Actes et paroles – Pendant l’exil

V
Puisqu’il est au bord de la mer, qu’il en profite. Que cette mobilité sous l’infini
lui donne la sagesse. Qu’il médite sur l’émeute éternelle des flots contre le rivage et des impostures contre la vérité. Les diatribes sont vainement convulsives. Qu’il regarde la vague cracher sur le rocher, et qu’il se demande ce que cette salive y gagne et ce que ce granit y perd.

Non, pas de révolte contre l’injure, pas de dépense d’émotion, pas de repré- sailles, ayez une tranquillité sévère. La roche ruisselle, mais ne bouge pas. Parfois elle brille du ruissellement. La calomnie finit par être un lustre. À un ruban d’ar- gent sur la rose, on reconnaît que la chenille a passé.

Le crachat au front du Christ, quoi de plus beau !

Un prêtre, un certain Ségur, a appelé Garibaldi poltron. Et, en verve de méta- phore, il ajoute : Comme la lune .-Garibaldi poltron comme la lune ! Ceci plaît à la pensée. Et il en découle des conséquences. Achille est lâche, donc Thersite est brave ; Voltaire est stupide, donc Ségur est profond.

Que le proscrit fasse son devoir, et qu’il laisse la diatribe faire sa besogne.

Que le proscrit traqué, trahi, hué, aboyé, mordu, se taise. C’est grand le silence.
Aussi bien vouloir éteindre l’injure, c’est l’attiser. Tout ce que l’on jette à la ca- lomnie lui est combustible. Elle emploie à son métier sa propre honte. La contre- dire, c’est la satisfaire. Au fond, la calomnie estime profondément le calomnié. C’est elle qui souffre ; elle meurt du dédain. Elle aspire à l’honneur d’un démenti. Ne le lui accordez pas. Être souffletée lui prouverait qu’on l’aperçoit. Elle montre- rait sa joue toute chaude en disant : Donc j’existe !

VI
D’ailleurs, pourquoi et de quoi les proscrits se plaindraient-ils ? Regardez toute l’histoire. Les grands hommes sont encore plus insultés qu’eux.

L’outrage est une vieille habitude humaine ; jeter des pierres plaît aux mains fai- néantes ; malheur à tout ce qui dépasse le niveau ; les sommets ont la propriété de faire venir d’en haut la foudre et d’en bas la lapidation. C’est presque leur faute ; pourquoi sont-ils des sommets ? Ils attirent le regard et l’affront. Ce passant, l’en- vieux, n’est jamais absent de la rue et a pour fonction la haine ; et toujours on le rencontre, petit et furieux, dans l’ombre des hauts édifices.

Les spécialistes auraient des études à faire dans la recherche des causes d’in- somnie des grands hommes. Homère dort, bonus dormitat ; ce sommeil est piqué par Zoïle. Eschyle sent sur sa peau la cuisson d’Eupolis et de Cratinus ; ces infini- ment petits abondent ; Virgile a sur lui Moevius ; Horace, Licilius ; Juvénal, Codrus ; Dante a Cecchi ; Shakespeare a Green ; Rotrou a Scudéri, et Corneille a l’académie ; Molière a Donneau de Visé, Montesquieu a Desfontaines, Buffon a Labeaumelle, Jean-Jacques a Palissot, Diderot a Nonotte, Voltaire a Fréron. La gloire, lit doré où il y a des punaises.

L’exil n’est pas la gloire, mais il a avec la gloire cette ressemblance, la vermine. L’adversité n’est pas une chose qu’on laisse tranquille. Voir le sommeil du juste banni déplaît aux ramasseurs de miettes sous les tables de Néron ou de Tibère. Comment, il dort ! il est donc heureux ! mordons-le !

