Actes et paroles – Pendant l’exil

III L’EMPEREUR MAXIMILIEN
AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE MEXICAINE

Juarez, vous avez égalé John Brown.

L’Amérique actuelle a deux héros, John Brown et vous. John Brown, par qui est mort l’esclavage ; vous, par qui a vécu la liberté.

Le Mexique s’est sauvé par un principe et par un homme. Le principe, c’est la république ; l’homme, c’est vous.

C’est, du reste, le sort de tous les attentats monarchiques d’aboutir à l’avorte- ment. Toute usurpation commence par Puebla et finit par Queretaro.

L’Europe, en 1863, s’est ruée sur l’Amérique. Deux monarchies ont attaqué votre démocratie ; l’une avec un prince, l’autre avec une armée ; l’armée apportant le prince. Alors le monde a vu ce spectacle : d’un côté, une armée, la plus aguerrie des armées de l’Europe, ayant pour point d’appui une flotte aussi puissante sur mer qu’elle sur terre, ayant pour ravitaillement toutes les finances de la France, recrutée sans cesse, bien commandée, victorieuse en Afrique, en Crimée, en Italie, en Chine, vaillamment fanatique de son drapeau, possédant à profusion chevaux, artillerie, provisions, munitions formidables. De l’autre côté, Juarez.

D’un côté, deux empires ; de l’autre, un homme. Un homme avec une poignée d’autres. Un homme chassé de ville en ville, de bourgade en bourgade, de forêt en forêt, visé par l’infâme fusillade des conseils de guerre, traqué, errant, refoulé aux cavernes comme une bête fauve, acculé au désert, mis à prix. Pour géné- raux quelques désespérés, pour soldats quelques déguenillés. Pas d’argent, pas de pain, pas de poudre, pas de canons. Les buissons pour citadelles. Ici l’usurpa- tion appelée légitimité, là le droit appelé bandit. L’usurpation, casque en tête et le glaive impérial à la main, saluée des évêques, poussant devant elle et traînant derrière elle toutes les légions de la force. Le droit, seul et nu. Vous, le droit, vous avez accepté le combat.

La bataille d’Un contre Tous a duré cinq ans. Manquant d’hommes, vous avez pris pour projectiles les choses. Le climat, terrible, vous a secouru ; vous avez eu pour auxiliaire votre soleil. Vous avez eu pour défenseurs les lacs infranchissables, les torrents pleins de caïmans, les marais pleins de fièvres, les végétations mor- bides, le vomito prieto des terres chaudes, les solitudes de sel, les vastes sables sans eau et sans herbe où les chevaux meurent de soif et de faim, le grand pla- teau sévère d’Anahuac qui se garde par sa nudité comme la Castille, les plaines à gouffres, toujours émues du tremblement des volcans, depuis le Colima jusqu’au Nevado de Toluca ; vous avez appelé à votre aide vos barrières naturelles, l’âpreté des Cordillères, les hautes digues basaltiques, les colossales roches de porphyre. Vous avez fait la guerre des géants en combattant à coups de montagnes.

Et un jour, après ces cinq années de fumée, de poussière et d’aveuglement, la nuée s’est dissipée, et l’on a vu les deux empires à terre, plus de monarchie, plus d’armée, rien que l’énormité de l’usurpation en ruine, et sur cet écroulement un homme debout, Juarez, et, à côté de cet homme, la liberté.

Vous avez fait cela, Juarez, et c’est grand. Ce qui vous reste à faire est plus grand encore.

Écoutez, citoyen président de la république mexicaine.

Vous venez de terrasser les monarchies sous la démocratie. Vous leur en avez montré la puissance ; maintenant montrez-leur-en la beauté. Après le coup de foudre, montrez l’aurore. Au césarisme qui massacre, montrez la république qui laisse vivre. Aux monarchies qui usurpent et exterminent, montrez le peuple qui règne et se modère. Aux barbares montrez la civilisation. Aux despotes montrez les principes.

Donnez aux rois, devant le peuple, l’humiliation de l’éblouissement. Achevez-les par la pitié.
C’est surtout par la protection de notre ennemi que les principes s’affirment. La grandeur des principes, c’est d’ignorer. Les hommes n’ont pas de noms devant les principes ; les hommes sont l’Homme. Les principes ne connaissent qu’eux- mêmes. Dans leur stupidité auguste, ils ne savent que ceci : la vie humaine est inviolable .

O vénérable impartialité de la vérité ! le droit sans discernement, occupé seule- ment d’être le droit, que c’est beau !

C’est devant ceux qui auraient légalement mérité la mort qu’il importe d’ab- jurer cette voie de fait. Le plus beau renversement de l’échafaud se fait devant le coupable.

Que le violateur des principes soit sauvegardé par un principe. Qu’il ait ce bon- heur, et cette honte ! Que le persécuteur du droit soit abrité par le droit. En le dé- pouillant de sa fausse inviolabilité, l’inviolabilité royale, vous mettez à nu la vraie, l’inviolabilité humaine. Qu’il soit stupéfait de voir que le côté par lequel il est sa- cré, c’est le côté par lequel il n’est pas empereur. Que ce prince, qui ne se savait pas homme, apprenne qu’il y a en lui une misère, le prince, et une majesté, l’homme.

