Actes et paroles – Pendant l’exil

IV WASHINGTON
On lit dans le Courrier de l’Europe du 12 mars 1870 :

« Des citoyens des États-Unis se sont réunis au Langham Hôtel pour la commé- moration du jour de naissance de Washington. Parmi les toasts nombreux qui ont été portés, se trouvait le suivant :

« A Victor Hugo, l’ami de l’Amérique et le régénérateur prédestiné du vieux monde ! »

« Les citoyens chargèrent le colonel Berton, président du banquet, de trans- mettre à l’exilé de Guernesey le toast des citoyens d’Amérique. »

Victor Hugo s’est empressé de répondre :

Hauteville-House, 27 février 1870. Monsieur,
Je suis profondément touché du noble toast que vous m’avez transmis. Je vous remercie, vous et vos honorables amis. Oui ! à côté des États-Unis d’Amérique, nous devons avoir les États-Unis d’Europe ; les deux mondes devraient faire une seule République. Ce jour viendra, et alors la paix des peuples sera fondée sur cette base, la seule fondation solide, la liberté des hommes.

Je suis un homme qui veut le droit. Rien de plus. Votre confiance m’honore et me touche ; je serre vos mains cordiales.

VICTOR HUGO.

V HENNETT DE KESLER
L’année 1870 s’ouvrit pour Victor Hugo par la mort d’un ami. Il avait recueilli chez lui, depuis plusieurs années, un vaillant vaincu de décembre, Hennett de Kesler. Kesler et Victor Hugo avaient échangé leur premier serrement de main le

3 décembre au matin, rue Sainte-Marguerite, à quelques pas de la barricade Bau- din, qui venait d’être enlevée au moment même où Victor Hugo y arrivait. Cette fraternité commencée dans les barricades s’était continuée dans l’exil.

Kesler, dévoré par la nostalgie, mais inébranlable, mourut le 6 avril 1870. Sa tombe est au cimetière du Foulon, près de la ville de Saint-Pierre. C’est une pierre avec cette inscription

A KESLER.

et au bas on peut lire :

Son compagnon d’exil , Victor Hugo .
Le 7 avril, Victor Hugo prononça sur la fosse de Kesler les paroles que voici :

Le lendemain du guet-apens de 1851, le 3 décembre, au point du jour, une barri- cade se dressa dans le faubourg Saint-Antoine, barricade mémorable où tomba un représentant du peuple. Cette barricade, les soldats crurent la renverser, le coup d’état crut la détruire ; le coup d’état et ses soldats se trompaient. Démolie à Paris, elle fut refaite par l’exil.

La barricade Baudin reparut immédiatement, non plus en France, mais hors de France ; elle reparut, bâtie, non plus avec des pavés, mais avec des principes ; de matérielle qu’elle était, elle devint idéale, c’est-à-dire terrible ; les proscrits la construisirent, cette barricade altière, avec les débris de la justice et de la liberté. Toute la ruine du droit y fut employée, ce qui la fit superbe et auguste. Depuis, elle est là, en face de l’empire ; elle lui barre l’avenir, elle lui supprime l’horizon. Elle est haute comme la vérité, solide comme l’honneur, mitraillée comme la raison ; et l’on continue d’y mourir. Après Baudin,-car, oui, c’est la même barricade !-Pauline Roland y est morte, Ribeyrolles y est mort, Charras y est mort, Xavier Durieu y est mort, Kesler vient d’y mourir.

Si l’on veut distinguer entre les deux barricades, celle du faubourg Saint-Antoine et celle de l’exil, Kesler en était le trait d’union, car, ainsi que plusieurs autres pros- crits, il était des deux.

Laissez-moi glorifier cet écrivain de talent et ce vaillant homme. Il avait toutes les formes du courage, depuis le vif courage du combat jusqu’au lent courage de l’épreuve, depuis la bravoure qui affronte la mitraille jusqu’à l’héroïsme qui ac- cepte la nostalgie. C’était un combattant et un patient.

Comme beaucoup d’hommes de ce siècle, comme moi qui parle en ce moment, il avait été royaliste et catholique. Nul n’est responsable de son commencement. L’erreur du commencement rend plus méritoire la vérité de la fin.

Kesler avait été victime, lui aussi, de cet abominable enseignement qui est une sorte de piège tendu à l’enfance, qui cache l’histoire aux jeunes intelligences, qui falsifie les faits et fausse les esprits. Résultat : les générations aveuglées. Vienne un despote, il pourra tout escamoter aux nations ignorantes, tout jusqu’à leur consentement ; il pourra leur frelater même le suffrage universel. Et alors on voit ce phénomène, un peuple gouverné par extorsion de signature. Cela s’appelle un plébiscite.