Un homme terrassé, gisant, balayé dehors (ce qui est tout simple ; quand Vi- tellius est l’idole, Juvénal est l’ordure), un expulsé, un déshérité, un vaincu, on est jaloux de cela. Chose bizarre, les proscrits ont des envieux. Cela se compren- drait des hautes vertus enviant les hautes infortunes, de Caton enviant Régulus, de Thraséas enviant Brutus, de Rabbe enviant Barbès. Mais point. Ce sont les vils qui se mêlent d’être jaloux des altiers ; ce qui est importuné par la fière protesta- tion du vaincu, c’est la nullité plate et vaine. Gustave Planche jalouse Louis Blanc, Baculard jalouse Milton, et Jocrisse jalouse Eschyle.

L’insulteur antique ne suivait que le char du vainqueur, l’insulteur actuel suit la claie du vaincu. Le vaincu saigne. Les insulteurs ajoutent leur boue à ce sang. Soit. Qu’ils aient cette joie.

Cette joie paraît d’autant plus réelle qu’elle n’est point haïe du maître et qu’elle est habituellement payée. Les fonds secrets s’épanouissent en outrages publics. Les despotes, dans leur guerre aux proscrits, ont deux auxiliaires ; premièrement, l’envie, deuxièmement, la corruption.

Quand on dit ce que c’est que l’exil, il faut entrer un peu dans le détail. L’indica- tion de certains rongeurs spéciaux fait partie du sujet, et nous avons dû pénétrer dans cette entomologie.

VII
Tels sont les petits côtés de l’exil, voici les grands :

Songer, penser, souffrir.

Être seul et sentir qu’on est avec tous ; exécrer le succès du mal, mais plaindre le bonheur du méchant ; s’affermir comme citoyen et se purifier comme philo- sophe ; être pauvre, et réparer sa ruine avec son travail ; méditer et préméditer, méditer le bien et préméditer le mieux ; n’avoir d’autre colère que la colère pu- blique, ignorer la haine personnelle ; respirer le vaste air vivant des solitudes, s’ab- sorber dans la grande rêverie absolue ; regarder ce qui est en haut sans perdre de vue ce qui est en bas ; ne jamais pousser la contemplation de l’idéal jusqu’à l’oubli du tyran ; constater en soi le magnifique mélange de l’indignation qui s’accroît et de l’apaisement qui augmente ; avoir deux âmes, son âme et la patrie.

Une chose est douce, c’est la pitié d’avance ; tenir la clémence prête pour le cou- pable quand il sera terrassé et agenouillé ; se dire qu’on ne repoussera jamais des mains jointes. On sent une joie auguste à faire aux vaincus de l’avenir, quels qu’ils soient, et aux fugitifs inconnus une promesse d’hospitalité. La colère désarme de- vant l’ennemi accablé. Celui qui écrit ces lignes a habitué ses compagnons d’exil à lui entendre dire :- Si jamais, le lendemain d’une révolution, Bonaparte en fuite frappe à ma porte et me demande asile, pas un cheveu ne tombera de sa tête .

Ces méditations, compliquées de tous les déchaînements de l’adversité, plaisent à la conscience du proscrit. Elles ne l’empêchent pas de faire son devoir. Loin de là. Elles l’y encouragent. Sois d’autant plus sévère aujourd’hui que tu seras plus compatissant demain ; foudroie le puissant en attendant que tu secoures le sup- pliant. Plus tard, tu ne mettras à ton amnistie qu’une condition, le repentir. Au- jourd’hui tu as affaire au crime heureux. Frappe.

