Actes et paroles – Pendant l’exil

III CONGRÈS DE LA PAIX A LAUSANNE
Bruxelles, 4 septembre 1869. Concitoyens des Etats-Unis d’Europe,
Permettez-moi de vous donner ce nom, car la république européenne fédérale est fondée en droit, en attendant qu’elle soit fondée en fait. Vous existez, donc elle existe. Vous la constatez par votre union qui ébauche l’unité. Vous êtes le com- mencement du grand avenir.

Vous me conférez la présidence honoraire de votre congrès. J’en suis profondé- ment touché.

Votre congrès est plus qu’une assemblée d’intelligences ; c’est une sorte de co- mité de rédaction des futures tables de la loi. Une élite n’existe qu’à la condition de représenter la foule ; vous êtes cette élite-là. Dès à présent, vous signifiez à qui de droit que la guerre est mauvaise, que le meurtre, même glorieux, fanfaron et royal, est infâme, que le sang humain est précieux, que la vie est sacrée. Solennelle mise en demeure.

Qu’une dernière guerre soit nécessaire, hélas ! je ne suis, certes, pas de ceux qui le nient. Que sera cette guerre ? Une guerre de conquête. Quelle est la conquête à faire ? La liberté.

Le premier besoin de l’homme, son premier droit, son premier devoir, c’est la liberté.

La civilisation tend invinciblement à l’unité d’idiome, à l’unité de mètre, à l’unité de monnaie, et à la fusion des nations dans l’humanité, qui est l’unité suprême. La concorde a un synonyme, simplification ; de même que la richesse et la vie ont un synonyme, circulation. La première des servitudes, c’est la frontière.

Qui dit frontière, dit ligature. Coupez la ligature, effacez la frontière, ôtez le douanier, ôtez le soldat, en d’autres termes, soyez libres ; la paix suit.

Paix désormais profonde. Paix faite une fois pour toutes. Paix inviolable. État normal du travail, de l’échange, de l’offre et de la demande, de la production et de la consommation, du vaste effort en commun, de l’attraction des industries, du va-et-vient des idées, du flux et reflux humain.

Qui a intérêt aux frontières ? Les rois. Diviser pour régner. Une frontière im- plique une guérite, une guérite implique un soldat. On ne passe pas , mot de tous les privilèges, de toutes les prohibitions, de toutes les censures, de toutes les ty- rannies. De cette frontière, de cette guérite, de ce soldat, sort toute la calamité humaine.

Le roi, étant l’exception, a besoin, pour se défendre, du soldat, qui à son tour a besoin du meurtre pour vivre. Il faut aux rois des armées, il faut aux armées la guerre. Autrement, leur raison d’être s’évanouit. Chose étrange, l’homme consent à tuer l’homme sans savoir pourquoi. L’art des despotes, c’est de dédoubler le peuple en armée. Une moitié opprime l’autre.

Les guerres ont toutes sortes de prétextes, mais n’ont jamais qu’une cause, l’ar- mée. Otez l’armée, vous ôtez la guerre. Mais comment supprimer l’armée ? Par la suppression des despotismes.

Comme tout se tient ! abolissez les parasitismes sous toutes leurs formes, listes civiles, fainéantises payées, clergés salariés, magistratures entretenues, sinécures aristocratiques, concessions gratuites des édifices publics, armées permanentes ; faites cette rature, et vous dotez l’Europe de dix milliards par an. Voilà d’un trait de plume le problème de la misère simplifié.

Cette simplification, les trônes n’en veulent pas. De là les forêts de bayonnettes.

Les rois s’entendent sur un seul point, éterniser la guerre. On croit qu’ils se que- rellent ; pas du tout, ils s’entr’aident. Il faut, je le répète, que le soldat ait sa raison d’être. Éterniser l’armée, c’est éterniser le despotisme ; logique excellente, soit, et féroce. Les rois épuisent leur malade, le peuple, par le sang versé. Il y a une fa- rouche fraternité des glaives d’où résulte l’asservissement des hommes.

Donc, allons au but, que j’ai appelé quelque part la résorption du soldat dans le citoyen . Le jour où cette reprise de possession aura eu lieu, le jour où le peuple n’aura plus hors lui l’homme de guerre, ce frère ennemi, le peuple se retrouvera un, entier, aimant, et la civilisation se nommera harmonie, et aura en elle, pour créer, d’un côté la richesse et de l’autre la lumière, cette force, le travail, et cette âme, la paix.