Jamais plus magnifique occasion ne s’est offerte. Osera-t-on frapper Berezowski en présence de Maximilien sain et sauf ? L’un a voulu tuer un roi, l’autre a voulu tuer une nation.

Juarez, faites faire à la civilisation ce pas immense. Juarez, abolissez sur toute la terre la peine de mort.

Que le monde voie cette chose prodigieuse : la république tient en son pouvoir son assassin, un empereur ; au moment de l’écraser, elle s’aperçoit que c’est un homme, elle le lâche et lui dit : Tu es du peuple comme les autres. Va !

Ce sera là, Juarez, votre deuxième victoire. La première, vaincre l’usurpation, est superbe ; la seconde, épargner l’usurpateur, sera sublime.

Oui, à ces rois dont les prisons regorgent, dont les échafauds sont rouillés de meurtres, à ces rois des gibets, des exils, des présides et des Sibéries, à ceux-ci qui ont la Pologne, à ceux-ci qui ont l’Irlande, à ceux-ci qui ont la Havane, à ceux-ci qui ont la Crète, à ces princes obéis par les juges, à ces juges obéis par les bourreaux, à ces bourreaux obéis par la mort, à ces empereurs qui font si aisément couper une tête d’homme, montrez comment on épargne une tête d’empereur !

Au-dessus de tous les codes monarchiques d’où tombent des gouttes de sang, ouvrez la loi de lumière, et, au milieu de la plus sainte page du livre suprême, qu’on voie le doigt de la République posé sur cet ordre de Dieu : Tu ne tueras point .

Ces quatre mots contiennent le devoir. Le devoir, vous le ferez.
L’usurpateur sera sauvé, et le libérateur n’a pu l’être, hélas ! Il y a huit ans, le 2 décembre 1859, j’ai pris la parole au nom de la démocratie, et j’ai demandé aux États-Unis la vie de John Brown. Je ne l’ai pas obtenue. Aujourd’hui je demande au Mexique la vie de Maximilien. L’obtiendrai-je ?

Oui. Et peut-être à cette heure est-ce déjà fait. Maximilien devra la vie à Juarez.
Et le châtiment ? dira-t-on. Le châtiment, le voilà.
Maximilien vivra « par la grâce de la République ». VICTOR HUGO.
Hauteville-House, 20 juin 1867.

Cette lettre fut écrite et envoyée le 20 juin 1867. En ce moment-là même, et pour ainsi dire à l’heure où Victor Hugo écrivait, avait lieu à Paris la première représen- tation de la reprise d’ Hernani . La lettre à Juarez fut publiée le 21 par les jour- naux anglais et les journaux belges. En même temps une dépèche télégraphique expédiée de Londres par l’ambassade d’Autriche et par ordre spécial du vieil em- pereur Ferdinand II annonçait à Juarez que Victor Hugo demandait la grâce de Maximilien. Cette dépêche arriva trop tard. Maximilien venait d’être exécuté. La république mexicaine perdit là une grande occasion de gloire.

IV VOLTAIRE
En 1867, le Siècle ouvrit une souscription populaire pour élever une statue à Voltaire. Victor Hugo envoya la liste de souscription du groupe des proscrits de Guernesey. Il écrivit au rédacteur du Siècle :

Souscrire pour la statue de Voltaire est un devoir public. Voltaire est précurseur.
Porte-flambeau du dix-huitième siècle, il précède et annonce la révolution fran- çaise. Il est l’étoile de ce grand matin.

Les prêtres ont raison de l’appeler Lucifer. VICTOR HUGO.

V JOHN BROWN
« Les gérants d’un journal de Paris, la Coopération , organisèrent, il y a quelques mois, une souscription limitée à un penny, afin de présenter une médaille à la veuve d’Abraham Lincoln. Ayant accompli cet objet, ils ont ouvert une souscrip- tion semblable afin de présenter un testimonial pareil à la veuve de John Brown ; ils viennent d’adresser la lettre suivante à M. Victor Hugo :

( Courrier de l’Europe .) Paris, le 30 juin 1867.
« Monsieur,

« Nous ouvrons une souscription à dix centimes pour offrir une médaille à la veuve de John Brown.

« Votre nom doit figurer en tête de nos listes.

« Nous vous inscrivons d’office le premier.

« Salutations fraternelles et respectueuses,

« PAUL BLANC,

« L’un des gérants de la Coopération . »

« M. Victor Hugo a envoyé la réponse suivante :

Monsieur,

Je vous remercie.

Mon nom appartient à quiconque veut s’en servir pour le progrès et pour la vérité.

Une médaille à Lincoln appelle une médaille à John Brown. Acquittons cette dette, en attendant que l’Amérique acquitte la sienne. L’Amérique doit à John Brown une statue aussi haute que la statue de Washington. Washington a fondé la république, John Brown a promulgué la liberté.

Je vous serre la main.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 3 juillet 1867.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer