Actes et paroles – Pendant l’exil

1860 ADRESSE DE L’ÎLE DE JERSEY A VICTOR HUGO
Monsieur,

Le comité des amis de la Sicile, devant convoquer une réunion publique des ha- bitants de Jersey le 13 juin 1860, à l’effet d’exprimer leur sympathie pour le peuple sicilien, luttant les armes à la main pour la liberté contre un despotisme exécrable

et exécré, les soussignés sollicitent respectueusement la faveur de votre présence et de votre précieuse assistance à la manifestation projetée.

La cause de la Sicile se recommande à tous ceux qui méritent véritablement le nom d’hommes, à tout homme estimant les institutions libres, à tout ami de la liberté et du genre humain, et nous sommes persuadés qu’une cause si sainte a votre plus ardente sympathie. Vous avez consacré votre génie à la liberté, à la justice, à l’humanité ; votre éloquente voix élevée à Jersey en faveur des siciliens honorera notre petite île et contribuera à exciter encore les sympathies de l’An- gleterre, de la France et de l’Europe entière en faveur de ce vaillant peuple luttant contre des forces grandement supérieures pour le bien le plus précieux de cette vie. Ce n’est pas aller trop loin que d’affirmer que votre éloquence infusera une nouvelle force dans le cœur des combattants de la liberté, victorieux mais fati- gués, et portera la terreur dans l’âme de leurs ennemis.

Oui, monsieur, vos fervents plaidoyers en faveur de la liberté et de l’humanité, vos protestations contre la tyrannie et les cruautés, feront écho dans le camp de Garibaldi et sonneront le glas du désespoir aux oreilles de l’infâme roi de Naples.

Nous sollicitons de nouveau votre coopération, et, en vous exprimant notre sin- cère respect et admiration, nous avons l’honneur d’être, etc.

( Suivent les signatures. )

1862 LE BANQUET DE BRUXELLES
Un des plus excellents écrivains de la presse belge et française, M. Gustave Fré- dérix, a publié, en 1862, sur le banquet de Bruxelles, de remarquables pages qui eurent alors un grand retentissement et qui seront consultées un jour, car elles font partie à la fois de l’histoire politique et de l’histoire littéraire de notre temps [note : Souvenir du banquet donné à Victor Hugo . Bruxelles.]. Le banquet de Bruxelles fut une mémorable rencontre d’intelligences et de renommées venues de tous les points du monde civilisé pour protester autour d’un proscrit contre l’empire. On trouve dans l’éloquent écrit de M. Gustave Frédérix tous les détails de cette manifestation éclatante. M. Victor Hugo présidait le banquet, ayant à sa droite le bourgmestre de Bruxelles et à sa gauche le président de la chambre des représentants. De grandes voix parlèrent, Louis Blanc, Eugène Pelletan ; puis, au nom de la presse de tous les pays, d’éminents journalistes, M. Bérardi pour la Belgique, M. Nefftzer pour la France, M. Cuesta pour l’Espagne, M. Ferrari pour l’Italie, M. Low pour l’Angleterre. Les honorables éditeurs des Misérables , MM. Lacroix et Verboëckhoven remercièrent l’auteur du livre au nom de la Librairie in- ternationale. Champfleury salua Victor Hugo au nom des prosateurs, et Théodore de Banville le salua au nom des poëtes. Jamais de plus nobles paroles ne furent entendues. Cette fête fut grave et solennelle.

Dans ce temps-là, le bourgmestre de Bruxelles était un honnête homme ; il s’ap- pelait Fontainas. Ce fut lui qui porta le toast à Victor Hugo ; il le fit en ces termes :

« Il m’est agréable de vous souhaiter la bienvenue, à vous, messieurs, qui visi- tez la Belgique, si énergiquement dévouée à sa nationalité, si profondément heu- reuse des libérales institutions qui la gouvernent ; à vous, messieurs, dont le talent charme, console ou élève nos esprits. Mais, parmi tant de noms illustres, il en est un plus illustre encore ; j’ai nommé Victor Hugo, dont la gloire peut se passer de mes éloges.

« Je porte un toast au grand écrivain, au grand poëte, à Victor Hugo ! » Victor Hugo se leva, et répondit :
« Messieurs,

« Je porte la santé du bourgmestre de Bruxelles.

« Je n’avais jamais rencontré M. Fontainas ; je le connais depuis vingtquatre heures, et je l’aime. Pourquoi ? regardez-le, et vous comprendrez. Jamais plus franche nature ne s’est peinte sur un visage plus cordial ; son serrement de main dit toute son âme ; sa parole est de la sympathie. J’honore et je salue dans cet homme ex- cellent et charmant la noble ville qu’il représente.

« J’ai du bonheur, en vérité, avec les bourgmestres de Bruxelles ; il semble que je sois destiné à toujours les aimer. Il y a onze ans, quand j’arrivai à Bruxelles, le 12 décembre 1851, la première visite que je reçus, fut celle du bourgmestre, M. Charles de Brouckere. Celui-là aussi était une haute et pénétrante intelligence, un esprit ferme et bon, un cœur généreux.

« J’habitais la Grand’ Place, de Bruxelles, qui, soit dit en passant, avec son ma- gnifique hôtel de ville encadré de maisons magnifiques, est tout entière un mo- nument. Presque tous les jours, M. Charles de Brouckere, en allant à l’hôtel de ville, poussait ma porte et entrait. Tout ce que je lui demandais pour mes vaillants compagnons d’exil était immédiatement accordé. Il était lui-même un vaillant ; il avait combattu dans les barricades de Bruxelles. Il m’apportait de la cordialité, de la fraternité, de la gaîté, et, en présence des maux de ma patrie, de la consolation. L’amertume de Dante était de monter l’escalier de l’étranger ; la joie de Charles de Brouckere était de monter l’escalier du proscrit. C’était là un homme brave, noble et bon. Eh bien, le chaud et vif accueil de M. de Brouckere, je l’ai retrouvé dans M. Fontainas ; même grâce, même esprit, même bienvenue charmante, même ou- verture d’âme et de visage ; les deux hommes sont différents, les deux cœurs sont pareils. Tenez, je viens de faire une promenade en Belgique ; j’ai été un peu par- tout, depuis les dunes jusqu’aux Ardennes. Eh bien, partout, j’ai entendu parler de M. Fontainas ; j’ai rencontré partout son nom et son éloge ; il est aimé dans le moindre village, comme dans la capitale ; ce n’est pas là une popularité de clo- cher, c’est une popularité de nation. Il semble que ce bourgmestre de Bruxelles soit le bourgmestre de la Belgique. Honneur à de tels magistrats ! ils consolent des autres.