Kesler avait, comme plusieurs de nous, refait son éducation ; il avait rejeté les préjugés sucés avec le lait ; il avait dépouillé, non le vieil homme, mais le vieil en- fant ; pas à pas, il était sorti des idées fausses et entré dans les idées vraies ; et mûri, grandi, averti par la réalité, rectifié par la logique, de royaliste il était devenu ré- publicain. Une fois qu’il eut vu la vérité, il s’y dévoua. Pas de dévouement plus profond et plus tenace que le sien. Quoique atteint du mal du pays, il a refusé l’amnistie. Il a affirmé sa foi par sa mort.

Il a voulu protester jusqu’au bout. Il est resté exilé par adoration pour la patrie. L’amoindrissement de la France lui serrait le cœur. Il avait l’oeil fixé sur ce men- songe qui est l’empire ; il s’indignait, il frémissait de honte, il souffrait. Son exil et sa colère ont duré dix-neuf ans. Le voilà enfin endormi.

Endormi. Non. Je retire ce mot. La mort ne dort pas. La mort vit. La mort est une réalisation splendide. La mort touche à l’homme de deux façons. Elle le glace, puis elle le ressuscite. Son souffle éteint, oui, mais il rallume. Nous voyons les yeux qu’elle ferme, nous ne voyons pas ceux qu’elle ouvre.

Adieu, mon vieux compagnon.-Tu vas donc vivre de la vraie vie ! Tu vas aller trouver la justice, la vérité, la fraternité, l’harmonie et l’amour dans la sérénité im- mense. Te voilà envolé dans la clarté. Tu vas connaître le mystère profond de ces fleurs, de ces herbes que le vent courbe, de ces vagues qu’on entend là-bas, de cette grande nature qui accepte la tombe dans sa nuit et l’âme dans sa lumière. Tu vas vivre de la vie sacrée et inextinguible des étoiles. Tu vas aller où sont les es- prits lumineux qui ont éclairé et qui ont vécu, où sont les penseurs, les martyrs, les apôtres, les prophètes, les précurseurs, les libérateurs. Tu vas voir tous ces grands cœurs flamboyants dans la forme radieuse que leur a donnée la mort. Écoute, tu diras à Jean-Jacques que la raison humaine est battue de verges ; tu diras à Becca- ria que la loi en est venue à ce degré de honte qu’elle se cache pour tuer ; tu diras à Mirabeau que Quatrevingt-neuf est lié au pilori ; tu diras à Danton que le territoire est envahi par une horde pire que l’étranger ; tu diras à Saint-Just que le peuple n’a pas le droit de parler ; tu diras à Marceau que l’armée n’a pas le droit de penser ; tu diras à Robespierre que la République est poignardée ; tu diras à Camille Des- moulins que la justice est morte ; et tu leur diras à tous que tout est bien, et qu’en France une intrépide légion combat plus ardemment que jamais, et que, hors de France, nous, les sacrifiés volontaires, nous, la poignée des proscrits survivants, nous tenons toujours, et que nous sommes là, résolus à ne jamais nous rendre, debout sur cette grande brèche qu’on appelle l’exil, avec nos convictions et avec leurs fantômes !

VI AUX MARINS DE LA MANCHE
J’ai reçu, des mains de l’honorable capitaine Harvey, la lettre collective que vous m’adressez ; vous me remerciez d’avoir dédié, d’avoir donné à cette mer de la Manche, un livre. [Note : Les Travailleurs de la mer .] O vaillants hommes, vous faites plus que de lui donner un livre, vous lui donnez votre vie.

Vous lui donnez vos jours, vos nuits, vos fatigues, vos insomnies, vos courages ; vous lui donnez vos bras, vos cœurs, les pleurs de vos femmes qui tremblent pen- dant que vous luttez, l’adieu des enfants, des fiancées, des vieux parents, les fu- mées de vos hameaux envolées dans le vent ; la mer, c’est le grand danger, c’est le grand labeur, c’est la grande urgence ; vous lui donnez tout ; vous acceptez d’elle cette poignante angoisse, l’effacement des côtes ; chaque fois qu’on part, question lugubre, reverra-t-on ceux qu’on aime ? La rive s’en va comme un décor de théâtre qu’une main emporte. Perdre terre, quel mot saisissant ! on est comme hors des vivants. Et vous vous dévouez, hommes intrépides. Je vois parmi vos signatures les noms de ceux qui, dernièrement, à Dungeness, ont été de si héroïques sauveteurs [note : Aldridge et Windham.]. Rien ne vous lasse. Vous rentrez au port, et vous repartez.