Creuser le précipice à l’ennemi vainqueur, préparer l’asile à l’ennemi vaincu, combattre avec l’espoir de pouvoir pardonner, c’est là le grand effort et le grand rêve de l’exil. Ajoutez à cela le dévouement à la souffrance universelle. Le proscrit a ce contentement magnanime de ne pas être inutile. Blessé lui-même, saignant lui-même, il s’oublie, et il panse de son mieux la plaie humaine. On croit qu’il fait des songes ; non ; il cherche la réalité. Disons plus, il la trouve. Il rôde dans le désert et il songe aux villes, aux tumultes, aux fourmillements, aux misères, à tout ce qui travaille, à la pensée, à la charrue, à l’aiguille, aux doigts rouges de l’ouvrière sans feu dans la mansarde, au mal qui pousse là où l’on ne sème pas le bien, au chômage du père, à l’ignorance de l’enfant, à la croissance des mauvaises herbes dans les cerveaux laissés incultes, aux rues le soir, aux pâles réverbères, aux offres que la faim peut faire aux passants, aux extrémités sociales, à la triste fille qui se prostitue, hommes, par notre faute. Sondages douloureux et utiles. Couvez le problème, la solution éclora. Il rêve sans relâche. Ses pas le long de la mer ne sont point perdus. Il fraternise avec cette puissance, l’abîme. Il regarde l’infini, il écoute l’ignoré. La grande voix sombre lui parle. Toute la nature en foule s’offre à ce solitaire. Les analogies sévères l’enseignent et le conseillent. Fatal, persécuté, pensif, il a devant lui les nuées, les souffles, les aigles ; il constate que sa destinée est tonnante et noire comme les nuées, que ses persécuteurs sont vains comme les souffles, et que son âme est libre comme les aigles.

Un exilé est un bienveillant. Il aime les roses, les nids, le va-et-vient des pa- pillons. L’été il s’épanouit dans la douce joie des êtres ; il a une foi inébranlable dans la bonté secrète et infinie, étant puéril au point de croire en Dieu ; il fait du printemps sa maison ; les entrelacements des branches, pleins de charmants

antres verts, sont la demeure de son esprit ; il vit en avril, il habite floréal ; il re- garde les jardins et les prairies, émotion profonde ; il guette les mystères d’une touffe de gazon ; il étudie ces républiques, les fourmis et les abeilles ; il compare les mélodies diverses joutant pour l’oreille d’un Virgile invisible dans la géorgique des bois ; il est souvent attendri jusqu’aux larmes parce que la nature est belle ; la sauvagerie des halliers l’attire, et il en sort doucement effaré ; les attitudes des rochers l’occupent ; il voit à travers sa rêverie les petites filles de trois ans courir sur la grève, leurs pieds nus dans la mer, leurs jupes retroussées à deux bras, mon- trant à la fécondité immense leur ventre innocent ; l’hiver, il émiette du pain sur la neige pour les oiseaux. De temps en temps on lui écrit : Vous savez, telle pénalité est abolie ; vous savez, telle tête ne sera pas coupée. Et il lève les mains au ciel.

VIII
Contre cet homme dangereux les gouvernements se prêtent main-forte. Ils s’ac- cordent réciproquement entre eux la persécution des proscrits, les internements, les expulsions, quelquefois les extraditions. Les extraditions ! oui, les extraditions. Il en fut question à Jersey, en 1855. Les exilés purent voir, le 18 octobre, amarré au quai de Saint-Hélier, un navire de la marine impériale, l’ Ariel , qui venait les chercher ; Victoria offrait les proscrits à Napoléon ; d’un trône à l’autre on se fait de ces politesses.

Le cadeau n’eut pas lieu. La presse royaliste anglaise applaudissait ; mais le peuple de Londres le prenait mal. Il se mit à gronder. Ce peuple est ainsi fait ; son gouver- nement peut être caniche, lui il est dogue. Le dogue, c’est un lion dans un chien ; la majesté dans la probité, c’est le peuple anglais.

Ce bon et fier peuple montra les dents ; Palmerston et Bonaparte durent se contenter de l’expulsion. Les proscrits s’émurent médiocrement. Ils reçurent avec un sourire la signification officielle, un peu baragouinée. Soit, dirent les proscrits. Expioulcheune . Cette prononciation les satisfit.

A cette époque, si les gouvernements étaient de connivence avec le prescrip- teur, on sentait entre les proscrits et les peuples une complicité superbe. Cette solidarité, d’où résultera l’avenir, se manifestait sous toutes les formes, et l’on en trouvera les marques à chacune des pages de ce livre. Elle éclatait à l’occa- sion d’un passant quelconque, d’un homme isolé, d’un voyageur reconnu sur une

route ; faits imperceptibles sans doute, et de peu d’importance, mais significatifs. En voici un qui mérite peut-être qu’on s’en souvienne.