VICTOR HUGO.

Des affaires de famille retenaient Victor Hugo à Bruxelles. Cependant, sur la vive insistance du Congrès, il se décida à aller à Lausanne.

Le 14 septembre, il ouvrit le Congrès. Voici ses paroles :

Les mots me manquent pour dire à quel point je suis touché de l’accueil qui m’est fait. J’offre au congrès, j’offre à ce généreux et sympathique auditoire, mon émotion profonde. Citoyens, vous avez eu raison de choisir pour lieu de réunion de vos délibérations ce noble pays des Alpes. D’abord, il est libre ; ensuite, il est su- blime. Oui, c’est ici, oui, c’est en présence de cette nature magnifique qu’il sied de faire les grandes déclarations d’humanité, entre autres celles-ci : Plus de guerre !

Une question domine ce congrès.

Permettez-moi, puisque vous m’avez fait l’honneur insigne de me choisir pour président, permettez-moi de la signaler. Je le ferai en peu de mots. Nous tous qui sommes ici, qu’est-ce que nous voulons ? La paix. Nous voulons la paix, nous la voulons ardemment. Nous la voulons absolument. Nous la voulons entre l’homme et l’homme, entre le peuple et le peuple, entre la race et la race, entre le frère et le frère, entre Abel et Caïn. Nous voulons l’immense apaisement des haines.

Mais cette paix, comment la voulons-nous ? La voulons-nous à tout prix ? La voulons-nous sans conditions ? Non ! nous ne voulons pas de la paix le dos courbé et le front baissé ; nous ne voulons pas de la paix sous le despotisme ; nous ne vou- lons pas de la paix sous le bâton ; nous ne voulons pas de la paix sous le sceptre !

La première condition de la paix, c’est la délivrance : Pour cette délivrance, il faudra, à coup sûr, une révolution, qui sera la suprême, et peut-être, hélas ! une guerre, qui sera la dernière. Alors tout sera accompli. La paix, étant inviolable, sera éternelle. Alors, plus d’armées, plus de rois. Évanouissement du passé. Voilà ce que nous voulons.

Nous voulons que le peuple vive, laboure, achète, vende, travaille, parle, aime et pense librement, et qu’il y ait des écoles faisant des citoyens, et qu’il n’y ait plus de princes faisant des mitrailleuses. Nous voulons la grande république continentale, nous voulons les États-Unis d’Europe, et je termine par ce mot : La liberté, c’est le but ; la paix, c’est le résultat.

Les délibérations des Amis de la paix durèrent quatre jours. Victor Hugo fit en ces termes la clôture du Congrès :

Citoyens,

Mon devoir est de clore ce congrès par une parole finale. Je tâcherai qu’elle soit cordiale. Aidez-moi.

Vous êtes le congrès de la paix, c’est-à-dire de la conciliation. A ce sujet, permettez- moi un souvenir.

Il y a vingt ans, en 1849, il y avait à Paris ce qu’il y a aujourd’hui à Lausanne, un congrès de la paix. C’était le 24 août, date sanglante, anniversaire de la Saint- Barthélémy. Deux prêtres, représentant les deux formes du christianisme, étaient là ; le pasteur Coquerel et l’abbé Deguerry. Le président du congrès, celui qui a l’honneur de vous parler en ce moment, évoqua le souvenir néfaste de 1572, et, s’adressant aux deux prêtres, leur dit : « Embrassez-vous ! »

En présence de cette date sinistre, aux acclamations de l’assemblée, le catholi- cisme et le protestantisme s’embrassèrent. ( Applaudissements. )

Aujourd’hui quelques jours à peine nous séparent d’une autre date, aussi illustre que la première est infâme, nous touchons au 21 septembre. Ce jour-là, la répu- blique française a été fondée, et, de même que le 24 août 1572 le despotisme et le fanatisme avaient dit leur dernier mot : Extermination ,-le 21 septembre 1792 la démocratie a jeté son premier cri : Liberté, égalité, fraternité ! ( Bravo ! bravo ! )

Eh bien ! en présence de cette date sublime, je me rappelle ces deux religions représentées par deux prêtres, qui se sont embrassées, et je demande un autre embrassement. Celui-là est facile et n’a rien à faire oublier. Je demande l’embras- sement de la république et du socialisme. ( Longs applaudissements. )

Nos ennemis disent : le socialisme, au besoin, accepterait l’empire. Cela n’est pas. Nos ennemis disent : la république ignore le socialisme. Cela n’est pas.

