Actes et paroles – Pendant l’exil

III LUCRECE BORGIA

GEORGE SAND A VICTOR HUGO
Mon grand ami, je sors de la représentation de Lucrèce Borgia , le cœur tout rempli d’émotion et de joie. J’ai encore dans la pensée toutes ces scènes poi- gnantes, tous ces mots charmants ou terribles, le sourire amer d’Alfonse d’Este, l’arrêt effrayant de Gennaro, le cri maternel de Lucrèce ; j’ai dans les oreilles les acclamations de cette foule qui criait : « Vive Victor Hugo ! »et qui vous appelait, hélas ! comme si vous alliez venir, comme si vous pouviez l’entendre.

On ne peut pas dire, quand on parle d’une œuvre consacrée telle que Lucrèce Borgia : le drame a eu un immense succès ; mais je dirai : vous avez eu un magni- fique triomphe. Vos amis du Rappel , qui sont mes amis, me demandent si je veux être la première à vous donner la nouvelle de ce triomphe. Je le crois bien que je le veux ! Que cette lettre vous porte donc, cher absent, l’écho de cette belle soirée.

Cette soirée m’en a rappelé une autre, non moins belle. Vous ne savez pas que j’assistais à la première représentation de Lucrèce Borgia ,-il y a aujourd’hui, me dit-on, trente-sept ans, jour pour jour.

Je me souviens que j’étais au balcon, et le hasard m’avait placée à côté de Bo- cage que je voyais ce jour-là pour la première fois. Nous étions, lui et moi, des étrangers l’un pour l’autre ; l’enthousiasme commun nous fit amis. Nous applau- dissions ensemble ; nous disions ensemble : Est-ce beau ! Dans les entr’actes, nous ne pouvions nous empêcher de nous parler, de nous extasier, de nous rappeler ré- ciproquement tel passage ou telle scène.

Il y avait alors dans les esprits une conviction et une passion littéraires qui tout de suite vous donnaient la même âme et créaient comme une fraternité de l’art. A la fin du drame, quand le rideau se baissa sur le cri tragique : « Je suis ta mère ! »nos mains furent vite l’une dans l’autre. Elles y sont restées jusqu’à la mort de ce grand artiste, de ce cher ami.

J’ai revu aujourd’hui Lucrèce Borgia telle que je l’ai vue alors. Le drame n’a pas vieilli d’un jour ; il n’a pas un pli, pas une ride. Cette belle forme, aussi nette et aussi ferme que du marbre de Paros, est restée absolument intacte et pure.

Et puis, vous avez touché là, vous avez exprimé là avec votre incomparable ma- gie le sentiment qui nous prend le plus aux entrailles ; vous avez incarné et réalisé
« la mère ». C’est éternel comme le cœur.

Lucrèce Borgia est peut-être, dans tout votre théâtre, l’œuvre la plus puissante et la plus haute. Si Ruy Blas est par excellence le drame heureux et brillant, l’idée de Lucrèce Borgia est plus pathétique, plus saisissante et plus profondément hu- maine.

Ce que j’admire surtout, c’est la simplicité hardie qui sur les robustes assises de trois situations capitales a bâti ce grand drame. Le théâtre antique procédait avec cette largeur calme et forte.

Trois actes, trois scènes, suffisent à poser, à nouer et à dénouer cette étonnante action :

La mère insultée en présence du fils ; Le fils empoisonné par la mère ;
La mère punie et tuée par le fils.

La superbe trilogie a dû être coulée d’un seul jet, comme un groupe de bronze.
Elle l’a été, n’est-ce pas ? Je crois même me rappeler comment elle l’a été.

Je me rappelle dans quelles conditions et dans quelles circonstances Lucrèce Borgia fut en quelque sorte improvisée, au commencement de 1833.

Le Théâtre-Français avait donné, à la fin de 1832, la première et unique repré- sentation du Roi s’amuse . Cette représentation avait été une rude bataille et s’était continuée et achevée entre une tempête de sifflets et une tempête de bravos. Aux représentations suivantes, qu’est-ce qui allait l’emporter, des bravos ou des sif- flets ? Grande question, importante épreuve pour l’auteur….

Il n’y eut pas de représentations suivantes.

Le lendemain de la première représentation, le Roi s’amuse était interdit « par ordre », et attend encore, je crois, sa seconde représentation. Il est vrai qu’on joue tous les jours Rigoletto .

Cette confiscation brutale portait au poëte un préjudice immense. Il dut y avoir là pour vous, mon ami, un cruel moment de douleur et de colère.