« Je bois à l’honorable M. Fontainas, bourgmestre de Bruxelles ; et je félicite cette illustre ville d’avoir à sa tête un de ces hommes en qui se personnifient l’hospita- lité et la liberté, l’hospitalité, qui était la vertu des peuples antiques, et la liberté, qui est la force des peuples nouveaux. »

1863 AUX MEMBRES DU MEETING DE JERSEY POUR LA POLOGNE
Hauteville-House, 27 mars 1863.

Messieurs,-je suis atteint en ce moment d’un accès d’une angine chronique qui m’empêche de me rendre à votre invitation, dont je ressens tout l’honneur. Croyez à mon regret profond.

La sympathie est une présence ; je serai donc en esprit au milieu de vous. Je m’associe du fond de l’âme à toutes vos généreuses pensées.

L’assassinat d’une nation est impossible. Le droit, c’est l’astre ; il s’éclipse, mais il reparaît. La Hongrie le prouve, Venise le prouve, la Pologne le prouve.

La Pologne, à l’heure où nous sommes, est éclatante ; elle n’est pas en pleine vie, mais elle est en pleine gloire ; toute sa lumière lui est revenue, la Pologne, accablée, sanglante et debout, éblouit le monde.

Les peuples vivent et les despotes meurent ; c’est la loi d’en haut. Ne nous las- sons pas de la rappeler à ce coupable empereur qui pèse en cet instant sur deux nations, pour le malheur de l’une et pour la honte de l’autre. La plus à plaindre des deux, ce n’est pas la Pologne qu’il égorge, c’est la Russie qu’il déshonore. C’est dégrader un peuple que d’en faire le massacreur d’un autre peuple. Je souhaite à la Pologne la résurrection à la liberté, et à la Russie la résurrection à l’honneur.

Ces deux résurrections, je fais plus que les souhaiter, je les attends.

Oui, le doute serait impie et presque complice, oui, la Pologne triomphera. Sa mort définitive serait un peu notre mort à tous. La Pologne fait partie du cœur de l’Europe. Le jour où le dernier battement de vie s’éteindrait en Pologne, la civili- sation tout entière sentirait le froid du sépulcre.

Laissez-moi vous jeter de loin ce cri qui aura de l’écho dans vos âmes !-Vive la Pologne ! Vive le droit ! Vivent la liberté des hommes et l’indépendance des peuples !

Permettez qu’à cette occasion, j’envoie tous mes vœux de bonheur à l’île de Jersey qui m’est bien chère et à votre excellente population, et recevez, mes amis, mon salut cordial.

VICTOR HUGO.

1864 LE CENTENAIRE DE SHAKESPEARE
Louis Blanc avait fait part à Victor Hugo du désir qu’avait le Comité du cente- naire de Shakespeare de le compter parmi ses membres ainsi que son fils François- Victor Hugo, le traducteur de Shakespeare.

Victor Hugo écrivit à M. N.-Hepworth Dixon, secrétaire du Comité de Shakes- peare à Londres :

« Hauteville-House, 20 janvier 1864.

« Monsieur,

« La lettre que vous a communiquée mon noble et cher ami M. Louis Blanc est, je pense, la réponse que voici à une lettre de lui :

« Hauteville-House, 11 octobre 1863.

« Cher Louis Blanc,

« Pendant les mois de juin, de juillet et d’août, les journaux ont publié un certain nombre d’acceptations de personnes distinguées, invitées à faire partie du Comité de Shakespeare. Mon fils, le traducteur de Shakespeare, n’a pas été invité. Il l’est aujourd’hui. Je trouve que c’est trop tard.

« Dans cet espace de trois mois, je n’ai pas été invité non plus, mais peu importe. Il s’agit de mon fils, et c’est dans mon fils que je me sens atteint. Quant à moi, je ne suis pas offensé, ni offensable.

« Je ne serai point du Comité de Shakespeare, mais puisque dans le Comité il y aura Louis Blanc, la France sera admirablement représentée.

« VICTOR HUGO. »

« La courtoise lettre que vous m’écrivez, monsieur, en date du 19 janvier 1864, au nom du Comité de Shakespeare, vient modifier ma situation vis-à-vis du Co- mité, en me laissant pourtant un regret,-regret, à la vérité, qui n’est sensible que pour moi.

« Ce regret, permettez-moi de vous l’indiquer.

« Si le cordial appel que vous me faites l’honneur de m’adresser aujourd’hui m’avait été fait il y a six mois, comme aux diverses personnes honorables dont vous citez les noms, j’aurais pu, à ce moment-là, prévenu d’avance, disposer mes occupations de façon à pouvoir prendre part aux séances du Comité ; c’eût été pour moi un devoir et un bonheur ; mais n’étant point convié à en faire partie, je n’ai vu nulle difficulté à accepter, depuis cette époque, des propositions et des engagements qui maintenant absorbent tout mon temps et me créent des obli- gations de travail impérieux. Ces engagements, pris par suite du malentendu que vous voulez bien m’expliquer, ne me laissent plus la liberté de siéger parmi vous, et, par l’urgence des travaux qu’ils m’imposent, me priveront, selon toute appa- rence, de l’honneur d’assister à Londres, à votre grandiose solennité du 23 avril.

« C’est un inconvénient, fâcheux pour moi, mais pour moi seulement, je le ré- pète, et très léger à tous les points de vue. Ma présence, comme mon absence, est un fait indifférent.

« A cet inconvénient près, qui est peu de chose, le malentendu, si courtoisement expliqué dans votre lettre, est tout à fait réparable. Le Comité de Shakespeare, dont vous êtes l’organe, veut bien désirer que mon nom soit inscrit sur son ho- norable liste, je m’empresse d’y consentir, en regrettant de ne pouvoir compléter cette coopération nominale par une coopération effective. Quant à la fête illustre que vous préparez à votre grand homme, je n’y pourrai assister que de cœur, mais j’y serai présent pourtant dans la personne de mon fils François-Victor, heureux de prendre parmi vous, après votre explication excellente, la place glorieuse que vous lui offrez.

« Le jubilé du 23 avril sera la vraie fête de l’Angleterre. Cette noble Angleterre, représentée par sa fière et éloquente tribune, et par son admirable presse libre et souveraine, a toutes les gloires qui font les grands peuples dignes des grands poëtes. L’Angleterre mérite Shakespeare.