IX
En l’été de 1867, Louis Bonaparte avait atteint le maximum de gloire possible à un crime. Il était sur le sommet de sa montagne, car on arrive en haut de la honte ; rien ne lui faisait plus obstacle ; il était infâme et suprême ; pas de vic- toire plus complète, car il semblait avoir vaincu les consciences. Majestés et al- tesses, tout était à ses pieds ou dans ses bras ; Windsor, le Kremlin, Schoenbrunn et Potsdam se donnaient rendez-vous aux Tuileries ; on avait tout, la gloire poli- tique, M. Rouher ; la gloire militaire, M. Bazaine ; et la gloire littéraire, M. Nisard ; on était accepté par de grands caractères, tels que MM. Vieillard et Mérimée ; le Deux-Décembre avait pour lui la durée, les quinze années de Tacite, grande mor- talis oevi spatium ; l’empire était en plein triomphe et en plein midi, s’étalant. On se moquait d’Homère sur les théâtres et de Shakespeare à l’académie. Les pro- fesseurs d’histoire affirmaient que Léonidas et Guillaume Tell n’avaient jamais existé ; tout était en harmonie ; rien ne détonnait, et il y avait accord entre la plati- tude des idées et la soumission des hommes ; la bassesse des doctrines était égale à la fierté des personnages ; l’avilissement faisait loi ; une sorte d’Anglo-France existait, mi-partie de Bonaparte et de Victoria, composée de liberté selon Pal- merston et d’empire selon Troplong ; plus qu’une alliance, presque un baiser. Le grand juge d’Angleterre rendait des arrêts de complaisance ; le gouvernement bri- tannique se déclarait le serviteur du gouvernement impérial, et, comme on vient de le voir, lui prouvait sa subordination par des expulsions, des procès, des me- naces d’alien-bill, et de petites persécutions, format anglais. Cette Anglo-France proscrivait la France et humiliait l’Angleterre, mais elle régnait ; la France esclave, l’Angleterre domestique, telle était la situation. Quant à l’avenir, il était masqué. Mais le présent était de l’opprobre à visage découvert, et, de l’aveu de tous, c’était magnifique. À Paris, l’exposition universelle resplendissait et éblouissait l’Europe ; il y avait là des merveilles ; entre autres, sur un piédestal, le canon Krupp, et l’em- pereur des français félicitait le roi de Prusse.

C’était le grand moment prospère. Jamais les proscrits n’avaient été plus mal vus. Dans certains journaux anglais, on les appelait « les rebelles ».

Dans ce même été, un jour du mois de juillet, un passager faisait la traversée de Guernesey à Southampton. Ce passager était un de ces « rebelles »dont on vient de parler. Il était représentant du peuple en 1851 et avait été exilé le 2 décembre. Ce passager, dont le nom est inutile à dire ici, car il n’a été que l’occasion du fait que nous allons raconter, s’était embarqué le matin même, à Saint-Pierre-Port, sur le bateau-poste Normandy . La traversée de Guernesey à Southampton est de sept ou huit heures.

C’était l’époque où le khédive, après avoir salué Napoléon, venait saluer Victo- ria, et, ce jour-là même, la reine d’Angleterre offrait au vice-roi d’Égypte le spec- tacle de la flotte anglaise dans la rade de Sheerness, voisine de Southampton.

Le passager dont nous venons de parler était un homme à cheveux blancs, si- lencieux, attentif à la mer. Il se tenait debout près du timonier.

Le Normandy avait quitté Guernesey à dix heures du matin ; il était environ trois heures de l’après-midi ; on approchait des Needles, qui marquent l’extrémité sud de l’île de Wight ; on apercevait cette haute architecture sauvage de la mer et ces colossales pointes de craie qui sortent de l’océan comme les clochers d’une pro- digieuse cathédrale engloutie ; on allait entrer dans la rivière de Southampton ; le timonier commençait à manœuvrer à bâbord.