Mais, dans ce même temps, Harel, le directeur de la Porte-Saint-Martin, vient vous demander un drame pour son théâtre et pour Mlle Georges. Seulement, ce drame, il le lui faut tout de suite, et Lucrèce Borgia n’est construite que dans votre cerveau, l’exécution n’en est pas même commencée.

N’importe ! vous aussi, vous voulez tout de suite votre revanche. Vous vous dites à vous-même ce que vous avez dit depuis au public dans la préface même de Lu- crèce Borgia :

« Mettre au jour un nouveau drame, six semaines après le drame proscrit, ce sera encore une manière de dire son fait au gouvernement. Ce sera lui montrer qu’il perd sa peine. Ce sera lui prouver que l’art et la liberté peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui les écrase. »

Vous vous mettez aussitôt à l’œuvre. En six semaines, votre nouveau drame est écrit, appris, répété, loué. Et le 2 février 1833, deux mois après la bataille du Roi s’amuse , la première représentation de Lucrèce Borgia est la plus éclatante vic- toire de votre carrière dramatique.

Il est tout simple que cette œuvre d’une seule venue soit solide, indestructible et à jamais durable, et qu’on l’ait applaudie hier comme on l’a applaudie il y a quarante ans, comme on l’applaudira dans quarante ans encore, comme on l’ap- plaudira toujours.

L’effet, très grand dès le premier acte, a grandi de scène en scène, et a eu au dernier acte toute son explosion.

Chose étrange ! ce dernier acte, on le connaît, on le sait par cœur, on attend l’entrée des moines, on attend l’apparition de Lucrèce Borgia, on attend le coup de couteau de Gennaro.

Eh bien ! on est pourtant saisi, terrifié, haletant, comme si on ignorait tout ce qui va se passer ; la première note du De Profundis coupant la chanson à boire vous fait passer un frisson dans les veines, on espère que Lucrèce Borgia sera reconnue et pardonnée par son fils, on espère que Gennaro ne tuera pas sa mère. Mais non, vous ne le voudrez pas, maître inflexible ; il faut que le crime soit expié, il faut que le parricide aveugle châtie et venge tous ces forfaits, aveugles aussi peut-être.

Le drame a été admirablement monté et joué sur ce théâtre où il se retrouvait chez lui.

Mme Laurent a été vraiment superbe dans Lucrèce . Je ne méconnais pas les grandes qualités de beauté, de force et de race que possédait Mlle Georges ; mais j’avouerai que son talent ne m’émouvait que quand j’étais émue par la situation même. Il me semble que Marie Laurent me ferait pleurer à elle seule. Elle a eu comme Mlle Georges, au premier acte, son cri terrible de lionne blessée : « Assez ! assez ! »Mais au dernier acte, quand elle se traîne aux pieds de Gennaro, elle est si humble, si tendre, si suppliante, elle a si peur, non d’être tuée, mais d’être tuée par son fils, que tous les cœurs se fondent comme le sien et avec le sien. On n’osait pas applaudir, on n’osait pas bouger, on retenait son souffle. Et puis toute la salle s’est levée pour la rappeler et pour l’acclamer en même temps que vous.

Vous n’avez eu jamais un Alfonse d’Este aussi vrai et aussi beau que Mélingue. C’est un Bonington, ou, mieux, c’est un Titien vivant. On n’est pas plus prince, et prince italien, prince du seizième siècle. Il est féroce et il est raffiné. Il prépare, il compose et il savoure sa vengeance en artiste, avec autant d’élégance que de cruauté. On l’admire avec épouvante faisant griffe de velours comme un beau tigre royal.

Taillade a bien la figure tragique et fatale de Gennaro. Il a trouvé de beaux ac- cents d’àpreté hautaine et farouche, dans la scène où Gennaro est exécuteur et juge.

Brésil, admirablement costumé en faux hidalgo, a une grande allure dans le per- sonnage méphistophélique de Gubetta.

Les cinq jeunes seigneurs,-que des artistes de réelle valeur, Charles Lemaître en tête, ont tenu à honneur de jouer,-avaient l’air d’être descendus de quelque toile de Giorgione ou de Bonifazio.

La mise en scène est d’une exactitude, c’est-à-dire d’une richesse qui fait revivre à souhait pour le plaisir des yeux toute cette splendide Italie de la Renaissance. M. Raphaël Félix vous a traité-bien plus que royalement-artistement.

Mais-il ne m’en voudra pas de vous le dire-il y a quelqu’un qui vous a fêté encore mieux que lui, c’est le public, ou plutôt le peuple.

Quelle ovation à votre nom et à votre œuvre !

J’étais toute heureuse et fîère pour vous de cette juste et légitime ovation. Vous la méritez cent fois, cher grand ami. Je n’entends pas louer ici votre puissance et votre génie, mais on peut vous remercier d’être le bon ouvrier et l’infatigable travailleur que vous êtes.

