Actes et paroles – Pendant l’exil

II EN ARRIVANT A JERSEY
Le 5 août 1852.

Victor Hugo ne fit que traverser l’Angleterre. Le 5 août, il débarqua à Jersey. Il fut reçu à son arrivée par le groupe des proscrits français, qui l’attendaient sur le quai de Saint-Hélier.

Citoyens,

Je vous remercie de votre fraternelle bienvenue. Je la rapproche avec attendris- sement de l’adieu de nos amis de Belgique. J’ai quitté la France sur le quai d’An- vers, je la retrouve sur la jetée de Saint-Hélier.

Amis, je viens de voir en Belgique un touchant spectacle : toutes les divisions oubliées, toutes les nuances républicaines réconciliées ; une concorde profonde, tous les systèmes ralliés au drapeau de l’Idée, le rapprochement des proscrits dans les bras de l’affliction ; chacun cherchant son adversaire pour en faire son ami, et son ennemi, pour en faire son frère ; toutes les rancunes évanouies dans le doux et fier sourire du malheur ; j’ai vu cela, j’en viens, j’en ai le cœur plein, c’est beau. Oui, toutes les mains venant les unes au-devant des autres, tous les démocrates et tous les socialistes ne faisant plus qu’un seul républicain ; pas un regard farouche, pas un front à l’écart ; nulle exclusion ; tous les passés honnêtes s’acceptant, toutes les dates de l’épreuve fraternisant, toutes les natures les plus diverses mises d’accord, toutes, depuis les militants jusqu’aux philosophes, depuis Charras, l’homme de guerre, jusqu’à Agricol Perdiguier, l’homme de paix ; depuis ceux qui, enfants de troupe de l’Idée, ont eu le bonheur de naître et de grandir dans la foi républicaine, jusqu’à ceux qui, comme moi, nés dans d’autres rangs, ont monté de progrès en progrès, d’horizon en horizon, de sacrifice en sacrifice, à la démocratie pure.

J’ai vu cela, je le répète, et c’est à nous, les nouveaux venus, d’en féliciter la république.

Je dis les nouveaux venus, car nous autres, les républicains d’après Février, nous sommes, je le sais et j’y insiste, les ouvriers de la dernière heure ; mais on peut s’en vanter, quand cette dernière heure a été l’heure de la persécution, l’heure des larmes, l’heure du sang, l’heure du combat, l’heure de l’exil.

J’ai vu en Belgique l’admirable spectacle de la souffrance doucement et ferme- ment supportée. Tous prennent part aux amertumes de l’épreuve comme à un banquet commun. Ils s’aiment et ils croient. Oh ! vous qui êtes leurs frères, laissez- moi, par une dernière illusion, prolonger ici l’adieu que je leur ai fait ! Laissez-moi glorifier ces hommes qui souffrent si bien ! ces ouvriers arrachés à la ville qui nour- rissait leur corps et illuminait leur intelligence, ces paysans déracinés du champ natal ; et les autres non moins méritants, lettrés, professeurs, artistes, avocats, no- taires, médecins, car toutes les professions ont eu tous les courages ; laissez-moi glorifier ces bannis, ces chassés, ces persécutés, et, au milieu de tous, ces repré- sentants du peuple qui, après avoir lutté trois ans à la tribune contre une coalition de réactions, de trahisons et de haines, ont lutté quatre jours dans la rue contre une armée ! Ces représentants, je les ai connus, ils sont mes amis, laissez-moi vous en parler, permettez-moi ces effusions, je les ai vus dans les mêlées ; je les ai vus sur le penchant des catastrophes ; j’ai vu leur calme dans les barricades ; j’ai vu, ce qui est plus rare que le courage militaire, leur front intrépide dans les luttes parle- mentaires, pendant que l’avenir mystérieux les menaçait, pendant que les fureurs de la majorité s’acharnaient sur eux, pendant que la presse monarchique, c’est-à- dire anarchique, les insultait, que les journaux bonapartistes, complices des pré- méditations sinistres de l’Élysée, leur prodiguaient à dessein la boue et l’injure, et que la calomnie les faisait bons pour la proscription.

Je les ai vus ensuite après l’écroulement, dans la peine, dans la grande épreuve, conduisant au désert de l’exil la lugubre colonne des sacrifiés, et, moi qui les ai- mais, je les ai admirés.

Voilà ce que j’ai vu en Belgique, voilà, je le sais, ce que je vais revoir ici. Car ce grand exemple de la concorde des proscrits, dont la France a besoin, ce beau spec- tacle de la fraternité pratiquée devant lequel tombent les calomnies, la Belgique, certes, n’est point la seule à le donner. Il se retrouve sur tous les autres radeaux de la Méduse, sur tous les autres points où les naufragés de la proscription se sont groupés ; il se retrouve particulièrement à Jersey. Je vous en remercie, amis, au nom de notre malheur !

Oh ! scellons, consolidons, cimentons cette concorde ! abjurons toute dissidence et tout désaccord ! puisque nous n’avons plus qu’une couleur à notre drapeau, la pourpre, n’ayons plus qu’un sentiment dans nos âmes, la fraternité ! La France, je le répète, a besoin de nous savoir unis. Divisés, nous la troublons ; unis, nous la rassurons. Soyons unis pour être forts, et soyons unis pour être heureux !

Heureux ! quel mot ! Et peut-on le prononcer, hélas, quand la patrie est loin, quand la liberté est morte ? Oui, si l’on aime. S’aimer dans l’affliction, c’est le bon- heur du malheur.

