Actes et paroles – Pendant l’exil

Chapitre 18

Évènements d’Amérique.-Aux femmes de Cuba. La révolution littéraire mêlée aux révolutions politiques. George Sand et Victor Hugo. Mort d’un proscrit. Les sauveteurs et les travailleurs. Le plébiscite.-Aux femmes de Guernesey. Événements d’Europe .

I. CUBA
L’Europe, où couvaient de redoutables événements, commençait à perdre de vue les choses lointaines. A peine savait-on, de ce côté de l’Atlantique, que Cuba était en pleine insurrection. Les gouverneurs espagnols réprimaient cette révolte avec une brutalité sauvage. Des districts entiers furent exécutés militairement. Les femmes s’enfuyaient. Beaucoup se réfugièrent à New-York. Au commencement de 1870, une adresse des femmes de Cuba, couverte de plus de trois cents signatures, fut envoyée de New-York à Victor Hugo pour le prier d’intervenir dans cette lutte. Il répondit :

AUX FEMMES DE CUBA

Femmes de Cuba, j’entends votre plainte. O désespérées, vous vous adressez à moi. Fugitives, martyres, veuves, orphelines, vous demandez secours à un vaincu. Proscrites, vous vous tournez vers un proscrit ; celles qui n’ont plus de foyer ap- pellent à leur aide celui qui n’a plus de patrie. Certes, nous sommes bien acca- blés ; vous n’avez plus que votre voix, et je n’ai plus que la mienne ; votre voix gé- mit, la mienne avertit. Ces deux souffles, chez vous le sanglot, chez moi le conseil, voilà tout ce qui nous reste. Qui sommes-nous ? La faiblesse. Non, nous sommes la force. Car vous êtes le droit, et je suis la conscience.

La conscience est la colonne vertébrale de l’âme ; tant que la conscience est droite, l’âme se tient debout ; je n’ai en moi que cette force-là, mais elle suffît. Et vous faites bien de vous adresser à moi.

Je parlerai pour Cuba comme j’ai parlé pour la Crète.

Aucune nation n’a le droit de poser son ongle sur l’autre, pas plus l’Espagne sur Cuba que l’Angleterre sur Gibraltar. Un peuple ne possède pas plus un autre peuple qu’un homme ne possède un autre homme. Le crime est plus odieux en- core sur une nation que sur un individu ; voilà tout. Agrandir le format de l’escla- vage, c’est en accroître l’indignité. Un peuple tyran d’un autre peuple, une race soutirant la vie à une autre race, c’est la succion monstrueuse de la pieuvre, et cette superposition épouvantable est un des faits terribles du dix-neuvième siècle. On voit à cette heure la Russie sur la Pologne, l’Angleterre sur l’Irlande, l’Autriche sur la Hongrie, la Turquie sur l’Herzégovine et sur la Crète, l’Espagne sur Cuba. Partout des veines ouvertes, et des vampires sur des cadavres.

Cadavres, non. J’efface le mot. Je l’ai dit déjà, les nations saignent, mais ne meurent pas. Cuba a toute sa vie et la Pologne a toute son âme.

L’Espagne est une noble et admirable nation, et je l’aime ; mais je ne puis l’aimer plus que la France. Eh bien, si la France avait encore Haïti, de même que je dis à l’Espagne : Rendez Cuba ! je dirais à la France : Rends Haïti !

Et en lui parlant ainsi, je prouverais à ma patrie ma vénération. Le respect se compose de conseils justes. Dire la vérité, c’est aimer.

Femmes de Cuba, qui me dites si éloquemment tant d’angoisses et tant de souf- frances, je me mets à genoux devant vous, et je baise vos pieds douloureux. N’en doutez pas, votre persévérante patrie sera payée de sa peine, tant de sang n’aura pas coulé en vain, et la magnifique Cuba se dressera un jour libre et souveraine parmi ses sœurs augustes, les républiques d’Amérique. Quant à moi, puisque vous me demandez ma pensée, je vous envoie ma conviction. A cette heure où l’Europe est couverte de crimes, dans cette obscurité où l’on entrevoit sur des sommets on ne sait quels fantômes qui sont des forfaits portant des couronnes, sous l’amas horrible des événements décourageants, je dresse la tête et j’attends. J’ai toujours eu pour religion la contemplation de l’espérance. Posséder par intuition l’avenir, cela suffit au vaincu. Regarder aujourd’hui ce que le monde verra demain, c’est une joie. A un instant marqué, quelle que soit la noirceur du moment présent, la justice, la vérité et la liberté surgiront, et feront leur entrée splendide sur l’horizon. Je remercie Dieu de m’en accorder dès à présent la certitude ; le bonheur qui reste au proscrit dans les ténèbres, c’est de voir un lever d’aurore au fond de son âme.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House.

II POUR CUBA
En même temps, les chefs de l’île belligérante demandaient à Victor Hugo de proclamer leur droit. Il le fit.

Ceux qu’on appelle les insurgés de Cuba me demandent une déclaration, la voici :

Dans ce conflit entre l’Espagne et Cuba, l’insurgée c’est l’Espagne.

De même que dans la lutte de décembre 1851, l’insurgé c’était Bonaparte. Je ne regarde pas où est la force, je regarde où est la justice.
Mais, dit-on, la mère patrie ! est-ce que la mère patrie n’a pas un droit ? Entendons-nous.
Elle a le droit d’être mère, elle n’a pas le droit d’être bourreau.

Mais, en civilisation, est-ce qu’il n’y a pas les peuples aînés et les peuples puî- nés ? Est-ce que les majeurs n’ont pas la tutelle des mineurs ?

Entendons-nous encore.

En civilisation, l’aînesse n’est pas un droit, c’est un devoir. Ce devoir, à la vérité, donne des droits ; entre autres le droit à la colonisation. Les nations sauvages ont droit à la civilisation, comme les enfants ont droit à l’éducation, et les nations civilisées la leur doivent. Payer sa dette est un devoir ; c’est aussi un droit. De là, dans les temps antiques, le droit de l’Inde sur l’Égypte, de l’Égypte sur la Grèce, de la Grèce sur l’Italie, de l’Italie sur la Gaule. De là, à l’époque actuelle, le droit de l’Angleterre sur l’Asie, et de la France sur l’Afrique ; à la condition pourtant de ne pas faire civiliser les loups par les tigres ; à la condition que l’Angleterre n’ait pas Clyde et que la France n’ait pas Pélissier.

Découvrir une île ne donne pas le droit de la martyriser ; c’est l’histoire de Cuba ; il ne faut pas partir de Christophe Colomb pour aboutir à Chacon.

Que la civilisation implique la colonisation, que la colonisation implique la tu- telle, soit ; mais la colonisation n’est pas l’exploitation ; mais la tutelle n’est pas l’esclavage.

La tutelle cesse de plein droit à la majorité du mineur, que le mineur soit un enfant ou qu’il soit un peuple. Toute tutelle prolongée au delà de la minorité est une usurpation ; l’usurpation qui se fait accepter par habitude ou tolérance est un abus ; l’usurpation qui s’impose par la force est un crime.

Ce crime, partout où je le vois, je le dénonce. Cuba est majeure.
Cuba n’appartient qu’à Cuba.

Cuba, à cette heure, subit un affreux et inexprimable supplice. Elle est traquée et battue dans ses forêts, dans ses vallées, dans ses montagnes. Elle a toutes les angoisses de l’esclave évadé.

Cuba lutte, effarée, superbe et sanglante, contre toutes les férocités de l’oppres- sion. Vaincra-t-elle ? oui. En attendant, elle saigne et souffre. Et, comme si l’ironie devait toujours être mêlée aux tortures, il semble qu’on entrevoit on ne sait quelle raillerie dans ce sort féroce qui, dans la série de ses gouverneurs différents, lui donne toujours le même bourreau, sans presque prendre la peine de changer le nom, et qui, après Chacon, lui envoie Concha, comme un saltimbanque qui re- tourne son habit.

Le sang coule de Porto-Principe à Santiago ; le sang coule aux montagnes de Cuivre, aux monts Carcacunas, aux monts Guajavos ; le sang rougit tous les fleuves, et Canto, et Ay la Chica ; Cuba appelle au secours.

Ce supplice de Cuba, c’est à l’Espagne que je le dénonce, car l’Espagne est gé- néreuse. Ce n’est pas le peuple espagnol qui est coupable, c’est le gouvernement. Le peuple d’Espagne est magnanime et bon. Otez de son histoire le prêtre et le roi, le peuple d’Espagne n’a fait que du bien. Il a colonisé, mais comme le Nil déborde, en fécondant.

Le jour où il sera le maître, il reprendra Gibraltar et rendra Cuba.

Quand il s’agit d’esclaves, on s’augmente de ce qu’on perd. Cuba affranchie ac- croît l’Espagne, car croître en gloire c’est croître. Le peuple espagnol aura cette ambition d’être libre chez lui et grand hors de chez lui.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House.

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