Votre existence est un continuel défi à l’écueil, au hasard, à la saison, aux pré- cipices de l’eau, aux pièges du vent. Vous vous en allez tranquilles dans la for- midable vision de la mer ; vous vous laissez écheveler par la tempête ; vous êtes les grands opiniâtres du recommencement perpétuel ; vous êtes les rudes labou- reurs du sillon bouleversé ; là, nulle part la limite et partout l’aventure ; vous al- lez dans cet infini braver cet inconnu ; ce désert de tumulte et de bruit ne vous fait pas peur ; vous avez la vertu superbe de vivre seuls avec l’océan dans la ron- deur sinistre de l’horizon ; l’océan est inépuisable et vous êtes mortels, mais vous ne le redoutez pas ; vous n’aurez pas son dernier ouragan et il aura votre dernier souffle. De là votre fierté, je la comprends. Vos habitudes de témérité ont com- mencé dès l’enfance, quand vous couriez tout nus sur les grèves ; mêlés aux vastes plis des marées montantes et brunis par le hâle, grandis par la rafale, vieillis dans les orages, vous ne craignez pas l’océan, et vous avez droit à sa familiarité fa- rouche, ayant joué tout petits avec son énormité.

Vous me connaissez peu. Je suis pour vous une silhouette de l’abîme debout au loin sur un rocher. Vous apercevez par instants dans la brume cette ombre, et vous passez. Pourtant, à travers vos fracas de houles et de bourrasques, l’espèce de vague rumeur que peut faire un livre est venue jusqu’à vous. Vous vous tournez vers moi entre deux tempêtes et vous me remerciez.

Je vous salue.

Je vais vous dire ce que je suis. Je suis un de vous. Je suis un matelot, je suis un combattant du gouffre. J’ai sur moi un déchaînement d’aquilons. Je ruisselle et je grelotte, mais je souris, et quelquefois comme vous je chante. Un chant amer. Je suis un guide échoué, qui ne s’est pas trompé, mais qui a sombré, à qui la boussole donne raison et à qui l’ouragan donne tort, qui a en lui la quantité de certitude que produit la catastrophe traversée, et qui a droit de parler aux pilotes avec l’autorité du naufragé. Je suis dans la nuit, et j’attends avec calme l’espèce de jour qui vien- dra, sans trop y compter pourtant, car si Après-demain est sûr, Demain ne l’est pas ; les réalisations immédiates sont rares, et, comme vous, j’ai plus d’une fois, sans confiance, vu poindre la sinistre aurore. En attendant, je suis comme vous dans la tourmente, dans la nuée, dans le tonnerre ; j’ai autour de moi un perpé- tuel tremblement d’horizon, j’assiste au va-et-vient de ce flot qu’on appelle le fait ; en proie aux événements comme vous aux vents, je constate leur démence appa- rente et leur logique profonde ; je sens que la tempête est une volonté, et que ma conscience en est une autre, et qu’au fond elles sont d’accord ; et je persiste, et je résiste, et je tiens tête aux despotes comme vous aux cyclones, et je laisse hurler autour de moi toutes les meutes du cloaque et tous les chiens de l’ombre, et je fais mon devoir, pas plus ému de la haine que vous de l’écume.

Je ne vois pas l’étoile, mais je sais qu’elle me regarde, et cela me suffît. Voilà ce que je suis. Aimez-moi.
Continuons. Faisons notre tâche ; vous de votre côté, moi du mien ; vous parmi les flots, moi parmi les hommes. Travaillons aux sauvetages. Oui, accomplissons notre fonction qui est une tutelle ; veillons et surveillons, ne laissons se perdre au- cun signal de détresse, tendons la main à tous ceux qui s’enfoncent, soyons les vigies du sombre espace, ne permettons pas que ce qui doit disparaître revienne, regardons fuir dans les ténèbres, vous le vaisseau-fantôme, moi le passé. Prou- vons que le chaos est navigable. Les surfaces sont diverses, et les agitations sont innombrables, mais il n’y a qu’un fond, qui est Dieu. Ce fond, je le touche, moi qui vous parle. Il s’appelle la vérité et la justice. Qui tombe pour le droit tombe dans le vrai. Ayons cette sécurité. Vous suivez la boussole, je suis la conscience. O in- trépides lutteurs, mes frères, ayons foi, vous dans l’onde, moi dans la destinée. Où sera la certitude si ce n’est dans cette mobilité soumise au niveau ? Votre devoir est identique au mien. Combattons, recommençons, persévérons, avec cette pen- sée que la haute mer se prolonge au delà de la vue humaine, que, même hors de la vie, l’immense navigation continue, et qu’un jour nous constaterons la ressem- blance de l’océan où sont les vagues avec la tombe où sont les âmes. Une vague qui pense, c’est l’âme humaine.

VICTOR HUGO.

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