« Veuillez, monsieur, communiquer cette lettre au Comité, et recevoir l’assu- rance de mes sentiments très distingués.

« VICTOR HUGO. »

1865 LA PEINE DE MORT
Ce qui suit est extrait du Courrier de l’Europe :

« Les symptômes précurseurs de l’abolition de la peine de mort se prononcent de plus en plus, et de tous les côtés à la fois. Les exécutions elle-mêmes, en se mul- tipliant, hâtent la suppression de l’échafaud par le soulèvement de la conscience publique. Tout récemment, M. Victor Hugo a reçu, dans la même semaine, à quelques jours d’intervalle, deux lettres relatives à la peine de mort, venant l’une d’Italie, l’autre d’Angleterre. La première, écrite à Victor Hugo par le comité central ita- lien, était signée « comte Ferdinand Trivulzio , docteur Georges de Giulini , avocat Jean Capretti , docteur Albert Sarola , docteur Joseph Mussi , conseiller provincial, docteur Frédéric Bonola . »Cette lettre, datée de Milan, 1er février, annonçait à Vic- tor Hugo la convocation d’un grand meeting populaire à Milan, pour l’abrogation
de la peine capitale, et priait l’exilé de Guernesey d’envoyer, par télégramme, im- médiatement, au peuple de Milan assemblé ; quelques paroles « destinées, nous citons la lettre, à produire une commotion électrique dans toute l’Italie ». Le co- mité ignorait qu’il n’y a malheureusement point de fil télégraphique à Guernesey. La deuxième lettre, envoyée de Londres, émanée d’un philanthrope anglais distin- gué, M. Lilly, contenait le détail du procès d’un italien nommé Polioni, condamné au gibet pour un coup de couteau donné dans une rixe de cabaret, et priait Victor Hugo d’intervenir pour empêcher l’exécution de cet homme.

M. Victor Hugo a répondu au message venu d’Italie la lettre qu’on va lire :

A MM. LES MEMBRES DU COMITÉ CENTRAL ITALIEN POUR L’ABOLITION DE LA PEINE DE MORT

Hauteville-House, samedi 4 février 1865.

Messieurs,-Il n’y a point de télégraphe électrique à Guernesey. Votre lettre m’ar- rive aujourd’hui 4, et la poste ne repart que lundi 6. Mon regret est profond de ne pouvoir répondre en temps utile à votre noble et touchant appel. J’eusse été heureux que mon applaudissement arrivât au peuple de Milan faisant un grand acte.

L’inviolabilité de la vie humaine est le droit des droits. Tous les principes dé- coulent de celui-là. Il est la racine, ils sont les rameaux. L’échafaud est un crime permanent. C’est le plus insolent des outrages à la dignité humaine, à la civilisa- tion, au progrès. Toutes les fois que l’échafaud est dressé, nous recevons un souf- flet. Ce crime est commis en notre nom.

L’Italie a été la mère des grands hommes, et elle est la mère des grands exemples. Elle va, je n’en doute pas, abroger la peine de mort. Votre commission, composée de tant d’hommes distingués et généreux, réussira. Avant peu, nous verrons cet admirable spectacle : l’Italie, avec l’échafaud de moins et Rome et Venise de plus.

Je serre vos mains dans les miennes, et je suis votre ami. VICTOR HUGO.
A la lettre venue d’Angleterre, Victor Hugo a répondu :

A M. LILLY, 9, SAINT-PETER’S TERRACE, NOTTING-HILL, LONDRES.

Hauteville-House, 12 février 1865.

Monsieur,-Vous me faites l’honneur de vous tourner vers moi, je vous en remer- cie.

Un échafaud va se dresser ; vous m’en avertissez. Vous me croyez la puissance de renverser cet échafaud. Hélas ! je ne l’ai pas. Je n’ai pu sauver Tapner, je ne pourrais sauver Polioni. A qui m’adresser ? Au gouvernement ? au peuple ? Pour le peuple anglais je suis un étranger, et pour le gouvernement anglais un proscrit. Moins que rien, vous le voyez. Je suis pour l’Angleterre une voix quelconque, im- portune peut-être, impuissante à coup sûr. Je ne puis rien, monsieur ; plaignez Polioni et plaignez-moi.

En France, Polioni eût été condamné, pour meurtre sans préméditation, à une peine temporaire. La pénalité anglaise manque de ce grand correctif, les circons- tances atténuantes .

Que l’Angleterre, dans sa fierté, y songe ; à l’heure qu’il est, sa législation crimi- nelle ne vaut pas la législation criminelle française, si imparfaite pourtant. De ce côté, l’Angleterre est en retard sur la France. L’Angleterre veut-elle regagner en un instant tout le terrain perdu, et laisser la France derrière elle ? Elle le peut. Elle n’a qu’à faire ce pas : Abolir la peine de mort .

Cette grande chose est digne de ce grand peuple. Je l’y convie.

La peine de mort vient d’être abolie dans plusieurs républiques de l’Amérique du Sud. Elle va l’être, si elle ne l’est déjà, en Italie, en Portugal, en Suisse, en Rou- manie, en Grèce. La Belgique ne tardera point à suivre ces beaux exemples. Il serait admirable que l’Angleterre prît la même initiative, et prouvât, par la suppression de l’échafaud, que la nation de la liberté est aussi la nation de l’humanité.

Il va sans dire, monsieur, que je vous laisse maître de faire de cette lettre l’usage que vous voudrez.

Recevez l’assurance de mes sentiments très distingués. VICTOR HUGO.
Après avoir cité ces deux lettres, le Courrier de l’Europe ajoute :

« Il y a vraiment quelque chose de touchant à voir les adversaires du bourreau se tourner tous vers le rocher de Guernesey, pour demander aide et assistance à celui dont la main puissante a déjà ébranlé l’échafaud et finira par le renver- ser, « Le beau, serviteur du vrai »est le plus grand des spectacles. Victor Hugo se faisant l’avocat de Dieu pour revendiquer ses droits immuables-usurpés par la justice humaine-sur la vie de l’homme, c’est naturel. Qui parlera au nom de la divinité ; si ce n’est le génie ! »

1866 LES INSURRECTIONS ÉTOUFFÉES
Hauteville-House, 18 novembre 1866.

J’ai été bien sensible au généreux appel de l’honorable et éloquent rédacteur en chef du journal l’Orient . Malheureusement il est trop tard. De toutes parts on annonce l’insurrection comme étouffée. Encore un cercueil de peuple qui s’ouvre, hélas ! et qui se ferme.

