournirent d’explications sur la cause qui avait déterminél’évanouissement de Miss Elsie.

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