Le passager regardait l’approche des Aiguilles, quand tout à coup il s’entendit appeler par son nom ; il se retourna ; il avait devant lui le capitaine du navire.

Ce capitaine était à peu près du même âge que lui ; il se nommait Harvey ; il avait de robustes épaules, d’épais favoris blancs, la face hâlée et fière, l’œil gai.

  • Est-il vrai, monsieur, dit-il, que vous désiriez voir la flotte anglaise ?

Le passager n’avait pas exprimé ce vœu, mais il avait entendu des femmes té- moigner vivement ce désir autour de lui.

Il se borna à répondre :

  • Mais, capitaine, ce n’est pas votre itinéraire. Le capitaine reprit :
  • Ce sera mon itinéraire si vous le voulez. Le passager eut un mouvement de surprise.
  • Changer votre route ?
  • Oui.
  • Pour m’être agréable ?
  • Oui.
  • Un vaisseau français ne ferait pas cela pour moi !
  • Ce qu’un vaisseau français ne ferait pas pour vous, dit le capitaine, un vaisseau anglais le fera.

Et il reprit :

  • Seulement, pour ma responsabilité devant mes chefs, écrivez-moi sur mon livre votre volonté.

Et il présenta son livre de bord au passager, qui écrivit sous sa dictée : « Je désire voir la flotte anglaise ». et signa.

Un moment après, le steamer obliquait à tribord, laissait à gauche les Aiguilles et la rivière de Southampton et entrait dans la rade de Sheerness.

Le spectacle était beau en effet. Toutes les batteries mêlaient leurs fumées et leurs tonnerres ; les silhouettes des massifs navires cuirassés s’échelonnaient les unes derrière les autres dans une brume rougeâtre, vaste pêle-mêle de mâtures apparues et disparues ; le Normandy passait au milieu de ces hautes ombres, salué par les hurrahs ; cette course à travers la flotte anglaise dura plus de deux heures.
Vers sept heures, quand le Normandy arriva à Southampton, il était pavoisé. Un des amis du capitaine Harvey, M. Rascol, directeur du Courrier de l’Europe , l’attendait sur le port ; il s’étonna du navire pavoisé.

  • Pour qui donc avez-vous pavoisé, capitaine ? Pour le khédive ? Le capitaine répondit :
  • Pour le proscrit.

Pour le proscrit . Traduisez : Pour la France .

Nous n’aurions pas raconté ce fait, s’il n’empruntait une grandeur singulière à la fin du capitaine Harvey.

Cette fin, la voici.

Trois ans après cette revue de Sheerness, très peu de temps après avoir remis à son passager de juillet 1867 une adresse des marins de la Manche, dans la nuit du 17 mars 1870, le capitaine Harvey faisait son trajet habituel de Southampton à Guernesey. Une brume couvrait la mer. Le capitaine Harvey était debout sur la passerelle du steamer, et manœuvrait avec précaution, à cause de la nuit et du brouillard. Les passagers dormaient.

Le Normandy était un très grand navire, le plus beau peut-être des bateaux- poste de la Manche, six cents tonneaux, deux cent vingt pieds anglais de long, vingt-cinq de large ; il était « jeune », comme disent les marins, il n’avait pas sept ans. Il avait été construit en 1863.

Le brouillard s’épaississait, on était sorti de la rivière de Southampton, on était en pleine mer, à environ quinze milles au delà des Aiguilles. Le packet avançait lentement. Il était quatre heures du matin.

L’obscurité était absolue, une sorte de plafond bas enveloppait le steamer, on distinguait à peine la pointe des mâts.

Rien de terrible comme ces navires aveugles qui vont dans la nuit.

Tout à coup dans la brume une noirceur surgit ; fantôme et montagne, un pro- montoire d’ombre courant dans l’écume et trouant les ténèbres. C’était la Mary , grand steamer à hélice, venant d’Odessa, allant à Grimsby, avec un chargement de cinq cents tonnes de blé ; vitesse énorme, poids immense. La Mary courait droit sur le Normandy .