Et comment ne nous aimerions-nous pas ? Y a-t-il quelque douleur qui n’ait pas été également partagée à tous ? Nous avons le même malheur et la même es- pérance. Nous avons sur la tête le même ciel et le même exil. Ce que vous pleurez, je le pleure ; ce que vous regrettez, je le regrette ; ce que vous espérez, je l’attends. Étant pareils par le sort, comment ne serions-nous pas frères par l’esprit ? La larme que nous avons dans les yeux s’appelle France, le rayon que nous avons dans la pensée s’appelle république. Aimons-nous ! Souffrir ensemble, c’est déjà s’aimer. L’adversité, en perçant nos cœurs du même glaive, les a traversés du même amour.

Aimons-nous pour la patrie absente ! aimons-nous pour la république égorgée ! aimons-nous contre l’ennemi commun !

Notre but, c’est un seul peuple ; notre point de départ, ce doit être une seule âme. Ébauchons l’unité par l’union.

Citoyens, vive la république ! Proscrits, vive la France !

III DECLARATION A PROPOS DE L’EMPIRE
Jersey, 31 octobre 1852. AU PEUPLE
Citoyens,

L’empire va se faire. Faut-il voter ? Faut-il continuer de s’abstenir ? Telle est la question qu’on nous adresse.

Dans le département de la Seine, un certain nombre de républicains, de ceux qui, jusqu’à ce jour, se sont abstenus, comme ils le devaient, de prendre part, sous quelque forme que ce fût, aux actes du gouvernement de M. Bonaparte, semble- raient aujourd’hui ne pas être éloignés de penser qu’à l’occasion de l’empire une manifestation opposante de la ville de Paris, par la voie du scrutin, pourrait être utile, et que le moment serait peut-être venu d’intervenir dans le vote. Ils ajoutent que, dans tous les cas, le vote pourrait être un moyen de recensement pour le parti républicain ; grâce au vote, on se compterait.

Ils nous demandent conseil.

Notre réponse sera simple ; et ce que nous dirons pour Paris, peut être dit pour tous les départements.

Nous ne nous arrêterons point à faire remarquer que M. Bonaparte ne s’est pas décidé à se déclarer empereur sans avoir au préalable arrêté avec ses complices le nombre de voix dont il lui convient de dépasser les 7,500,000 de son 20 décembre. A l’heure qu’il est, huit millions, neuf millions, dix millions, son chiffre est fait. Le scrutin n’y changera rien. Nous ne prendrons pas la peine de vous rappeler ce que c’est que le « suffrage universel »de M. Bonaparte, ce que c’est que les scrutins de
M. Bonaparte. Manifestation de la ville de Paris ou de la ville de Lyon, recensement du parti républicain, est-ce que cela est possible ? Où sont les garanties du scru- tin ? où est le contrôle ? où sont les scrutateurs ? où est la liberté ? Songez à toutes ces dérisions. Qu’est-ce qui sort de l’urne ? la volonté de M. Bonaparte. Pas autre chose. M. Bonaparte a les clefs des boîtes dans sa main, les Oui et les Non dans sa main, le vote dans sa main. Après le travail des préfets et des maires terminé, ce gouvernant de grands chemins s’enferme tête-à-tête avec le scrutin, et le dé- pouille. Pour lui, ajouter ou retrancher des voix, altérer un procès-verbal, inventer un total, fabriquer un chiffre, qu’est-ce que c’est ? un mensonge, c’est-à-dire peu de chose ; un faux, c’est-à-dire rien.

Restons dans les principes, citoyens. Ce que nous avons à vous dire, le voici :

M. Bonaparte trouve que l’instant est venu de s’appeler majesté. Il n’a pas res- tauré un pape pour le laisser à rien faire ; il entend être sacré et couronné. Depuis le 2 décembre, il a le fait, le despotisme ; maintenant il veut le mot, l’empire. Soit.
Nous, républicains, quelle est notre fonction ? quelle doit être notre attitude ? Citoyens, Louis Bonaparte est hors la loi ; Louis Bonaparte est hors l’humanité.
Depuis dix mois que ce malfaiteur règne, le droit à l’insurrection est en permanence et domine toute la situation. A l’heure où nous sommes, un perpétuel appel aux armes est au fond des consciences. Or, soyons tranquilles, ce qui se révolte dans toutes les consciences arrive bien vite à armer tous les bras.

Amis et frères ! en présence de ce gouvernement infâme, négation de toute mo- rale, obstacle à tout progrès social, en présence de ce gouvernement meurtrier du peuple, assassin de la république et violateur des lois, de ce gouvernement né de la force et qui doit périr par la force, de ce gouvernement élevé par le crime et qui doit être terrassé par le droit, le français digne du nom de citoyen ne sait pas, ne veut pas savoir s’il y a quelque part des semblants de scrutin, des comédies de suffrage universel et des parodies d’appel à la nation ; il ne s’informe pas s’il y a des hommes qui votent et des hommes qui font voter, s’il y a un troupeau qu’on appelle le sénat et qui délibère et un autre troupeau qu’on appelle le peuple et qui obéit ; il ne s’informe pas si le pape va sacrer au maître-autel de Notre-Dame l’homme qui,-n’en doutez pas, ceci est l’avenir inévitable,-sera ferré au poteau par le bourreau ;-en présence de M. Bonaparte et de son gouvernement, le citoyen digne de ce nom ne fait qu’une chose et n’a qu’une chose à faire : charger son fusil et attendre l’heure.

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