La haute formule définitive que je rappelais tout à l’heure, en même temps qu’elle exprime toute la république, exprime aussi tout le socialisme.

A côté de la liberté, qui implique la propriété, il y a l’égalité, qui implique le droit au travail, formule superbe de 1848 ! ( applaudissements ) et il y a la fraternité, qui implique la solidarité.

Donc, république et socialisme, c’est un. ( Bravos répétés. )

Moi qui vous parle, citoyens, je ne suis pas ce qu’on appelait autrefois un répu- blicain de la veille, mais je suis un socialiste de l’avant-veille. Mon socialisme date de 1828. J’ai donc le droit d’en parler.

Le socialisme est vaste et non étroit. Il s’adresse à tout le problème humain. Il embrasse la conception sociale tout entière. En même temps qu’il pose l’im- portante question du travail et du salaire, il proclame l’inviolabilité de la vie hu- maine, l’abolition du meurtre sous toutes ses formes, la résorption de la péna- lité par l’éducation, merveilleux problème résolu. ( Très bien ! ) Il proclame l’en- seignement gratuit et obligatoire. Il proclame le droit de la femme, cette égale de l’homme. ( Bravos ! ) Il proclame le droit de l’enfant, cette responsabilité de l’homme. ( Très bien !-Applaudissements. ) Il proclame enfin la souveraineté de l’individu, qui est identique à la liberté.

Qu’est-ce que tout cela ? C’est le socialisme. Oui. C’est aussi la république ! ( Longs applaudissements. )

Citoyens, le socialisme affirme la vie, la république affirme le droit. L’un élève l’individu à la dignité d’homme, l’autre élève l’homme à la dignité de citoyen. Est- il un plus profond accord ?

Oui, nous sommes tous d’accord, nous ne voulons pas de césar, et je défends le socialisme calomnié !

Le jour où la question se poserait entre l’esclavage avec le bien-être, panem et circenses , d’un côté, et, de l’autre, la liberté avec la pauvreté,-pas un, ni dans les rangs républicains, ni dans les rangs socialistes, pas un n’hésiterait ! et tous, je le déclare, je l’affirme, j’en réponds, tous préféreraient au pain blanc de la servitude le pain noir de la liberté. ( Bravos prolongés .)

Donc, ne laissons pas poindre et germer l’antagonisme. Serrons-nous donc, mes frères socialistes, mes frères républicains, serrons-nous étroitement autour de la justice et de la vérité, et faisons front à l’ennemi. ( Oui, oui ! bravo ! )

Qu’est l’ennemi ?

L’ennemi, c’est plus et moins qu’un homme. ( Mouvement. ) C’est un ensemble de faits hideux qui pèse sur le monde et qui le dévore. C’est un monstre aux mille griffes, quoique cela n’ait qu’une tête. L’ennemi, c’est cette incarnation sinistre du vieux crime militaire et monarchique, qui nous bâillonne et nous spolie, qui met la main sur nos bouches et dans nos poches, qui a les millions, qui a les budgets, les juges, les prêtres, les valets, les palais, les listes civiles, toutes les armées, et pas un seul peuple. L’ennemi, c’est ce qui règne, gouverne, et agonise en ce moment. ( Sensation profonde. )

Citoyens, soyons les ennemis de l’ennemi, et soyons nos amis ! Soyons une seule âme pour le combattre et un seul cœur pour nous aimer. Ah ! citoyens : fraternité ! ( Acclamation. )

Encore un mot et j’ai fini.

Tournons-nous vers l’avenir. Songeons au jour certain, au jour inévitable, au jour prochain peut-être, où toute l’Europe sera constituée comme ce noble peuple suisse qui nous accueille à cette heure. Il a ses grandeurs, ce petit peuple ; il a une patrie qui s’appelle la République, et il a une montagne qui s’appelle la Vierge.

Ayons comme lui la République pour citadelle, et que notre liberté, immaculée et inviolée, soit, comme la Jungfrau, une cime vierge en pleine lumière. ( Acclama- tion prolongée. )

Je salue la révolution future.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer