Actes et paroles – Pendant l’exil

X
Est-ce que le proscrit liait le prescripteur ? Non. Il le combat ; c’est tout. À ou-
trance ? oui. Comme ennemi public toujours, jamais comme ennemi personnel. La colère de l’honnête homme ne va pas au delà du nécessaire. Le proscrit exècre le tyran et ignore la personne du proscripteur. S’il la connaît, il ne l’attaque que dans la proportion du devoir.

Au besoin le proscrit rend justice au proscripteur ; si le proscripteur, par exemple, est dans une certaine mesure écrivain et a une littérature suffisante, le proscrit en convient volontiers. Il est incontestable, soit dit en passant, que Napoléon III eût été un académicien convenable ; l’académie sous l’empire avait, par politesse sans doute, suffisamment abaissé son niveau pour que l’empereur pût en être ; l’empe- reur eût pu se croire là parmi ses pairs littéraires, et sa majesté n’eût aucunement déparé celle des quarante.

A l’époque où l’on annonçait la candidature de l’empereur à un fauteuil vacant, un académicien de notre connaissance, voulant rendre à la fois justice à l’historien de César et à l’homme de Décembre, avait d’avance rédigé ainsi son bulletin de vote : Je vote pour l’admission de M. Louis Bonaparte à l’académie et au bagne .

On le voit, toutes les concessions possibles, le proscrit les fait.

Il n’est absolu qu’au point de vue des principes. Là son inflexibilité commence. Là il cesse d’être ce que dans le jargon politique on nomme « un homme pra- tique ». De là ses résignations à tout, aux violences, aux injures, à la ruine, à l’exil. Que voulez-vous qu’il y fasse ? Il a dans la bouche la vérité qui, au besoin, parlerait malgré lui.

Parler par elle et pour elle, c’est là son fier bonheur.

Le vrai a deux noms ; les philosophes l’appellent l’idéal, les hommes d’état l’ap- pellent le chimérique.

Les hommes d’état ont-ils raison ? Nous ne le pensons pas.

A les entendre, tous les conseils que peut donner un proscrit sont « chimé- riques ».

En admettant, disent-ils, que ces conseils aient pour eux la vérité, ils ont contre eux la réalité.

Examinons.

Le proscrit est un homme chimérique. Soit. C’est un voyant aveugle ; voyant du côté de l’absolu, aveugle du côté du relatif. Il fait de bonne philosophie et de mau- vaise politique. Si on l’écoutait, on irait aux abîmes. Ses conseils sont des conseils d’honnêteté et de perdition. Les principes lui donnent raison, mais les faits lui donnent tort.

Voyons les faits.

John Brown est vaincu à Harper’s Ferry. Les hommes d’état disent : Pendez-le. Le proscrit dit : Respectez-le. On pend John Brown ; l’Union se disloque, la guerre du Sud éclate. John Brown épargné, c’était l’Amérique épargnée.

Au point de vue du fait, qui a eu raison, les hommes pratiques, ou l’homme chimérique ?

Deuxième fait. Maximilien est pris à Queretaro. Les hommes pratiques disent : Fusillez-le. L’homme chimérique dit : Graciez-le. On fusille Maximilien. Cela suffit pour rapetisser une chose immense. L’héroïque lutte du Mexique perd son su- prême lustre, la clémence hautaine. Maximilien gracié, c’était le Mexique désor- mais inviolable, c’était cette nation, qui avait constaté son indépendance par la guerre, constatant par la civilisation sa souveraineté ; c’était, sur le front de ce peuple, après le casque, la couronne.

Cette fois encore, l’homme chimérique voyait juste.

Troisième fait. Isabelle est détrônée. Que va devenir l’Espagne ? république ou monarchie ? Sois monarchie ! disent les hommes d’état ! Sois république ! dit le proscrit. L’homme chimérique n’est pas écouté, les hommes pratiques l’emportent ; l’Espagne se fait monarchie. Elle tombe d’Isabelle en Amédée, et d’Amédée en Al- phonse, en attendant Carlos ; ceci ne regarde que l’Espagne. Mais voici qui regarde le monde : cette monarchie en quête d’un monarque donne prétexte à Hohenzol- lern ; de là l’embuscade de la Prusse, de là l’égorgement de la France, de là Sedan, de là la honte et la nuit.

Supposez l’Espagne république, nul prétexte à un guet-apens, aucun Hohen- zollern possible, pas de catastrophes.

Donc le conseil du proscrit était sage.

Si par hasard on découvrait un jour cette chose étrange que la vérité n’est pas imbécile, que l’esprit de compassion et de délivrance a du bon, que l’homme fort c’est l’homme droit, et que c’est la raison qui a raison !

Aujourd’hui, au milieu des calamités, après la guerre étrangère, après la guerre civile, en présence des responsabilités encourues de deux côtés, le proscrit d’au- trefois songe aux proscrits d’aujourd’hui, il se penche sur les exils, il a voulu sauver John Brown, il a voulu sauver Maximilien, il a voulu sauver la France, ce passé lui éclaire l’avenir, il voudrait fermer la plaie de la patrie et il demande l’amnistie.

Est-ce un aveugle ? est-ce un voyant ?

XI
En décembre 1851, quand celui qui écrit ces lignes arriva chez l’étranger, la vie eut d’abord quelque dureté. C’est en exil surtout que se fait sentir le res angusta domi .

Cette esquisse sommaire de « ce que c’est que l’exil »ne serait pas complète si ce côté matériel de l’existence du proscrit n’était pas indiqué, en passant, et du reste, avec la sobriété convenable.

De tout ce que cet exilé avait possédé il lui restait sept mille cinq cents francs de revenu annuel. Son théâtre, qui lui rapportait soixante mille francs par an, était supprimé. La hâtive vente à l’encan de son mobilier avait produit un peu moins de treize mille francs. Il avait neuf personnes à nourrir.

Il avait à pourvoir aux déplacements, aux voyages, aux emménagements nou- veaux, aux mouvements d’un groupe dont il était le centre, à tout l’inattendu d’une existence désormais arrachée de terre et maniable à tous les vents ; un proscrit, c’est un déraciné. Il fallait conserver la dignité de la vie et faire en sorte qu’autour de lui personne ne souffrît.

De là une nécessité immédiate de travail.

Disons que la première maison d’exil, Marine-Terrace, était louée au prix très modéré de quinze cents francs par an.

Le marché français était fermé à ses publications.

Ses premiers éditeurs belges imprimèrent tous ses livres sans lui rendre aucun compte, entre autres les deux volumes des Oeuvres oratoires. Napoléon le Petit fit seul exception. Quant aux Châtiments , ils coûtèrent à l’auteur deux mille cinq cents francs. Cette somme, confiée à l’éditeur Samuel, n’a jamais été remboursée. Le produit total de toutes les éditions des Châtiments a été pendant dix-huit ans confisqué par les éditeurs étrangers.

Les journaux royalistes anglais faisaient sonner très haut l’hospitalité anglaise, mélangée, on s’en souvient, d’assauts nocturnes et d’expulsions, du reste comme l’hospitalité belge. Ce que l’hospitalité anglaise avait de complet, c’était sa ten- dresse pour les livres des exilés. Elle réimprimait ces livres et les publiait et les ven- dait avec l’empressement le plus cordial au bénéfice des éditeurs anglais. L’hospi- talité pour le livre allait jusqu’à oublier l’auteur. La loi anglaise, qui fait partie de l’hospitalité britannique, permet ce genre d’oubli. Le devoir d’un livre est de lais- ser mourir de faim l’auteur, témoin Chatterton, et d’enrichir l’éditeur. Les Châti- ments en particulier ont été vendus et se vendent encore et toujours en Angleterre au profit unique du libraire Jeffs. Le théâtre anglais n’était pas moins hospitalier pour les pièces françaises que la librairie anglaise pour les livres français. Aucun droit d’auteur n’a jamais été payé pour Ruy Blas , joué plus de deux cents fois en Angleterre.

Ce n’est pas sans raison, on le voit, que la presse royaliste-bonapartiste de Londres reprochait aux proscrits d’abuser de l’hospitalité anglaise.

Cette presse a souvent appelé celui qui écrit ces lignes, avare . Elle l’appelait aussi « ivrogne », abandonned drinker .
Ces détails font partie de l’exil.

XII
Cet exilé ne se plaint de rien. Il a travaillé. Il a reconstruit sa vie pour lui et pour les siens. Tout est bien.

Y a-t-il du mérite à être proscrit ? Non. Cela revient à demander : Y a-t-il du mérite à être honnête homme ? Un proscrit est un honnête homme qui persiste dans l’honnêteté. Voilà tout.

Il y a telle époque où cette persistance est rare. Soit. Cette rareté ôte quelque chose à l’époque, mais n’ajoute rien à l’honnête homme.

L’honnêteté, comme la virginité, existe en dehors de l’éloge. Vous êtes pur parce que vous êtes pur. L’hermine n’a aucun mérite à être blanche.

Un représentant proscrit pour le peuple fait un acte de probité. Il a promis, il tient sa promesse. Il la tient au delà même de la promesse, comme doit faire tout homme scrupuleux. C’est en cela que le mandat impératif est inutile ; le man- dat impératif a le tort de mettre un mot dégradant sur une chose noble, qui est l’acceptation du devoir ; en outre, il omet l’essentiel, qui est le sacrifice ; le sa- crifice, nécessaire à accomplir, impossible à imposer. L’engagement réciproque, la main de l’élu mise dans la main de l’électeur, le mandant et le mandataire se donnent mutuellement parole, le mandataire de défendre le mandant, le man- dant de soutenir le mandataire, deux droits et deux forces mêlés, telle est la vérité. Cela étant, le représentant doit faire son devoir, et le peuple le sien. C’est la dette de la conscience acquittée des deux côtés. Mais quoi, se dévouer jusqu’à l’exil ? Sans doute. Alors c’est beau ; non, c’est simple. Tout ce qu’on peut dire du repré- sentant proscrit, c’est qu’il n’a pas trompé sur la qualité de la chose promise. Un mandat est un contrat. Il n’y a aucune gloire à ne point vendre à faux poids.

Le représentant honnête homme exécute le contrat. Il doit aller, et il va, jus- qu’au bout de l’honneur et de la conscience. Là il trouve le précipice. Soit. Il y tombe. Parfaitement.

Y meurt-il ? Non, il y vit.

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