Quant à moi, c’est la quatrième fois qu’un appel de ce genre m’arrive trop tard depuis deux ans. Les insurgés de Haïti, de Roumanie et de Sicile se sont adres- sés à moi, et toujours trop tard. Dieu sait si je les eusse servis avec zèle ! Mais ne pourrait-on mieux s’entendre ? Pourquoi les hommes de mouvement ne préviennent- ils pas les hommes de progrès ? Pourquoi les combattants de l’épée ne se concertent- ils pas avec les combattants de l’idée ? C’est avant et non après qu’il faudrait ré- clamer notre concours. Averti à temps, j’écrirais à propos, et tous s’entr’aideraient pour le succès général de la révolution et pour la délivrance universelle. Commu- niquez ceci à notre honorable ami, et recevez mon hâtif et cordial serrement de main.

VICTOR HUGO.

LE DINER DES ENFANTS PAUVRES
Pour faire tout à fait comprendre ce qu’on a pu lire dans ce livre sur la petite institution du Dîner des Enfants pauvres, il n’est pas inutile de reproduire un des comptes rendus de la presse anglaise.

Voici la lettre de lady Thompson et l’article de l’Express dont il est question dans le discours de Victor Hugo :

« A VICTOR HUGO

35, Wimpole Street, London, 30 novembre 1866.

« Cher Monsieur,-Après l’intérêt que vous avez pris au succès de nos dîners aux pauvres enfants, j’ai beaucoup de plaisir à vous envoyer le compte rendu de l’an- née passée. Notre plan marche toujours bien, et je viens de recommencer pour l’année qui vient. J’aime à croire que vous vous portez bien, et que vous trouvez votre généreuse idée de plus en plus répandue.

« Croyez à mon profond respect,

« KATE THOMPSON. »

« Cette fondation des dîners pour les enfants pauvres a ce rare mérite parmi les institutions d’assistance d’être simple, directe, pratique, aisément imitable, sans aucune prétention de secte ni de système. Il ne faut pas oublier l’homme qui le premier a eu l’idée de ces dîners d’enfants indigents. L’Angleterre a dû beaucoup dans les temps passés aux exilés politiques français. Cette « société des dîners d’enfants pauvres»doit sa création au cœur généreux du plus grand poëte de notre temps, à Victor Hugo, qui, depuis des années, donne toutes les semaines, dans sa maison de Guernesey, à ses propres frais, des dîners pour quarante pauvres en- fants, dont il ne considère ni la nationalité, ni la religion, mais seulement la misère. A Noël, Victor Hugo augmente le nombre de ses petits convives et les pourvoit, non seulement de quoi manger et boire, mais d’un choix de jolies étrennes pour égayer et consoler leurs jeunes cœurs et leurs imaginations enfantines, sans ou- blier de nourrir leurs bouches affamées et de couvrir leurs membres grelottants. Une société qui a été formée à Londres d’après l’exemple de Victor Hugo, s’adresse à tous « ceux qui ont de la sympathie pour les misères des enfants en haillons et demi-morts de faim dans cette vaste métropole ».

« Le nombre des dîners donnés en 1867, dans trente-sept salles à manger spé- ciales, a été a peu près de 85,000. Depuis ce temps, des dons nouveaux ont été faits représentant 30,000 dîners. La somme entière dépensée alors a été 1,146 livres, et le nombre entier des dîners 115,000. »

( Express du 17 décembre 1866.)

LA NOËL A HAUTEVILLE-HOUSE
La page qui suit est extraite de la Gazette de Guernesey , en date du 29 décembre 1866 :

« Jeudi dernier, une foule élégante et distinguée se pressait chez M. Victor Hugo pour être témoin de la distribution annuelle de vêtements et de jouets que M. Victor Hugo fait aux petits enfants pauvres qu’il a pris sous ses soins. La fête se composait comme d’usage : 1r d’un goûter de sandwiches , de gâteaux, de fruits et de vin ; 2e d’une distribution de vêtements ; 3e d’un arbre de Noël sur lequel étaient arrangées des masses de jouets. Avant la distribution de vêtements, M. Vic- tor Hugo a adressé un speech aux personnes présentes. Voici le résumé de ce que nous avons pu recueillir :

« Mesdames,

« Vous connaissez le but de cette petite réunion. C’est ce que j’appelle, à défaut d’un mot plus simple, la fête des petits enfants pauvres. Je voudrais en parler dans les termes les plus humbles, je voudrais pouvoir emprunter pour cela la simplicité d’un des petits enfants qui m’écoutent.

« Faire du bien aux enfants pauvres, dans la mesure de ce que je puis, voilà mon but. Il n’y a aucun mérite, croyez-le bien, et ce que je dis là je le pense profondé- ment, il n’y a aucun mérite à faire pour les pauvres ce que l’on peut ; car ce que l’on peut, c’est ce que l’on doit. Connaissez-vous quelque chose de plus triste que la souffrance des enfants ? Quand nous souffrons, nous hommes, c’est justement, nous avons ce que nous méritons, mais les enfants sont innocents, et l’innocence qui souffre, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus de triste au monde ? Ici, la providence nous confie une partie de sa propre fonction. Dieu dit à l’homme, je te confie l’en- fant. Il ne nous confie pas seulement nos propres enfants ; car il est trop simple d’en prendre soin, et les animaux s’acquittent de ce devoir de la nature mieux par- fois que les hommes eux-mêmes ; il nous confie tous les enfants qui souffrent. Être le père, la mère des enfants pauvres, voilà notre plus haute mission. Avoir pour eux un sentiment maternel, c’est avoir un sentiment fraternel pour l’humanité. »

« M. Victor Hugo rappelle ensuite les conclusions d’un travail fait par l’Acadé- mie de médecine de Paris, il y a dix-huit ans, sur l’hygiène des enfants. L’enquête faite à ce sujet constate que la plupart des maladies qui emportent tant d’enfants pauvres tiennent uniquement à leur mauvaise nourriture, et que s’ils pouvaient manger de la viande et boire du vin seulement une fois par mois, cela suffirait pour les préserver de tous les maux qui tiennent à l’appauvrissement du sang, c’est-à- dire non seulement des maladies scrofuleuses, mais aussi des affections du cœur, des poumons et du cerveau. L’anémie ou appauvrissement du sang rend en outre les enfants sujets à une foule de maladies contagieuses, telles que le croup et l’an- gine couenneuse, dont une bonne nourriture prise une fois par mois suffirait pour les exempter.

« Les conclusions de ce travail fait par l’Académie ont frappé profondément M. Victor Hugo. Distrait à Paris par les occupations de la vie publique, il n’a pas eu le temps d’organiser dans sa patrie des dîners d’enfants pauvres. Mais il a, dit-il, profité du loisir que l’empereur des Français lui a fait à Guernesey pour mettre son idée à exécution.

« Pensant que si un bon dîner par mois peut faire tant de bien, un bon dî- ner tous les quinze jours doit en faire encore plus, il nourrit quarante-deux en- fants pauvres, dont la moitié, vingt et un, viennent chez lui chaque semaine.-Puis, quand arrive la fin de l’année, il veut leur donner la petite joie que tous les enfants riches ont dans leurs familles ; ils veut qu’ils aient leur Christmas . Cette petite fête annuelle se compose de trois parties : d’un luncheon, d’une distribution de vête- ments, et d’une distribution de jouets. « Car la joie, dit M. Victor Hugo, fait partie de la santé de l’enfance. C’est pourquoi je leur dédie tous les ans un petit arbre de Noël. C’est aujourd’hui la cinquième célébration de cette fête.

« Maintenant, continue M. Victor Hugo, pourquoi dis-je tout cela ? Le seul mé- rite d’une bonne action (si bonne action il y a) c’est de la taire. Je devrais me taire en effet si je ne pensais qu’à moi. Mais mon but n’est pas seulement de faire du bien à quarante pauvres petits enfants. Mon but est surtout de donner un exemple utile. Voilà mon excuse. »

« L’exemple que donne M. Victor Hugo est si bien suivi, que les résultats obte- nus sont vraiment admirables. Il pourrait citer l’Amérique, la Suède, la Suisse, où un nombre considérable d’enfants pauvres sont régulièrement nourris, l’Italie, et même l’Espagne, où cette bonne œuvre commence ; il ne parlera que de l’Angle- terre, que de Londres, avec les preuves en main.

« Ici M. Victor Hugo lit des extraits d’une lettre écrite par un gentleman anglais au Petit Journal .

« Donc, frappés du spectacle navrant qu’offrent les écoles des quartiers pauvres de Londres, profondément émus à la vue des enfants blêmes et chétifs qui les fréquentent, alarmés des rapides progrès que fait la débilité parmi les générations des villes, débilité qui tend à remplacer notre vigoureuse race anglo-saxonne par une race énervée et fébrile, des hommes charitables, à la tête desquels se trouve le comte de Shaftesbury, ont fondé la société du dîner des enfants pauvres.

« La charité est si douce chose ; donner un peu de son superflu est un acte qui rapporte de si douces jouissances, que, croyant être utile, nous ne résistons pas au désir de faire connaître à la France cette invention de la charité, le nouvel essai que vient d’inaugurer notre vieille Angleterre. »

« M. Victor Hugo a ajouté :-« Dans cette école seule, il y a trois cent vingt en- fants. Vous figurez-vous ce nombre multiplié ; quel immense bien cela doit faire à l’enfance ! »

« Puis M. Victor Hugo a lu une autre lettre écrite au Times par M. Fuller, secré- taire de l’institution établie à Londres, à l’instar de celle de Hauteville-House , par le Rév. Woods :

« A L’ÉDITEUR DU Times ,

« Monsieur,

« Vous avez été assez bon l’année dernière pour insérer dans le Times une lettre dans laquelle je démontrais la très remarquable amélioration de la santé des en- fants pauvres de l’école des déguenillés de Westminster , amélioration résultant du système régulier du dîner par quinzaine à chaque enfant, et où je provoquais les autres personnes qui en ont l’occasion à faire la même chose, si possible, dans leurs écoles.

« Une année de plus d’expérience a confirmé plus fortement encore tout ce que je disais sur le bon résultat de ces dîners, qui a été aussi grand que les années pré- cédentes, la santé de l’école ayant été généralement bonne, et le choléra n’ayant frappé aucun de ces enfants .

« Je regrette cependant d’avoir à dire que les fonds souscrits pour ce dîner, qui n’ont jamais manqué depuis trois ans, seront prochainement épuisés, et j’espère que vous voudrez bien dans votre journal faire un appel à l’assistance, afin que je puisse continuer pendant cet hiver qui approche le même nombre de dîners.

« WILLIAM FULLER. »

(Suit le compte de revient de chaque dîner et de celui de Noël.) – Times , 27 décembre 1866.

« M. Victor Hugo a exprimé l’espoir que le mot déplorable ragged disparaîtrait bientôt de la belle et noble langue anglaise et aussi que la classe elle-même ne tarderait pas également à disparaître.

« M. Victor Hugo a fait vivement ressortir ce fait que le choléra n’a frappé aucun des enfants ainsi nourris au milieu des terribles ravages que cette épidémie a faits à Londres l’été dernier. Il ne croit pas que l’on puisse rien dire de plus fort en faveur de l’institution et il livre ce résultat aux réflexions des personnes présentes.

« Voilà, mesdames, dit M. Victor Hugo on terminant, voilà ce qui m’autorise à raconter ce qui se passe ici. Voilà ce qui justifie la publicité donnée à ce dîner de quarante enfants. C’est que de cette humble origine sort une amélioration consi- dérable pour l’innocence souffrante. Soulager les enfants, faire des hommes, voilà notre devoir. Je n’ajouterai plus qu’un mot. Il y a deux manières de construire des églises ; on peut les bâtir en pierre, et on peut les bâtir en chair et en os. Un pauvre que vous avez soulagé, c’est une église que vous avez bâtie et d’où la prière et la reconnaissance montent vers Dieu. »( Applaudissements prolongés. )

1867 LE DINER DES ENFANTS PAUVRES
Ce qui suit est extrait des journaux anglais :

« L’idée de M. Victor Hugo,-le dîner hebdomadaire des enfants,-a été adoptée à Londres sur une très grande échelle et donne d’admirables résultats. Six MILLE petits enfants sont secourus à Londres seulement. Nous publions la lettre écrite à
M. Victor Hugo par lady Thompson, trésorière du Children’s Dinner Table .

Londres, 23 octobre 1867, 39, Wimpole Street.

« Cher monsieur,-Je prends la liberté de vous adresser le prospectus qui an- nonce la seconde saison du dîner des enfants ( Children’s Dinner Table ) de la paroisse de Marylebone, à Londres.

