Actes et paroles – Pendant l’exil

Chapitre 16

Manin au tombeau.-Flourens en prison. La liberté, comprimée en Crète, repa- raît en Espagne. Après le devoir envers les hommes, le devoir envers les enfants
.

I. MANIN
Victor Hugo, invité par les patriotes vénitiens à venir assister à la cérémonie de la translation des cendres de Manin à Venise, répondit par la lettre suivante :

Hauteville-House, 16 mars 1868.

On m’écrit de Venise, et l’on me demande si j’ai une parole à dire dans cette illustre journée du 22 mars.

Oui. Et cette parole, la voici :

Venise a été arrachée à Manin comme Rome à Garibaldi.

Manin mort reprend possession de Venise. Garibaldi vivant rentrera à Rome.

La France n’a pas plus le droit de peser sur Rome que l’Autriche n’a eu le droit de peser sur Venise.

Même usurpation, qui aura le même dénoûment.

Ce dénoûment, qui accroîtra l’Italie, grandira la France.

Car toutes les choses justes que fait un peuple sont des choses grandes. La France libre tendra la main à l’Italie complète.
Et les deux nations s’aimeront. Je dis ceci avec une joie profonde, moi qui suis fils de la France et petit-fils de l’Italie.

Le triomphe de Manin aujourd’hui prédit le triomphe de Garibaldi demain. Ce jour du 22 mars est un jour précurseur.
De tels sépulcres sont pleins de promesses. Manin fut un combattant et un proscrit du droit ; il a lutté pour les principes ; il a tenu haut l’épée de lumière. Il a eu, comme Garibaldi, la douceur héroïque. La liberté de l’Italie, visible, quoique voilée, est debout derrière son cercueil. Elle ôtera son voile.

Et alors elle deviendra la paix tout en restant la liberté. Voilà ce qu’annonce Manin rentrant à Venise.
Dans un mort comme Manin il y a de l’espérance. VICTOR HUGO.

II GUSTAVE FLOURENS
En présence de certains faits, un cri d’indignation échappe.

M. Gustave Flourens est un jeune écrivain de talent. Fils d’un père dévoué à la science, il est dévoué au progrès. Quand l’insurrection de Crète a éclaté, il est allé en Crète. La nature l’avait fait penseur, la liberté l’a fait soldat. Il a épousé la cause crétoise, il a lutté pour la réunion de la Crète à la Grèce ; il a finalement adopté cette Candie héroïque ; il a saigné et souffert sur cette terre infortunée, il y a eu chaud et froid, faim et soif ; il a guerroyé, ce parisien, dans les monts Blancs de Sphakia, il a subi les durs étés et les rudes hivers, il a connu les sombres champs de bataille, et plus d’une fois, après le combat, il a dormi dans la neige à côté de ceux qui dormaient dans la mort. Il a donné son sang, il a donné son argent. Détail touchant, il lui est arrivé de prêter trois cents francs à ce gouvernement de Crète, dédaigné, on le comprend, des gouvernements qui s’endettent de treize milliards [note : C’était à cette époque la dette de la France sous l’empire. Depuis, Sedan et ses suites ont accru cette dette de dix milliards. Grâce à l’aventure finale de l’em- pire, la France doit dix milliards de plus ; il est vrai qu’elle a deux provinces de moins.]. Après des années d’un opiniâtre dévouement, ce français a été fait cré- tois. L’assemblée nationale candiote s’est adjoint M. Gustave Flourens ; elle l’a en- voyé en Grèce faire acte de fraternité, et l’a chargé d’introduire les députés crétois au parlement hellénique. A Athènes, M. Gustave Flourens a voulu voir Georges de Danemark, qui est roi de Grèce, à ce qu’il paraît. M. Gustave Flourens a été arrêté.

Français, il avait un droit ; crétois, il avait un devoir. Devoir et droit ont été mé- connus. Le gouvernement grec et le gouvernement français, deux complices, l’ont embarqué sur un paquebot de passage, et il a été apporté de force à Marseille. Là, il était difficile de ne pas le laisser libre ; on a dû le lâcher. Mis en liberté, M. Gustave Flourens est immédiatement reparti pour la Grèce. Moins de huit jours après avoir été expulsé d’Athènes, il y rentrait. C’était son devoir. M. Gustave Flourens a ac- cepté une mission sacrée, il est le député d’un peuple qui expire, il est porteur d’un cri d’agonie, il est dépositaire du plus auguste des fidéicommis, du droit d’une na- tion ; ce fidéicommis, il veut y faire honneur ; cette mission, il veut la remplir. De là son obstination intrépide. Or, sous de certains règnes, qui fait son devoir, fait un crime. A cette heure, M. Gustave Flourens est hors la loi. Le gouvernement grec le traque, le gouvernement français le livre, et voici ce que ce lutteur stoïque m’écrit d’Athènes, où il est caché : Si je suis pris, je m’attends au poison dans quelque cachot .

Dans une autre lettre, qu’on nous écrit de Grèce, nous lisons : Gustave Flourens est abandonné .
Non, il n’est pas abandonné. Que les gouvernements le sachent, ceux qui se croient forts comme la Russie, et ceux qui se sentent faibles comme la Grèce, ceux qui torturent la Pologne, comme ceux qui trahissent la Crète, qu’ils le sachent, et qu’ils y songent, la France est une immense force inconnue. La France n’est pas un empire, la France n’est pas une armée, la France n’est pas une circonscription géo- graphique, la France n’est pas même une masse de trente-huit millions d’hommes plus ou moins distraits du droit par la fatigue ; la France est une âme. Où est-elle ? Partout. Peut-être même en ce moment est-elle plutôt ailleurs qu’en France. Il ar- rive quelquefois à une patrie d’être exilée. Une nation comme la France est un principe, et son vrai territoire c’est le droit. C’est là qu’elle se réfugie, laissant la terre, devenue glèbe, au joug, et le domaine matériel à l’oppression matérielle. Non, la Crète, qu’on met hors les nations, n’est pas abandonnée. Non, son député et son soldat, Gustave Flourens, qu’on met hors la loi, n’est pas abandonné. La vérité, cette grande menace, est là, et veille. Les gouvernements dorment ou font semblant, mais il y a quelque part des yeux ouverts. Ces yeux voient et jugent. Ces yeux fixes sont redoutables. Une prunelle où est la lumière est une attaque continue à tout ce qui est faux, inique et nocturne. Sait-on pourquoi les césars, les sultans, les vieux rois, les vieux codes et les vieux dogmes se sont écroulés ? C’est parce qu’ils avaient sur eux cette lumière. Sait-on pourquoi Napoléon est tombé ? C’est parce que la justice, debout dans l’ombre, le regardait.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 9 juillet 1868.

Trois semaines après la publication de cette lettre, Victor Hugo reçut le billet que voici :

Naples, 25 juillet 1868.

« Maître,

« Grâce à vous je suis hors de prison et de danger. Les gouvernements ont été forcés, par la conscience publique, de lâcher l’homme réclamé par Victor Hugo. Barbès vous a dû la vie ; je vous dois la liberté.

« GUSTAVE FLOURENS. »

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