Quand on pense à ce que vous aviez fait déjà en 1833 ! Vous aviez renouvelé l’ode ; vous aviez, dans la préface de Cromwell , donné le mot d’ordre à la révo- lution dramatique ; vous aviez le premier révélé l’Orient dans les Orientales , le moyen âge dans Notre-Dame de Paris .

Et, depuis, que d’œuvres et que de chefs-d’œuvre ! que d’idées remuées, que de formes inventées ! que de tentatives, d’audaces et de découvertes !

Et vous ne vous reposez pas ! Vous saviez hier là-bas à Guernesey qu’on re- prenait Lucrèce Borgia à Paris, vous avez causé doucement et paisiblement des chances de cette représentation, puis à dix heures, au moment où toute la salle rappelait Mélingue et Mme Laurent après le troisième acte, vous vous endormiez afin de pouvoir vous lever selon votre habitude à la première heure, et on me dit que dans le même instant où j’achève cette lettre, vous allumez votre lampe, et vous vous remettez tranquille à votre œuvre commencée.

GEORGE SAND.

VICTOR HUGO A GEORGE SAND
Hauteville-House, 8 février 1870.

Grâce à vous, j’ai assisté à cette représentation. A travers votre admirable style, j’ai tout vu : ce théâtre, ce drame, l’éblouissement du spectacle, cette salle écla- tante, ces puissants et pathétiques acteurs soulevant les frémissements de la foule, toutes ces têtes attentives, ce peuple ému, et vous, la gloire, applaudissant.

Depuis vingt ans je suis en quarantaine. Les sauveurs de la propriété ont confis- qué ma propriété. Le coup d’état a séquestré mon répertoire. Mes drames pestifé- rés sont au lazaret ; le drapeau noir est sur moi. Il y a trois ans, on a laissé sortir du bagne Hernani ; mais on l’y a fait rentrer le plus vite qu’on a pu, le public n’ayant pas montré assez de haine pour ce brigand. Aujourd’hui c’est le tour de Lucrèce Borgia . La voilà libérée. Mais elle est bien dénoncée ; elle est bien suspecte de contagion. La laissera-t-on longtemps dehors ?

Vous venez de lui donner, vous, un laisser-passer inviolable. Vous êtes la grande femme de ce siècle, une âme noble entre toutes, une sorte de postérité vivante, et vous avez le droit de parler haut. Je vous remercie.

Votre lettre magnifique a été la bienvenue. Ma solitude est souvent fort insultée ; on dit de moi tout ce qu’on veut ; je suis un homme qui garde le silence. Se laisser calomnier est une force. J’ai cette force. D’ailleurs il est tout simple que l’empire se défende par tous les moyens. Il est ma cible, et je suis la sienne. De là, beaucoup de projectiles contre moi, qui, vu la mer à traverser, ont, il est vrai, la chance de tom- ber dans l’eau. Quels qu’ils soient, ils ne servent qu’à constater mon insensibilité, l’outrage m’endurcit dans ma certitude et dans ma volonté, je souris à l’injure ; mais, devant la sympathie, devant l’adhésion, devant l’amitié, devant la cordialité mâle et tendre du peuple, devant l’applaudissement d’une ville comme Paris, de- vant l’applaudissement d’une femme comme George Sand, moi vieux bonhomme pensif, je sens mon cœur se fondre. C’est donc vrai que je suis un peu aimé !

En même temps que Lucrèce Borgia sort de prison, mon fils Charles va y rentrer.
Telle est la vie. Acceptons-la.

Vous, de votre vie, éprouvée aussi par bien des douleurs, vous aurez fait une lumière. Vous aurez dans l’avenir l’auréole auguste de la femme qui a protégé la Femme. Votre admirable œuvre tout entière est un combat ; et ce qui est combat dans le présent est victoire dans l’avenir. Qui est avec le progrès est avec la certi- tude. Ce qui attendrit lorsqu’on vous lit, c’est la sublimité de votre cœur. Vous le dépensez tout entier en pensée, en philosophie, en sagesse, en raison, en enthou- siasme. Aussi quel puissant écrivain vous êtes ! Je vais bientôt avoir une joie, car vous allez avoir un succès. Je sais qu’on répète une pièce de vous.

Je suis heureux toutes les fois que j’échange une parole avec vous ; ma rêverie a besoin de ces éclats de lumière que vous m’envoyez, et je vous rends grâce de vous tourner de temps en temps vers moi du haut de cette cime où vous êtes, grand esprit.

Mon illustre amie, je suis à vos pieds. VICTOR HUGO.

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