« La dernière saison a eu le plus grand succès, et si vous avez la bonté de lire le compte rendu ci-joint, vous y trouverez que près de six mille enfants ont dîné pendant le peu de mois qui ont suivi l’organisation de cette œuvre (l’exécution du plan).

« C’est parce que la création de ce dîner dans cette paroisse est due entièrement à vos idées, à votre initiative, aux paroles que vous avez prononcées sur ce sujet,

et pour rendre témoignage à la valeur et à la popularité de ces dîners auprès de toutes les personnes qui en ont pris connaissance, que je prends la liberté de vous entretenir de ces détails.

« Permettez-moi de vous exprimer le profond respect et la reconnaissance que m’inspire votre généreuse sympathie pour les pauvres,

« Et croyez, etc.

« KATE THOMPSON. »

« Suit le compte rendu duquel il résulte qu’en soixante-dix-sept jours, pendant neuf mois, on a fourni un, plusieurs fois deux, et quelquefois trois dîners à cause du grand nombre de demandes.

« Le total des dîners fournis est de 5,442, dont 4,820 ont été mangés dans la salle et dont 722 ont été envoyés à domicile à des enfants malades. L’avantage de la bonne nourriture s’est clairement manifesté dans l’une et l’autre condition, et on a remarqué que l’habitude de s’asseoir à une table proprement servie a produit un excellent effet sur les enfants, car ces dîners sont aussi pour eux une source de bonheur et de joie, outre la bonne chère qu’ils font, ce qui leur arrive rarement. La joie que cela leur cause vaut à elle seule la peine et le prix que cela coûte. »

( Courrier de l’Europe , 22 novembre 1867.)

1869
Marie Dorval
On lit dans le Courrier de l’Europe :

Une lettre authentique [note : Ce mot est souligné dans le journal, à cause de la quantité de fausses lettres de Victor Hugo, mises en circulation par une certaine presse calomniatrice.] de Victor Hugo nous tombe sous les yeux ; elle est adressée à l’auteur du livre Marie Dorval , qui avait envoyé son volume à Victor Hugo :

Entre votre lettre et ma réponse, monsieur, il y a le deuil, et vous avez compris mon silence. Je sors aujourd’hui de cette nuit profonde des premières angoisses, et je commence à revivre.

J’ai lu votre livre excellent. Mme Dorval a été la plus grande actrice de ce temps ; Mlle Rachel seule l’a égalée, et l’eût dépassée peut-être, si, au lieu de la tragédie morte, elle eût interprété l’art vivant, le drame, qui est l’homme ; le drame, qui est la femme ; le drame, qui est le cœur. Vous avez dignement parlé de Mme Dorval, et c’est avec émotion que je vous en remercie. Mme Dorval fait partie de notre aurore. Elle y a rayonné comme une étoile de première grandeur.

Vous étiez enfant quand j’étais jeune. Vous êtes homme aujourd’hui et je suis vieillard, mais nous avons des souvenirs communs. Votre jeunesse commençante confine à ma jeunesse finissante ; de là, pour moi, un charme profond dans votre bon et noble livre. L’esprit, le cœur, le style, tout y est, et ce grand et saint enthou- siasme qui est la vertu du cerveau.

Le romantisme (mot vide de sens imposé par nos ennemis et dédaigneusement accepté par nous) c’est la révolution française faite littérature. Vous le comprenez, je vous en félicite.

Recevez mon cordial serrement de main. VICTOR HUGO.
Hauteville-House, 15 janvier 1869.

La navigation aérienne
A M. GASTON TISSANDIER

« Je crois, monsieur, à tous les progrès. La navigation aérienne est consécutive à la navigation océanique ; de l’eau l’homme doit passer à l’air. Partout où la créa- tion lui sera respirable, l’homme pénétrera dans la création. Notre seule limite est la vie. Là où cesse la colonne d’air, dont la pression empêche notre machine d’éclater, l’homme doit s’arrêter. Mais il peut, doit et veut aller jusque-là, et il ira. Vous le prouvez. Je prends le plus grand intérêt à vos utiles et vaillants voyages.

Votre ingénieux et hardi compagnon, M. de Fonvielle, a l’instinct supérieur de la science vraie. Moi aussi, j’aurais le goût superbe de l’aventure scientifique. L’aven- ture dans le fait, l’hypothèse dans l’idée, voilà les deux grands procédés de décou- vertes. Certes l’avenir est à la navigation aérienne et le devoir du présent est de travailler à l’avenir. Ce devoir, vous l’accomplissez. Moi, solitaire mais attentif, je vous suis des yeux et je vous crie courage. »

Avril 1869.

On lit dans la Chronique de Jersey :

VICTOR HUGO SUR LA PEINE DU FOUET
« Nous recevons d’un correspondant la lettre suivante, réponse par le grand poëte à la prière de notre correspondant d’user de son influence et de son crédit pour faire interdire dans tous les tribunaux des possessions anglaises les condam- nations à la peine du fouet. Nous remercions Victor Hugo de son empressement. »

Hauteville-House, 19 avril 1869.

J’ai reçu, monsieur, votre excellente lettre. J’ai déjà réclamé énergiquement et publiquement (dans ma lettre au journal Post ) contre cette ignominie, la peine du fouet, qui déshonore le juge plus encore que le condamné. Certes, je réclamerai encore. Le moyen âge doit disparaître ; 89 a sonné son hallali.

Vous pouvez, si vous le jugez à propos, publier ma lettre. Recevez, je vous prie, l’assurance de mes sentiments distingués. VICTOR HUGO.

Lettre à M. Alphonse Karr
Hauteville-House, 30 mai 1869.

Mon cher Alphonse Karr,

Cette lettre n’aura que la publicité que vous voudrez. Quant à moi, je n’en de- mande pas. Je ne me justifie jamais. C’est un renseignement de mon amitié à la vôtre. Rien de plus.

On me communique une page de vous, charmante du reste, où vous me mon- trez comme très assidu à l’Elysée jadis. Laissez-moi vous dire, en toute cordialité, que c’est une erreur. Je suis allé à l’Elysée en tout quatre fois . Je pourrais citer les dates. A partir du désaveu de la lettre à Edgar Ney , je n’y ai plus mis les pieds.

En 1848, je n’étais que libéral ; c’est en 1849 que je suis devenu républicain. La vérité m’est apparue, vaincue. Après le 13 juin, quand j’ai vu la république à terre, son droit m’a frappé et touché d’autant plus qu’elle était agonisante. C’est alors que je suis allé à elle ; je me suis rangé du côté du plus faible.