Nul moyen d’éviter l’abordage, tant ces spectres de navires dans le brouillard se dressent vite. Ce sont des rencontres sans approche. Avant qu’on ait achevé de les voir, on est mort.

La Mary , lancée à toute vapeur, prit le Normandy par le travers, et l’éventra. Du choc, elle-même, avariée, s’arrêta.
Il y avait sur le Normandy vingt-huit hommes d’équipage, une femme de ser- vice, la stuartess, et trente et un passagers, dont douze femmes.

La secousse fut effroyable. En un instant, tous furent sur le pont, hommes, femmes, enfants, demi-nus, courant, criant, pleurant. L’eau entrait furieuse. La fournaise de la machine, atteinte par le flot, râlait.

Le navire n’avait pas de cloisons étanches ; les ceintures de sauvetage man- quaient.

Le capitaine Harvey, droit sur la passerelle de commandement, cria :

  • Silence tous, et attention ! Les canots à la mer. Les femmes d’abord, les passa- gers ensuite. L’équipage après. Il y a soixante personnes à sauver.

On était soixante et un. Mais il s’oubliait.

On détacha les embarcations : Tous s’y précipitaient. Cette hâte pouvait faire chavirer les canots. Ockleford, le lieutenant, et les trois contre-maîtres, Goodwin, Bennett et West, continrent cette foule éperdue d’horreur. Dormir, et tout à coup, et tout de suite, mourir, c’est affreux.

Cependant, au-dessus des cris et des bruits, on entendait la voix grave du capi- taine, et ce bref dialogue s’échangeait dans les ténèbres :

  • Mécanicien Locks ?
  • Capitaine ?
  • Comment est le fourneau ?
  • Noyé.
  • Le feu ?
  • Éteint.
  • La machine ?
  • Morte.

Le capitaine cria :

  • Lieutenant Ockleford ? Le lieutenant répondit :
  • Présent.

Le capitaine reprit :

  • Combien avons-nous de minutes ?
  • Vingt.
  • Cela suffit, dit le capitaine. Que chacun s’embarque à son tour. Lieutenant Ockleford, avez-vous vos pistolets ?
  • Oui, capitaine.
  • Brûlez la cervelle à tout homme qui voudrait passer avant une femme.

Tous se turent. Personne ne résista ; cette foule sentant au-dessus d’elle cette grande âme.

La Mary , de son côté, avait mis ses embarcations à la mer, et venait au secours de ce naufrage qu’elle avait fait.

Le sauvetage s’opéra avec ordre et presque sans lutte. Il y avait, comme toujours, de tristes égoïsmes ; il y eut aussi de pathétiques dévouements [note : Voir aux Notes.].

Harvey, impassible à son poste de capitaine, commandait, dominait, dirigeait, s’occupait de tout et de tous, gouvernait avec calme cette angoisse, et semblait donner des ordres à la catastrophe. On eût dit que le naufrage lui obéissait.

A un certain moment il cria :

  • Sauvez Clément.

Clément, c’était le mousse. Un enfant.

Le navire décroissait lentement dans l’eau profonde.

On hâtait le plus possible le va-et-vient des embarcations entre le Normandy et la Mary .

  • Faites vite, criait le capitaine.

A la vingtième minute le steamer sombra. L’avant plongea d’abord, puis l’arrière.
Le capitaine Harvey, debout sur la passerelle, ne fit pas un geste, ne dit pas un mot, et entra immobile dans l’abîme. On vit, à travers la brume sinistre, cette sta- tue noire s’enfoncer dans la mer.

Ainsi finit le capitaine Harvey. Qu’il reçoive ici l’adieu du proscrit.
Pas un marin de la Manche ne l’égalait. Après s’être imposé toute sa vie le devoir d’être un homme, il usa en mourant du droit d’être un héros.

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