Actes et paroles – Pendant l’exil

Résumons.

La nuit partout. Plus de tribune en France, plus de presse, plus de parole. La Russie sur la Pologne, l’Autriche sur la Hongrie, l’Autriche sur Milan, l’Autriche sur Venise, Ferdinand sur Naples, le pape sur Rome, Bonaparte sur Paris. Dans ce huis clos de l’obscurité, toutes sortes d’actes de ténèbres ; exactions, spoliations, brigandages, transportations, fusillades, gibets ; en Crimée, une guerre affreuse ; des cadavres d’armées sur des cadavres de nations ; l’Europe cave d’égorgement. Je ne sais quel tragique flamboiement sur l’avenir. Blocus, villes incendiées, bom- bardements, famines, pestes, banqueroutes. Pour les intérêts et les égoïsmes le commencement d’un sauve-qui-peut. Révoltes obscures des soldats en attendant le réveil des citoyens. État de choses terrible, vous dis-je, et cherchez-en l’issue. Prendre Sébastopol, c’est la guerre sans fin ; ne pas prendre Sébastopol, c’est l’hu- miliation sans remède. Jusqu’à présent on s’était ruiné pour la gloire, maintenant ou se ruine pour l’opprobre. Et que deviendront, sous ce trépignement de cé- sars furieux, ceux des peuples qui survivent ? Ils pleureront jusqu’à leur dernière larme, ils paieront jusqu’à leur dernier sou, ils saigneront jusqu’à leur dernier en- fant. Nous sommes en Angleterre, que voyons-nous autour de nous ? Partout des femmes en noir. Des mères, des sœurs, des orphelines, des veuves. Rendez-leur donc ce qu’elles pleurent, à ces femmes ! Toute l’Angleterre est sous un crêpe. En France il y a ces deux immenses deuils, l’un qui est la mort, l’autre, pire, qui est l’ignominie ; l’hécatombe de Balaklava et le bal des Tuileries.

Proscrits, cette situation a un nom. Elle s’appelle « la société sauvée ».

Ne l’oublions pas, ce nom nous le dit, reportons toujours tout à l’origine. Oui, cette situation, toute cette situation sort du « grand acte »de décembre. Elle est le produit du parjure du 2 et de la boucherie du 4. On ne peut pas dire d’elle du moins qu’elle est bâtarde. Elle a une mère, la trahison, et un père, le massacre. Voyez ces deux choses qui aujourd’hui se touchent comme les deux doigts de la main de justice divine, le guet-apens de 1851 et la calamité de 1855, la catastrophe de Paris et la catastrophe de l’Europe. M. Bonaparte est parti de ceci pour arriver à cela.

Je sais bien qu’on me dit, je sais bien que M. Bonaparte me dit et me fait dire par ses journaux :-Vous n’avez à la bouche que le Deux-Décembre ! Vous répétez toujours ces choses-là !-A quoi je réponds :-Vous êtes toujours là !

Je suis votre ombre.

Est-ce ma faute à moi si l’ombre du crime est un spectre ?

Non ! non ! non ! non ! ne nous taisons pas, ne nous lassons pas, ne nous arrê- tons pas. Soyons toujours là, nous aussi, nous qui sommes le droit, la justice et la réalité. Il y a maintenant au-dessus de la tête de Bonaparte deux linceuls, le lin- ceul du peuple et le linceul de l’armée, agitons-les sans relâche. Qu’on entende sans cesse, qu’on entende à travers tout, nos voix au fond de l’horizon ! ayons la monotonie redoutable de l’océan, de l’ouragan, de l’hiver, de la tempête, de toutes les grandes protestations de la nature.

Ainsi, citoyens, une bataille à outrance, une fuite sans fond de toutes les forces vives, un écroulement sans limites, voilà où en est cette malheureuse société du passé qui s’était crue sauvée en effet parce qu’un beau matin elle avait vu un aven- turier, son conquérant, confier l’ordre au sergent de ville et l’abrutissement au jé- suite !

Cela est en bonnes mains, avait-elle dit. Qu’en pense-t-elle maintenant ?
O peuples, il y a des hommes de malédiction. Quand ils promettent la paix, ils tiennent la guerre ; quand ils promettent le salut, ils tiennent le désastre ; quand ils promettent la prospérité, ils tiennent la ruine ; quand ils promettent la gloire, ils tiennent la honte ; quand ils prennent la couronne de Charlemagne, ils mettent dessous le crâne d’Ezzelin ; quand ils refont la médaille de César, c’est avec le pro- fil de Mandrin ; quand ils recommencent l’empire, c’est par 1812 ; quand ils ar- borent un aigle, c’est une orfraie ; quand ils apportent à un peuple un nom, c’est un faux nom ; quand ils lui font un serment, c’est un faux serment ; quand ils lui annoncent un Austerlitz, c’est un faux Austerlitz ; quand ils lui donnent un bai- ser, c’est le baiser de Judas ; quand ils lui offrent un pont pour passer d’une rive à l’autre, c’est le pont de la Bérésina.

Ah ! il n’est, pas un de nous, proscrits, qui ne soit navré, car la désolation est par- tout, car l’abjection est partout, car l’abomination est partout ; car l’accroissement du czar, c’est la diminution delà lumière ; car, moi qui vous parle, l’abaissement de cette grande, fière, généreuse et libre Angleterre m’humilie comme homme ; car, suprême douleur, nous entendons en ce moment la France qui tombe avec le bruit que ferait la chute d’un cercueil !

Vous êtes navrés, mais vous avez courage et foi. Vous faites bien, amis. Courage, plus que jamais ! Je vous l’ai dit déjà, et cela devient plus évident de jour en jour, à cette heure la France et l’Angleterre n’ont plus qu’une voie de salut, l’affranchis- sement des peuples, la levée en masse des nationalités, la révolution. Extrémité sublime. Il est beau que le salut soit en même temps la justice. C’est là que la providence éclate. Oui, courage plus que jamais ! Dans le péril Danton criait : de l’audace ! de l’audace ! et encore de l’audace !-Dans l’adversité il faut crier : de l’es- poir ! de l’espoir ! et encore de l’espoir !-Amis, la grande république, la république démocratique, sociale et libre rayonnera avant peu ; car c’est la fonction de l’em- pire de la faire renaître, comme c’est la fonction de la nuit de ramener le jour. Les hommes de tyrannie et de malheur disparaîtront. Leur temps se compte main- tenant par minutes. Ils sont adossés au gouffre ; et déjà, nous qui sommes dans l’abîme, nous pouvons voir leur talon qui dépasse le rebord du précipice. O pros- crits ! j’en atteste les ciguës que les Socrates ont bues, les Golgotha où sont montés les Jésus-Christs, les Jéricho que les Josués ont fait crouler ; j’en atteste les bains de sang qu’ont pris les Thraséas, les braises ardentes qu’ont mâchées les Porcias, épouses des Brutus, les bûchers d’où les Jean Huss ont crié : le cygne naîtra ! j’en atteste ces mers qui nous entourent et que les Christophe-Colombs ont franchies, j’en atteste ces étoiles qui sont au-dessus de nos têtes et que les Galilées ont inter- rogées, proscrits, la liberté est immortelle ! proscrits, la vérité est éternelle !

Le progrès, c’est le pas même de Dieu.

Donc, que ceux qui pleurent se consolent, et que ceux qui tremblent-il n’y en a pas parmi nous-se rassurent. L’humanité ne connaît pas le suicide et Dieu ne connaît pas l’abdication. Non, les peuples ne resteront pas indéfiniment dans les ténèbres, ignorant l’heure qu’il est dans la science, l’heure qu’il est dans la phi- losophie, l’heure qu’il est dans l’art, l’heure qu’il est dans l’esprit humain, l’oeil stupidement fixé sur le despotisme, ce sinistre cadran d’ombre où la double ai- guille sceptre et glaive, à jamais immobile, marque éternellement minuit !

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