Actes et paroles – Pendant l’exil

Je dis : ne le tuez pas, car, sachez-le bien, quand on peut empêcher la mort, laisser mourir, c’est tuer.

Ne vous étonnez pas de cette instance qui est dans mes paroles. Laissez, je vous le dis, le proscrit intercéder pour le condamné. Ne dites pas : que nous veut cet étranger ? Ne dites pas au banni : de quoi te mêles-tu ? ce n’est pas ton affaire.-Je me mêle des choses du malheur ; c’est mon droit, puisque je souffre. L’infortune a pitié de la misère ; la douleur se penche sur le désespoir.

D’ailleurs, cet homme et moi, n’avons-nous pas des souffrances qui se ressemblent ? ne tendons-nous pas chacun les bras à ce qui nous échappe ? moi banni, lui condamné, ne nous tournons-nous pas chacun vers notre lumière, lui vers la vie, moi vers la patrie ?

Et,-l’on devrait réfléchir à ceci,-l’aveuglement de la créature humaine qui pros- crit et qui juge est si profond, la nuit est telle sur la terre, que nous sommes frap- pés, nous les bannis de France, pour avoir fait notre devoir, comme cet homme est frappé pour avoir commis un crime. La justice et l’iniquité se donnent la main dans les ténèbres.

Mais qu’importe ! pour moi cet assassin n’est plus un assassin, cet incendiaire n’est plus un incendiaire, ce voleur n’est plus un voleur ; c’est un être frémissant qui va mourir. Le malheur le fait mon frère. Je le défends.

L’adversité qui nous éprouve a parfois, outre l’épreuve, des utilités imprévues, et il arrive que nos proscriptions, expliquées par les choses auxquelles elles servent, prennent des sens inattendus et consolants.

Si ma voix est entendue, si elle n’est pas emportée comme un souffle vain dans le bruit du flot et de l’ouragan, si elle ne se perd pas dans la rafale qui sépare les deux îles, si la semence de pitié que je jette à ce vent de mer germe dans les cœurs et fructifie, s’il arrive que ma parole, la parole obscure du vaincu, ait cet insigne honneur d’éveiller l’agitation salutaire d’où sortiront-la peine commuée et le cri- minel pénitent, s’il m’est donné à moi, le proscrit rejeté et inutile, de me mettre en travers d’un tombeau qui s’ouvre, de barrer le passage à la mort, et de sauver la tète d’un homme, si je suis le grain de sable tombé de la main du hasard qui fait pencher la balance et qui fait prévaloir là vie sur la mort, si ma proscription a été bonne à cela, si c’était là le but mystérieux de la chute de mon foyer et de ma pré- sence en ces îles, oh ! alors tout est bien, je n’ai pas souffert, je remercie, je rends grâces et je lève les mains au ciel, et, dans cette occasion où éclatent toutes les volontés de la providence, ce sera votre triomphe, ô Dieu, d’avoir fait bénir Guer- nesey par la France, ce peuple presque primitif par la civilisation tout entière, les hommes qui ne tuent point par l’homme qui a tué, la loi de miséricorde et de vie par le meurtrier, et l’exil par l’exilé !

Hommes de Guernesey, ce qui vous parle en cet instant, ce n’est pas moi, qui ne suis que l’atome emporté n’importe dans quelle nuit par le souffle de l’adversité ; ce qui s’adresse à vous aujourd’hui, je viens de vous le dire, c’est la civilisation tout entière ; c’est elle qui tend vers vous ses mains vénérables. Si Beccaria proscrit était au milieu de vous, il vous dirait : la peine capitale est impie ; si Franklin banni vivait à votre foyer, il vous dirait : la loi qui tue est une loi funeste ; si Filangieri réfugié, si Vico exilé, si Turgot expulsé, si Montesquieu chassé, habitaient sous votre toit, ils vous diraient : l’échafaud est abominable ; si Jésus-Christ, en fuite devant Caïphe, abordait votre île, il vous dirait : ne frappez pas avec le glaive ;-et à Montesquieu, à Turgot, à Vico, à Filangieri, à Beccaria, à Franklin vous criant : grâce ! à Jésus-Christ vous criant : grâce ! répondriez-vous : Non !

Non ! c’est la réponse du mal. Non ! c’est la réponse du néant. L’homme croyant et libre affirme la vie, affirme la pitié, la clémence et le pardon, prouve l’âme de la société par la miséricorde de la loi, et ne répond non ! qu’à l’opprobre, au despo- tisme et à la mort.

Un dernier mot et j’ai fini.

A cette heure fatale de l’histoire où nous sommes, car si grand que soit un siècle et si beau que soit un astre, ils ont leurs éclipses, à cette minute sinistre que nous traversons, qu’il y ait au moins un lieu sur la terre où le progrès couvert de plaies, jeté aux tempêtes, vaincu, épuisé, mourant, se réfugie et surnage ! Iles de la Manche, soyez le radeau de ce naufragé sublime ! Pendant que l’orient et l’occident se heurtent pour la fantaisie des princes, pendant que les continents n’offrent partout aux yeux que ruse, violence, fourberie, ambition, pendant que les grands empires étalent les passions basses, vous, petits pays, donnez les grands exemples. Reposez le re- gard du genre humain.

Oui, en ce moment où le sang des hommes coule à ruisseaux à cause d’un homme, en ce moment où l’Europe assiste à l’agonie héroïque des turcs sous le talon du czar, triomphateur qu’attend le châtiment, en ce moment où la guerre, évoquée par un caprice d’empereur, se lève de toutes parts avec son horreur et ses crimes, qu’ici du moins, dans ce coin du monde, dans cette république de ma- rins et de paysans, on voie ce beau spectacle : un petit peuple brisant l’échafaud ! Que la guerre soit partout, et ici la paix ! Que la barbarie soit partout, et ici la ci- vilisation ! Que la mort, puisque les princes le veulent, soit partout, et que la vie soit ici ! Tandis que les rois, frappés de démence, font de l’Europe un cirque où les hommes vont remplacer les tigres et s’entre-dévorer, que le peuple de Guernesey, de son rocher, entouré des calamités du monde et des tempêtes du ciel, fasse un piédestal et un autel ; un piédestal à l’Humanité, un autel à Dieu !

Jersey, Marine-Terrace, 10 janvier 1854.

II A LORD PALMERSTON
SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE L’INTÉRIEUR EN ANGLETERRE

[Note : Voir aux Notes les extraits des journaux la Nation et l’ Homme .]

La lettre qui précède avait ému l’île de Guernesey. Des meetings avaient eu lieu, une adresse à la reine avait été signée, les journaux anglais avaient reproduit en l’appuyant la demande de Victor Hugo pour la grâce de Tapner. Le gouvernement anglais avait successivement accordé trois sursis. On pensait que l’exécution n’au- rait pas lieu. Tout à coup le bruit se répand que l’ambassadeur de France, M. Wa- lewski, est allé voir lord Palmerston. Deux jours après, Tapner est exécuté. L’exé- cution eut lieu le 10 février. Le 11, Victor Hugo écrivit à lord Palmerston la lettre qu’on va lire :

Monsieur,

Je mets sous vos yeux une série de faits qui se sont accomplis à Jersey dans ces dernières années.

Il y a quinze ans, Caliot, assassin, fut condamné à mort et gracié. Il y a huit ans, Thomas Nicolle, assassin, fut condamné à mort et gracié. Il y a trois ans, en 1851, Jacques Fouquet, assassin, fut condamné à mort et gracié. Pour tous ces crimi- nels la mort fut commuée en déportation. Pour obtenir ces grâces, à ces diverses époques, il a suffi d’une pétition des habitants de l’île.

J’ajoute qu’en 1851 on se borna également à déporter Edward Carlton, qui avait assassiné sa femme dans des circonstances horribles.

Voilà ce qui s’est passé depuis quinze ans dans l’île d’où je vous écris.

Par suite de tous ces faits significatifs, on a effacé les scellements du gibet sur le vieux Mont-Patibulaire de Saint-Hélier, et il n’y a plus de bourreau à Jersey.

Maintenant quittons Jersey et venons à Guernesey.

Tapner, assassin, incendiaire et voleur, est condamné à mort. A l’heure qu’il est, monsieur, et au besoin les faits que je viens de vous citer suffiraient à le prouver, dans toutes les consciences saines et droites la peine de mort est abolie ; Tapner condamné, un cri s’élève, les pétitions se multiplient ; une, qui s’appuie énergi- quement sur le principe de l’inviolabilité de la vie humaine, est signée par six cents habitants les plus éclairés de l’île. Notons ici que, des nombreuses sectes chrétiennes qui se partagent les quarante mille habitants de Guernesey, trois mi- nistres seulement [note : M. Pearce, M. Carey, M. Cockburn.] ont accordé leur si- gnature à ces pétitions. Tous les autres l’ont refusée. Ces hommes ignorent probablement que la croix est un gibet. Le peuple criait : grâce ! le prêtre a crié : mort ! Plaignons le prêtre et passons. Les pétitions vous sont remises, monsieur. Vous ac- cordez un sursis. En pareil cas, sursis signifie commutation. L’île respire ; le gibet ne sera point dressé. Point. Le gibet se dresse. Tapner est pendu.

Après réflexion. Pourquoi ?
Pourquoi refuse-t-on à Guernesey ce qu’on avait tant de fois accordé à Jersey ? pourquoi la concession à l’une et l’affront à l’autre ? pourquoi la grâce ici et le bourreau là ? pourquoi cette différence là où il y avait parité ? quel est le sens de ce sursis qui n’est plus qu’une aggravation ? est-ce qu’il y aurait un mystère ? à quoi a servi la réflexion ?

Il se dit, monsieur, des choses devant lesquelles je détourne la tête. Non, ce qui se dit n’est pas. Quoi ! une voix, la voix la plus obscure, ne pourrait pas, si c’est la voix d’un exilé, demander grâce, dans un coin perdu de l’Europe, pour un homme qui va mourir, sans que M. Bonaparte l’entendît ! sans que M. Bonaparte inter- vînt ! sans que M. Bonaparte mît le holà ! Quoi ! M, Bonaparte qui a la guillotine de Belley, la guillotine de Draguignan et la guillotine de Montpellier, n’en aurait pas assez, et aurait l’appétit d’une potence à Guernesey ! Quoi ! dans cette affaire, vous auriez, vous monsieur, craint de faire de la peine au proscripteur en donnant raison au proscrit, l’homme pendu serait une complaisance, ce gibet serait une gracieuseté, et vous auriez fait cela pour « entretenir l’amitié » ! Non, non, non ! je ne le crois pas, je ne puis le croire ; je ne puis en admettre l’idée, quoique j’en aie le frisson !

En présence de la grande et généreuse nation anglaise, votre reine aurait le droit de grâce et M. Bonaparte aurait le droit de veto ! En même temps qu’il y a un tout- puissant au ciel, il y aurait ce tout-puissant sur la terre !-Non !

Seulement il n’a pas été possible aux journaux de France de parler de Tapner. Je constate le fait, mais je n’en conclus rien.

Quoi qu’il en soit, vous avez ordonné, ce sont les termes de la dépêche, que la justice « suivit son cours» ; quoi qu’il en soit, tout est fini ; quoi qu’il en soit, Tapner, après trois sursis et trois réflexions [note : Du 27 janvier au 3 février.-Du 3 février au 6.-Du 6 au 10.], a été pendu hier 10 février, et,-si, par aventure, il y a quelque chose de fondé dans les conjectures que je repousse,-voici, monsieur, le bulletin de la journée. Vous pourriez, dans ce cas, le transmettre aux Tuileries. Ces détails n’ont rien qui répugne à l’empire du Deux Décembre ; il planera avec joie sur cette victoire. C’est un aigle à gibets.

Depuis quelques jours, le condamné était frissonnant. Le lundi 6 on avait en- tendu ce dialogue entre lui et un visiteur :- Comment êtes-vous ?-J’ai plus peur de la mort que jamais.-Est-ce du supplice que vous avez peur ?-Non, pas de cela … Mais quitter mes enfants ! et il s’était mis à pleurer. Puis il avait ajouté :- Pourquoi ne me laisse-t-on pas le temps de me repentir ?

La dernière nuit, il a lu plusieurs fois le psaume 51. Puis, après s’être étendu un moment sur son lit, il s’est jeté à genoux. Un assistant s’est approché et lui a dit :- Sentez-vous que vous avez besoin de pardon ? Il a répondu : Oui . La même personne a repris :- Pour qui priez-vous ? Le condamné a dit : Pour mes enfants
. Puis il a relevé la tête, et l’on a vu son visage inondé de larmes, et il est resté à genoux. Entendant sonner quatre heures du matin, il s’est tourné et a dit aux gardiens :- J’ai encore quatre heures, mais où ira ma misérable âme ? Les apprêts ont commencé ; on l’a arrangé comme il fallait qu’il fût ; le bourreau de Guernesey pratique peu ; le condamné a dit tout bas au sous-shérif :- Cet homme saura-t-il bien faire la chose ? -Soyez tranquille , a répondu le sous-shérif. Le procureur de la reine est entré ; le condamné lui a tendu la main ; le jour naissait, il a regardé la fenêtre blanchissante du cachot et a murmuré : Mes enfants ! Et il s’est mis à lire un livre intitulé : CROYEZ ET VIVEZ.

Dès le point du jour une multitude immense fourmillait aux abords de la geôle.

Un jardin était attenant à la prison. On y avait dressé l’échafaud. Une brèche avait été faite au mur pour que le condamné passât. A huit heures du matin, la foule encombrant les rues voisines, deux cents spectateurs « privilégiés»étant dans le jardin, l’homme a paru à la brèche. Il avait le front haut et le pas ferme ; il était pâle ; le cercle rouge de l’insomnie entourait ses yeux. Le mois qui venait de s’écouler l’avait vieilli de vingt années. Cet homme de trente ans en paraissait cinquante. « Un bonnet de coton blanc profondément enfoncé sur la tête et relevé sur le front,-dit un témoin oculaire [note :Exécution de J.-C. Tapner . (Imprimé au bureau du Star de Guernesey .)],-vêtu de la redingote brune qu’il portait aux débats, et chaussé de vieilles pantoufles », il a fait le tour d’une partie du jardin dans une allée sablée exprès. Les bordiers, le shérif, le lieutenant-shérif, le procu- reur de la reine, le greffier et le sergent de la reine l’entouraient. Il avait les mains liées ; mal, comme vous allez voir. Pourtant, selon l’usage anglais, pendant que les mains étaient croisées par les liens sur la poitrine, une corde rattachait les coudes derrière le dos. Il marchait l’oeil fixé sur le gibet. Tout en marchant il disait à voix haute : Ah ! mes pauvres enfants ! A côté de lui, le chapelain Bouwerie, qui avait refusé de signer la demande en grâce, pleurait. L’allée sablée menait à l’échelle. Le nœud pendait. Tapner a monté. Le bourreau tremblait ; les bourreaux d’en bas sont quelquefois émus. Tapner s’est mis lui-même sous le nœud coulant et y a passé son cou, et, comme il avait les mains peu attachées, voyant que le bourreau, tout égaré, s’y prenait mal, il l’a aidé. Puis, « comme s’il eût pressenti ce qui allait suivre »,-dit le même témoin,-il a dit : Liez-moi donc mieux les mains.-C’est in- utile , a répondu le bourreau. Tapner étant ainsi debout dans le nœud coulant, les pieds sur la trappe, le bourreau a rabattu le bonnet sur son visage, et l’on n’a plus vu de cette face pâle qu’une bouche qui priait. La trappe prête à s’ouvrir sous lui avait environ deux pieds carrés. Après quelques secondes, le temps de se retour- ner, l’homme des « hautes œuvres »a pressé le ressort de la trappe. Un trou s’est fait sous le condamné, il y est tombé brusquement, la corde s’est tendue, le corps a tourné, on a cru l’homme mort. « On pensa, dit le témoin, que Tapner avait été tué roide par la rupture de la moelle épinière. »Il était tombé de quatre pieds de haut, et de tout son poids, et c’était un homme de haute taille ; et le témoin ajoute :
« Ce soulagement des cœurs oppressés ne dura pas deux minutes. »Tout à coup,
l’homme, pas encore cadavre et déjà spectre, a remué ; les jambes se sont élevées et abaissées l’une après l’autre comme si elles essayaient de monter des marches dans le vide, ce qu’on entrevoyait de la face est devenu horrible, les mains, presque déliées, s’éloignaient et se rapprochaient « comme pour demander assistance », dit le témoin. Le lien des coudes s’était rompu à la secousse de la chute. Dans ces convulsions, la corde s’est mise à osciller, les coudes du misérable ont heurté le bord de la trappe, les mains s’y sont cramponnées, le genou droit s’y est appuyé, le corps s’est soulevé, et le pendu s’est penché sur la foule. Il est retombé, puis a recommencé. Deux fois , dit le témoin. La seconde fois il s’est dressé à un pied de hauteur ; la corde a été un moment lâche. Puis il a relevé son bonnet et la foule a vu ce visage. Cela durait trop, à ce qu’il paraît. Il a fallu finir. Le bourreau qui était descendu, est remonté, et a fait, je cite toujours le témoin oculaire, « lâcher prise au patient ». La corde avait dévié ; elle était sous le menton ; le bourreau l’a remise sous l’oreille ; après quoi il a pressé sur les deux épaules ». [Note : Gazette de Guernesey , 11 février.] Le bourreau et le spectre ont lutté un moment. Le bour- reau a vaincu. Puis cet infortuné, condamné lui-même, s’est précipité dans le trou où pendait Tapner, lui a étreint les deux genoux et s’est suspendu à ses pieds. La corde s’est balancée un moment, portant le patient et le bourreau, le crime et la loi. Enfin, le bourreau a lui-même « lâché prise ». C’était fait. L’homme était mort.

Vous le voyez, monsieur, les choses se sont bien passées. Cela a été complet, Si c’est un cri d’horreur qu’on a voulu, on l’a.

La ville étant bâtie en amphithéâtre, on voyait cela de toutes les fenêtres. Les regards plongeaient dans le jardin.

La foule criait : shame ! shame ! Des femmes sont tombées évanouies.

Pendant ce temps-là, Fouquet, le gracié de 1851, se repent. Le bourreau a fait de Tapner un cadavre ; la clémence a refait de Fouquet un homme.

Dernier détail.

Entre le moment où Tapner est tombé dans le trou de la trappe et l’instant où le bourreau, ne sentant plus de frémissement, lui a lâché les pieds, il s’est écoulé douze minutes. Douze minutes ! Qu’on calcule combien cela fait de temps, si quel- qu’un sait à quelle horloge se comptent les minutes de l’agonie !

Voilà donc, monsieur, de quelle façon Tapner est mort.

Cette exécution a coûté cinquante mille francs. C’est un beau luxe. [Note : « L’exé- cuteur Rooks a déjà coûté près de deux mille livres sterling au fisc. »Gazette de Guernesey , 11 février. Rooks n’avait encore pendu personne ; Tapner est son coup d’essai. Le dernier gibet qu’ait vu Guernesey remonte à vingt-quatre ans. Il fut dressé pour un assassin nommé Béasse, exécuté le 3 novembre 1830.]

Quelques amis de la peine de mort disent qu’on aurait pu avoir cette strangula- tion pour « vingt-cinq livres sterling ». Pourquoi lésiner ? Cinquante mille francs ! quand on y pense, ce n’est pas trop cher ; il y a beaucoup de détails dans cette chose-là.

On voit l’hiver, à Londres, dans de certains quartiers, des groupes d’êtres pelo- tonnés dans les angles des rues, au coin des portes, passant ainsi les jours et les nuits, mouillés, affamés, glacés, sans abri, sans vêtements et sans chaussures, sous le givre et sous la pluie. Ces êtres sont des vieillards, des enfants et des femmes ; presque tous irlandais ; comme vous, monsieur. Contre l’hiver ils ont la rue, contre la neige ils ont la nudité, contre la faim ils ont le tas d’ordures voisin. C’est sur ces indigences-là que le budget prélève les cinquante mille francs donnés au bour- reau Rooks. Avec ces cinquante mille francs, on ferait vivre pendant un an cent de ces familles. Il vaut mieux tuer un homme.

Ceux qui croient que le bourreau Rooks a commis quelque maladresse paraissent être dans l’erreur. L’exécution de Tapner n’a rien que de simple. C’est ainsi que cela doit se passer. Un nommé Tawel a été pendu récemment par le bourreau de Londres, qu’une relation que j’ai sous les yeux qualifie ainsi : « Le maître des exécuteurs, celui qui s’est acquis une célébrité sans rivale dans sa peu enviable profession. »Eh bien, ce qui est arrivé à Tapner était arrivé à Tawel.

[Note : « La trappe tomba, et le malheureux homme se livra tout d’abord à de violentes convulsions. Tout son corps frissonna. Les bras et les jambes se contrac- tèrent, puis retombèrent ; se contractèrent encore, puis retombèrent encore ; se contractèrent encore, et ce ne fut qu’après ce troisième effort que le pendu ne fut plus qu’un cadavre. »( Execution of Tawel . Thorne’s printing establishment. Charles Street.)]

On aurait tort de dire qu’aucune précaution n’avait été prise pour Tapner. Le jeudi 9, quelques zélés de la peine capitale avaient visité la potence déjà toute prête dans le jardin. S’y connaissant, ils avaient remarqué que « la corde était grosse comme le pouce et le nœud coulant gros comme le poing ». Avis avait été donné au procureur royal, lequel avait fait remplacer la grosse corde par une corde fine. De quoi donc se plaindrait-on ?

Tapner est resté une heure au gibet. L’heure écoulée, on l’a détaché ; et le soir, à huit heures, on l’a enterré dans le cimetière dit des étrangers, à côté du supplicié de 1830, Béasse.

Il y a encore un autre être condamné. C’est la femme de Tapner. Elle s’est éva- nouie, deux fois en lui disant adieu ; le second évanouissement a duré une demi- heure ; on l’a crue morte.

Voilà, monsieur, j’y insiste, de quelle façon est mort Tapner.

Un fait que je ne puis vous taire, c’est l’unanimité de la presse locale sur ce point :- Il n’y aura plus d’exécution à mort dans ce pays, l’échafaud n’y sera plus toléré .

La Chronique de Jersey du 11 février ajoute : « Le supplice a été plus atroce que le crime. »

J’ai peur que, sans le vouloir, vous n’ayez aboli la peine de mort à Guernesey.

Je livre en outre à vos réflexions ce passage d’une lettre que m’écrit un des prin- cipaux habitants de l’île : « L’indignation était au comble, et si tous avaient pu voir ce qui se passait sous le gibet, quelque chose de sérieux serait arrivé, on aurait tâché de sauver celui qu’on torturait. »

Je vous confie ces criailleries. Mais revenons à Tapner.
La théorie de l’exemple est satisfaite. Le philosophe seul est triste, et se de- mande si c’est là ce qu’on appelle la justice « qui suit son cours ».

Il faut croire que le philosophe a tort. Le supplice a été effroyable, mais le crime était hideux. Il faut bien que la société se défende, n’est-ce pas ? où en serions- nous si, etc., etc., etc. ? L’audace des malfaiteurs n’aurait plus de bornes. On ne verrait qu’atrocités et guet-apens. Une répression est nécessaire. Enfin, c’est votre avis, monsieur, les Tapner doivent être pendus, à moins qu’ils ne soient empereurs.

Que la volonté des hommes d’état soit faite !

Les idéologues, les rêveurs, les étranges esprits chimériques qui ont la notion du bien et du mal, ne peuvent sonder sans trouble certains côtés du problème de la destinée.

Pourquoi Tapner, au lieu de tuer une femme, n’en a-t-il pas tué trois cents, en ajoutant au tas quelques centaines de vieillards et d’enfants ? pourquoi, au lieu de forcer une porte, n’a-t-il pas crocheté un serment ? pourquoi, au lieu de déro- ber quelques schellings, n’a-t-il pas volé vingt-cinq millions ? Pourquoi, au lieu de brûler la maison Saujon, n’a-t-il pas mitraillé Paris ? Il aurait un ambassadeur à Londres.

Il serait pourtant bon qu’on en vînt à préciser un peu le point où Tapner cesse d’être un brigand et où Schinderhannes commence à devenir de la politique.

Tenez, monsieur, c’est horrible. Nous habitons, vous et moi, l’infiniment petit. Je ne suis qu’un proscrit et vous n’êtes qu’un ministre. Je suis de la cendre, vous êtes de la poussière. D’atome à atome on peut se parler. On peut d’un néant à l’autre se dire ses vérités. Eh bien, sachez-le, quelles que soient les splendeurs ac- tuelles de votre politique, quelle que soit la gloire de l’alliance de M. Bonaparte, quelque honneur qu’il y ait pour vous à mettre votre tête à côté de la sienne dans le bonnet qu’il porte, si retentissants et si magnifiques que soient vos triomphes en commun dans l’affaire turque, monsieur, cette corde qu’on noue au cou d’un homme, cette trappe qu’on ouvre sous ses pieds, cet espoir qu’il se cassera la co- lonne vertébrale en tombant, cette face qui devient bleue sous le voile lugubre du gibet, ces yeux sanglants qui sortent brusquement de leur orbite, cette langue qui jaillit du gosier, ce rugissement d’angoisse que le nœud étouffe, cette âme éperdue qui se cogne au crâne sans pouvoir s’en aller, ces genoux convulsifs qui cherchent un point d’appui, ces mains liées et muettes qui se joignent et qui crient au se- cours, et cet autre homme, cet homme de l’ombre, qui se jette sur ces palpitations suprêmes, qui se cramponne aux jambes du misérable et qui se pend au pendu, monsieur, c’est épouvantable. Et si par hasard les conjectures que j’écarte avaient raison, si l’homme qui s’est accroché aux pieds de Tapner était M. Bonaparte, ce serait monstrueux. Mais, je le répète, je ne crois pas cela. Vous n’avez obéi à au- cune influence ; vous avez dit : que la justice « suive son cours » ; vous avez donné cet ordre comme un autre ; les rabâchages sur la peine de mort vous touchent peu. Pendre un homme, boire un verre d’eau. Vous n’avez pas vu la gravité de l’acte. C’est une légèreté d’homme d’état ; rien de plus. Monsieur, gardez vos étourde- ries pour la terre, ne les offrez pas à l’éternité. Croyez-moi, ne jouez pas avec ces profondeurs-là ; n’y jetez rien de vous. C’est une imprudence. Ces profondeurs-là, je suis plus près que vous, je les vois. Prenez garde. Exsul sicut mortuus . Je vous parle de dedans le tombeau.

Bah ! qu’importé ! Un homme pendu ; et puis après ? une ficelle que nous allons rouler, une charpente que nous allons déclouer, un cadavre que nous allons en- terrer, voilà grand’chose. Nous tirerons le canon, un peu de fumée en orient, et tout sera dit. Guernesey, Tapner, il faut un microscope pour voir cela. Messieurs, cette ficelle, cette poutre, ce cadavre, ce méchant gibet imperceptible, cette mi- sère, c’est l’immensité. C’est la question sociale, plus haute que la question poli- tique. C’est plus encore, c’est ce qui n’est plus la terre. Ce qui est peu de chose, c’est votre canon, c’est votre politique, c’est votre fumée. L’assassin qui du matin au soir devient l’assassiné, voilà ce qui est effrayant ; une âme qui s’envole tenant le bout de corde du gibet, voilà ce qui est, entre deux dîners, formidable. Hommes d’état, entre deux protocoles, entre deux sourires, vous pressez nonchalamment de votre pouce ganté de blanc le ressort de la potence, et la trappe tombe sous les pieds du pendu. Cette trappe, savez-vous ce que c’est ? C’est l’infini qui appa- raît ; c’est l’insondable et l’inconnu ; c’est la grande ombre qui s’ouvre brusque et terrible sous votre petitesse.

Continuez. C’est bien. Qu’on voie les hommes du vieux monde à l’œuvre. Puisque le passé s’obstine, regardons-le. Voyons successivement toutes ses figures : à Tu- nis, c’est le pal ; chez le czar, c’est le knout ; chez le pape, c’est le garrot ; en France, c’est la guillotine ; en Angleterre, c’est le gibet ; en Asie et en Amérique, c’est le marché d’esclaves. Ah ! tout cela s’évanouira ! Nous les anarchistes, nous les dé- magogues, nous les buveurs de sang, nous vous le déclarons, à vous les conser- vateurs et les sauveurs, la liberté humaine est auguste, l’intelligence humaine est sainte, la vie humaine est sacrée, l’âme humaine est divine. Pendez maintenant !

Prenez garde. L’avenir approche. Vous croyez vivant ce qui est mort et vous croyez mort ce qui est vivant. La vieille société est debout, mais morte, vous dis-je. Vous vous êtes trompés. Vous avez mis la main dans les ténèbres sur le spectre et vous en avez fait votre fiancée. Vous tournez le dos à la vie ; elle va tout à l’heure se lever derrière vous. Quand nous prononçons ces mots, progrès, révolution, li- berté, humanité, vous souriez, hommes malheureux, et vous nous montrez la nuit où nous sommes et où vous êtes. Vraiment, savez-vous ce que c’est que cette nuit ? Apprenez-le, avant peu les idées en sortiront énormes et rayonnantes. La démo- cratie, c’était hier la France ; ce sera demain l’Europe. L’éclipse actuelle masque le mystérieux agrandissement de l’astre.

Je suis, monsieur, votre serviteur, VICTOR HUGO.
Marine-Terrace, 11 février 1854.

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