Actes et paroles – Pendant l’exil

Chapitre 13

Ce que c’est que la mort. L’enterrement d’une jeune fille. La statue de Beccaria.- Le centenaire de Dante. Fraternité des peuples.

I. EMILY DE PUTRON
CIMETIÈRE DES INDÉPENDANTS DE GUERNESEY

19 janvier 1865.

En quelques semaines, nous nous sommes occupés des deux sœurs ; nous avons marié l’une, et voici que nous ensevelissons l’autre. C’est là le perpétuel tremble- ment de la vie. Inclinons-nous, mes frères, devant la sévère destinée.

Inclinons-nous avec espérance. Nos yeux sont faits pour pleurer, mais pour voir ; notre cœur est fait pour souffrir, mais pour croire. La foi en une autre exis- tence sort de la faculté d’aimer. Ne l’oublions pas, dans cette vie inquiète et rassu- rée par l’amour, c’est le cœur qui croit. Le fils compte retrouver son père ; la mère ne consent pas à perdre à jamais son enfant. Ce refus du néant est la grandeur de l’homme.

Le cœur ne peut errer. La chair est un songe, elle se dissipe ; cet évanouisse- ment, s’il était la fin de l’homme, ôterait à notre existence toute sanction. Nous ne nous contentons pas de cette fumée qui est la matière ; il nous faut une certitude. Quiconque aime sait et sent qu’aucun des points d’appui de l’homme n’est sur la terre ; aimer, c’est vivre au delà de la vie ; sans cette foi, aucun don profond du cœur ne serait possible. Aimer, qui est le but de l’homme, serait son supplice ; ce paradis serait l’enfer. Non ! disons-le bien haut, la créature aimante exige la créa- ture immortelle ; le cœur a besoin de l’âme.

Il y a un cœur dans ce cercueil, et ce cœur est vivant. En ce moment, il écoute mes paroles.

Emily de Putron était le doux orgueil d’une respectable et patriarcale famille. Ses amis et ses proches avaient pour enchantement sa grâce, et pour fête son sou- rire. Elle était comme une fleur de joie épanouie dans la maison. Depuis le ber- ceau, toutes les tendresses l’environnaient ; elle avait grandi heureuse, et, recevant du bonheur, elle en donnait ; aimée, elle aimait. Elle vient de s’en aller !

Où s’en est-elle allée ? Dans l’ombre ? Non.

C’est nous qui sommes dans l’ombre. Elle, elle est dans l’aurore.

Elle est dans le rayonnement, dans la vérité, dans la réalité, dans la récompense. Ces jeunes mortes qui n’ont fait aucun mal dans la vie sont les bienvenues du tombeau, et leur tête monte doucement hors de la fosse vers une mystérieuse couronne. Emily de Putron est allée chercher là-haut la sérénité suprême, com- plément des existences innocentes. Elle s’en est allée, jeunesse, vers l’éternité ; beauté, vers l’idéal ; espérance, vers la certitude ; amour, vers l’infini ; perle, vers l’océan ; esprit, vers Dieu.

Va, âme !

Le prodige de ce grand départ céleste qu’on appelle la mort, c’est que ceux qui partent ne s’éloignent point. Ils sont dans un monde de clarté, mais ils assistent, témoins attendris, à notre monde de ténèbres. Ils sont en haut et tout près. Oh ! qui que vous soyez, qui avez vu s’évanouir dans la tombe un être cher, ne vous croyez pas quittés par lui. Il est toujours là. Il est à côté de vous plus que jamais. La beauté de la mort, c’est la présence. Présence inexprimable des âmes aimées, souriant à nos yeux en larmes. L’être pleuré est disparu, non parti. Nous n’apercevons plus son doux visage ; nous nous sentons sous ses ailes. Les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents.

Rendons justice à la mort. Ne soyons point ingrats envers elle. Elle n’est pas, comme on le dit, un écroulement et une embûche. C’est une erreur de croire qu’ici, dans cette obscurité de la fosse ouverte, tout se perd. Ici, tout se retrouve. La tombe est un lieu de restitution. Ici l’âme ressaisit l’infini ; ici elle recouvre sa plénitude ; ici elle rentre en possession de toute sa mystérieuse nature ; elle est dé- liée du corps, déliée du besoin, déliée du fardeau, déliée de la fatalité. La mort est la plus grande des libertés. Elle est aussi le plus grand des progrès. La mort, c’est la montée de tout ce qui a vécu au degré supérieur. Ascension éblouissante et sa- crée. Chacun reçoit son augmentation. Tout se transfigure dans la lumière et par la lumière. Celui qui n’a été qu’honnête sur la terre devient beau, celui qui n’a été que beau devient sublime, celui qui n’a été que sublime devient bon.

Et maintenant, moi qui parle, pourquoi suis-je ici ? Qu’est-ce que j’apporte à cette fosse ? De quel droit viens-je adresser la parole à la mort ? Qui suis-je ? Rien. Je me trompe, je suis quelque chose. Je suis un proscrit. Exilé de force hier, exilé volontaire aujourd’hui. Un proscrit est un vaincu, un calomnié, un persécuté, un blessé de la destinée, un déshérité de la patrie ; un proscrit est un innocent sous le poids d’une malédiction. Sa bénédiction doit être bonne. Je bénis ce tombeau.

Je bénis l’être noble et gracieux qui est dans cette fosse. Dans le désert on ren- contre des oasis, dans l’exil on rencontre des âmes. Emily de Putron a été une des charmantes âmes rencontrées. Je viens lui payer la dette de l’exil consolé. Je la bénis dans la profondeur sombre. Au nom des afflictions sur lesquelles elle a doucement rayonné, au nom des épreuves de la destinée, finies pour elle, conti- nuées pour nous, au nom de tout ce qu’elle a espéré autrefois et de tout ce qu’elle obtient aujourd’hui, au nom de tout ce qu’elle a aimé, je bénis cette morte ; je la bénis dans sa beauté, dans sa jeunesse, dans sa douceur, dans sa vie et dans sa mort ; je te bénis, jeune fille, dans ta blanche robe du sépulcre, dans ta maison que tu laisses désolée, dans ton cercueil que ta mère a rempli de fleurs et que Dieu va remplir d’étoiles !

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