Je raconterai peut-être un jour cela. Ceux qui me reprochent de n’être pas un républicain de la veille ont raison ; je suis arrivé dans le parti républicain assez tard, juste à temps pour avoir part d’exil. Je l’ai. C’est bien.

Votre vieil ami, VICTOR HUGO.
« Hugo n’a pas douté un moment de la publicité que je donnerais à sa réponse.

« Il y a bien de la bonne grâce et presque de la coquetterie à un homme d’une si haute intelligence d’avouer qu’il s’est trompé ; c’est presque comme une femme d’une beauté incontestable qui vous dit : Je suis à faire peur aujourd’hui.

« ALPHONSE KAHR. »

Voici des extraits de la très belle lettre de Félix Pyat. Malgré les éloquentes inci- tations de Félix Pyat, Victor Hugo, on le sait, maintint sa résolution.

DEHORS OU DEDANS
« Mon cher Victor Hugo,

« Les tyrans qui savent leur métier font de leurs sujets comme l’enfant fait de ses cerises, ils commencent par les plus rouges. Ils suivent la bonne vieille leçon de leur maître Tarquin, ils abattent les plus hauts épis du champ. Ils s’installent et se maintiennent ainsi en excluant de leur mieux l’élite de leurs ennemis. Ils tuent les uns, chassent les autres et gardent le reste. Ayant banni l’âme, ils tiennent le corps. Les voilà sûrs pour vingt ans. L’histoire prouve que tout parvenu monte par l’élimination des libres et ne tombe que par leur réintégration.

« Si c’est vrai, je me demande donc quel est le devoir des proscrits. Le devoir ? non, le mot n’est pas juste ici, car il s’agit moins de principe, Dieu merci ! que de moyen. La conduite ? pas même ; il y a encore là une nuance morale qui est de trop. Je dis donc la tactique des proscrits. Eh bien, leur tactique me semble toute tracée par celle du proscripteur. Ils n’ont qu’à prendre le contre-pied de ses actes. La dictature les chasse quand elle les croit forts ? qu’ils rentrent quand elle les croit faibles. En réalité, la tyrannie n’a à craindre que les revenants … les pré- sents plus que les absents. Les libérateurs viennent toujours du dehors, mais ils ne réussissent qu’au dedans. C’est du moins l’histoire du passé. Et le passé dit l’avenir.

« Sans doute, l’exil du dehors a bien mérité de la patrie. Il a ses services et ses
dangers. Votre fils Charles les a montrés avec une poésie toute naturelle, hérédi- taire, et qui me ferait recroire au droit de noblesse, si j’étais moins vilain.

« Mais, soyons juste envers les mérites du dedans. Ceux du dehors n’ont pas besoin d’être surfaits pour être reconnus. Qui nie les vôtres nie le soleil ! Pour moi, caillou erratique, ballotté de prison en prison, en Suisse, en Savoie, en France, en Hollande, en Belgique, j’ai connu toute la gendarmerie européenne et je ne m’en vante ni ne m’en plains, il n’y a pas de quoi. Mes amis et moi, dénoncés en Angleterre comme des Marat par un sénateur délateur et comme des Peltier par un délateur ambassadeur, travestis en Guy-Fawkes et pendus en efligie pour les Lettres à la reine , un peu cause de vos troubles à Jersey, saisis, jugés et menacés de l’ alien bill pour l’affaire Orsini et trois fois d’extradition pour la Commune révolutionnaire , nous avons eu aussi notre part d’épreuves ; et, comme vous à Jersey, nous avons eu la sécurité de l’exil à Londres.

« … Le devoir, j’ai dit, est hors de cause comme le péril. Il s’accomplit bravement en Angleterre comme en France, dehors comme dedans, mais moins utilement, j’ose le croire ; avec plus d’éclat, mais avec moins d’effet ; avec plus de liberté et de gloire privée, mais avec moins de salut public. Si le procès Baudin, le procès d’un revenant mort, a réveillé Paris, que ne ferait pas le procès de la « grande ombre », comme vous nomme le Constitutionnel , le procès d’un revenant vivant, le procès de Victor Hugo ! Tyrtée a soulevé Sparte. Puis le procès Ledru, Louis Blanc, Quinet, Barbès … le Palais de Justice sauterait ! Sophocle a eu son procès, qu’il a gagné. Il avait vos cheveux blancs et vous avez ses lauriers !

« Le frère de Charles et son égal en talent, votre fils François, a reconnu lui- même, avec le coup d’oeil paternel, le mal que nous a fait l’amnistie. L’armée de l’exil, a-t-il dit justement, avait son ordre, ses guides et guidons. L’amnistie l’a licenciée, débandée, dispersée au dedans, avec ses guides au dehors. L’armée est battue. Rentrée d’Achille, chute d’Hector. Achille meurt, c’est vrai, mais Troie tombe. Si le plus fort attend la victoire du plus faible, c’est le monde renversé. Adieu Patrocle et ses myrmidons !

« Loin de moi l’idée que vous reposez sous, votre tente ! Vos armes, comme la foudre, brillent dans l’immensité. Mais elles s’y perdent aussi. Elles gagneraient à se concentrer du dehors au dedans. Excusez-moi ! franchise est républicaine. Et la mienne n’est pas bouche d’or comme la vôtre. Elle est de fer. Quel choc dans Paris, si vous rentriez tous le 22 septembre !

« Vous avez fait l’ Homme qui Rit , un événement. Vous feriez l’ Homme qui Pleure , un tremblement !

« Toutefois, ce n’est là qu’une opinion. L’histoire même n’a point d’ordre à don- ner. A peine un conseil. Et ce conseil ne gagne pas en autorité, venant de moi. Je vous propose, ou plutôt je vous soumets mon avis aussi humblement que témé- rairement. Prenez-le pour ce qu’il vaut. J’ajouterai même qu’il n’y a rien d’absolu de ce qui est humain ; que les faits du passé peuvent avoir tort pour l’avenir.

« Ainsi donc, en définitive, à chacun l’appréciation de sa propre utilité. Respect à toute conviction ! liberté à toute conscience ! A la vôtre surtout. Vous avez préro- gative d’astre, plus splendide encore à votre couchant qu’à votre lever ! Peut-être vaut-il mieux que vous restiez dans votre ciel de feu, comme le dieu d’Homère, pour éclairer le combat. Chacun sa tâche ; le phare porte la flamme et le flot la nef ; soit ! Mais, quelle que soit la décision prise, qu’on agisse en détail ou en bloc, sur un même point ou à différents postes, épars ou massés, de loin ou de près, dedans ou dehors, en France ou en Chine, peu importe ! le devoir sera rempli, l’honneur sauf partout-sinon la victoire !

« Ce qui importe surtout et avant tout, c’est que nous soyons unis. Sinon, nous sommes morts.

« Pour l’amour du droit, dehors ou dedans, soyons unis ! J’ai admiré et béni votre recommandation magistrale au début du Rappel . C’est le salut.

« En avant donc tous ensemble ! absents ou présents, tout ce qui vibre, tout ce qui vit, tout ce qui hait ; tout ce qui a vécu au nom du droit, de l’ordre, de la paix, de la vie de la France ; tout ce qui préfère le droit aux hommes, le principe à tout ; tout ce qui est prêt à leur sacrifier corps, biens et âme, art, gloire et nom, colonies et mémoire, tout, hors la conscience ; tout ce qui se donnerait au diable même pour allié, s’il pouvait s’attaquer dans sa pire forme ; tout ce qui n’a qu’une colère et qui l’épargne, l’amasse, l’accumule et la capitalise en avare, sans en rien distraire, sans en rien prêter même à la plus mortelle injure ; tout ce qui ne se sent pas trop de tout son être contre l’ennemi commun ! En avant tous contre lui seul, avec un seul cœur, un seul bras, un seul cri, un seul but, le but des pères comme des fils, le but d’aujourd’hui comme d’hier, le but idéal et éternel de la France et du monde, le but à jamais glorieux, à jamais sacré du 22 de ce grand mois de septembre : Liberté, Égalité, Fraternité.

« FÉLIX PYAT.

« Londres, 9 septembre 1869. »

1870 LUCRÈCE BORGIA
A M. RAPHAËL FÉLIX

Monsieur,

Je suis heureux d’être rentré à mon grand et beau théâtre, et d’y être rentré avec vous, digne membre de cette belle famille d’artistes qu’illumine la gloire de Ra- chel.

Remerciez, je vous prie, et félicitez en mon nom Mme Laurent qui, dans cette création, a égalé, dépassé peut-être, le grand souvenir de Mlle Georges. L’écho de son triomphe est venu jusqu’à moi.

Dites à M. Mélingue, dont le puissant talent m’est connu, que je le remercie d’avoir été charmant, superbe et terrible.

Dites à M. Taillade que j’applaudis à son légitime succès.

Dites à tous que je leur renvoie et que je leur restitue l’acclamation du public.

Vous êtes, monsieur, une rare et belle intelligence. A un grand peuple, il faut le grand art ; vous saurez faire réaliser à votre théâtre cet idéal.

VICTOR HUGO.

LE NAUFRAGE DU NORMANDY
Nous extrayons d’une lettre de Victor Hugo cet épisode poignant et touchant du naufrage du Normandy .

( Le Rappel , 26 mars 1870.) Hauteville-House, 22 mars 1860.
….On m’écrit pour me demander quelle impression a produite sur moi la mort de Montalembert. Je réponds : Aucune ; indifférence absolue.-Mais voici qui m’a navré.

Dans le steamer Normandy , sombré en pleine mer il y a quatre jours, il y avait un pauvre charpentier avec sa femme ; des gens d’ici, de la paroisse Saint-Sauveur. Ils revenaient de Londres, où le mari était allé pour une tumeur qu’il avait au bras. Tout à coup dans la nuit noire, le bateau, coupé en deux, s’enfonce.

Il ne restait plus qu’un canot déjà plein de gens qui allaient casser l’amarre et se sauver. Le mari crie : « Attendez-nous, nous allons descendre. »On lui répond du canot : « Il n’y a plus de place que pour une femme. Que votre femme descende. »

« Va, ma femme », dit le mari.

Et la femme répond : Nenni. Je n’irai pas. Il n’y a pas de place pour toi. Je mour- rons ensemble. Ce nenni est adorable. Cet héroïsme qui parle patois serre le cœur. Un doux nenni avec un doux sourire devant le tombeau.

Et la pauvre femme a jeté ses bras autour du col de son mari, et tous deux sont morts.

Et je pleure en vous écrivant cela, et je songe à mon admirable gendre Charles Vacquerie….

VICTOR HUGO.

Les journaux anglais publient la lettre suivante écrite au sujet de la catastrophe du Normandy .

(Courrier de l’Europe.) AU RÉDACTEUR DU Star .
Hauteville-House, 5 avril 1870. Monsieur,
Veuillez, je vous prie, m’inscrire dans la souscription pour les familles des ma- rins morts dans le naufrage du Normandy , mémorable par l’héroïque conduite du capitaine Harvey.

Et à ce propos, en présence de ces catastrophes navrantes, il importe de rappe- ler aux riches compagnies, telles que celle du South Western , que la vie humaine est précieuse, que les hommes de mer méritent une sollicitude spéciale, et que, si le Normandy avait été pourvu, premièrement, de cloissons étanches, qui eussent localisé la voie d’eau ; deuxièmement de ceintures de sauvetage à la disposition des naufragés ; troisièmement, d’appareils Silas, qui illuminent la mer, quelles que soient la nuit et la tempête, et qui permettent de voir clair dans le sinistre ; si ces trois conditions de solidité pour le navire, de sécurité pour les hommes, et d’éclai- rage de la mer, avaient été remplies, personne probablement n’aurait péri dans le naufrage du Normandy .

Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués. VICTOR HUGO.

1883 Note préliminaire de la première édition
En tête de la première édition de PENDANT L’EXIL (1875), se trouvait la Note qui suit.

Dans ce livre, comme dans l’Année terrible , on pourra remarquer (en trois en- droits) des lignes de points. Ces lignes de points constatent le genre de liberté que nous avons. Des choses publiées pendant l’empire ne peuvent être imprimées après l’empire. Ces lignes de points sont la marque de l’état de siége. Cette marque s’effacera des livres, et non de l’histoire. Ceux qui doivent garder cette marque la garderont.

En ce qui touche ce livre, le détail est de peu d’importance ; mais les petitesses du moment présent veulent être signalées, par respect pour la liberté qu’il ne faut pas laisser prescrire.

V.H.

Paris, novembre 1875.

Il va sans dire que les lignes supprimées en 1875 ont été rétablies dans l’édition définitive.

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