Actes et paroles – Pendant l’exil

III CINQUIÈME ANNIVERSAIRE DU 24 FÉVRIER 1848
24 février 1854. Citoyens,

Une date, c’est une idée qui se fait chiffre ; c’est une victoire qui se condense et se résume dans un nombre lumineux, et qui flamboie à jamais dans la mémoire des hommes.

Vous venez de célébrer le 24 Février 1848 ; vous avez glorifié la date passée ; permettez-moi de me tourner vers la date future.

Permettez-moi de me tourner vers cette journée, sœur encore ignorée du 24 Février, qui donnera son nom à la prochaine révolution, et qui s’identifiera avec elle.

Permettez-moi d’envoyer à la date future toutes les aspirations de mon âme. Qu’elle ait autant de grandeur que la date passée, et qu’elle ait plus de bonheur !
Que les hommes pour qui elle resplendira soient fermes et purs, qu’ils soient bons et grands, qu’ils soient justes, utiles et victorieux, et qu’ils aient une autre récompense que l’exil !

Que leur sort soit meilleur que le nôtre !

Citoyens ! que la date future soit la date définitive !
Que la date future continue l’œuvre de la date passée, mais qu’elle l’achève ! Que, comme le 24 Février, elle soit radieuse et fraternelle ; mais qu’elle soit hardie et qu’elle aille au but ! qu’elle regarde l’Europe de la façon dont Danton la re- gardait !

Que, comme Février, elle abolisse la monarchie en France, mais qu’elle l’abo- lisse aussi sur le continent ! qu’elle ne trompe pas l’espérance ! que partout elle substitue le droit humain au droit divin ! qu’elle crie aux nationalités : debout ! Debout, Italie ! debout, Pologne ! debout, Hongrie ! debout, Allemagne, debout, peuples, pour la liberté ! Qu’elle embouche le clairon du réveil ! qu’elle annonce le lever du jour ! que, dans cette halte nocturne où gisent les nations engourdies par je ne sais quel lugubre sommeil, elle sonne la diane des peuples !

Ah ! l’instant s’avance ! je vous l’ai déjà dit et j’y insiste, citoyens ! dès que les chocs décisifs auront lieu, dès que la France abordera directement la Russie et l’Autriche et les saisira corps à corps, quand la grande guerre commencera, ci- toyens ! vous verrez la révolution luire. C’est à la révolution qu’il est réservé de frapper les rois du continent. L’empire est le fourreau, la république est l’épée.

Donc, acclamons la date future ! acclamons la révolution prochaine ! souhai- tons la bienvenue à cet ami mystérieux qui s’appelle demain !

Que la date future soit splendide ! que la prochaine révolution soit invincible ! qu’elle fonde les États-Unis d’Europe !

Que, comme Février, elle ouvre à deux battants l’avenir, mais qu’elle ferme à ja- mais l’abominable porte du passé ! que de toutes les chaînes des peuples elle forge à cette porte, un verrou ! et que ce verrou soit énorme comme a été la tyrannie !

Que, comme Février, elle relève et place sur l’autelle sublime trépied Liberté- Égalité-Fraternité, mais que sur ce trépied elle allume, de façon à en éclairer toute la terre, la grande flamme Humanité !

Qu’elle en éblouisse les penseurs, qu’elle en aveugle les despotes !

Que, comme Février, elle renverse l’échafaud politique relevé par le Bonaparte de décembre, mais qu’elle renverse aussi l’échafaud social ! Ne l’oublions pas ci- toyens, c’est sur la tête du prolétaire que l’échafaud social suspend son couperet. Pas de pain dans la famille, pas de lumière dans le cerveau ; de là la faute, de là la chute, de là le crime.

Un soir, à la nuit tombante, je me suis approché d’une guillotine qui venait de travailler dans la place de Grève. Deux poteaux soutenaient le couperet encore fu- mant. J’ai demandé au premier poteau : Comment t’appelles-tu ? il m’a répondu : Misère. J’ai demandé au deuxième poteau : Comment t’appelles-tu ? Il m’a ré- pondu : Ignorance.

Que la révolution prochaine, que la date future, arrache ces poteaux et brise cet échafaud !

Que, comme Février, elle confirme le droit de l’homme, mais qu’elle proclame le droit de la femme et qu’elle décrète le droit de l’enfant ; c’est-à-dire l’égalité pour l’une et l’éducation pour l’autre !

Que, comme Février, elle répudie la confiscation et les violences, qu’elle ne dé- pouille personne ; mais qu’elle dote tout le monde ! qu’elle ne soit pas faite contre les riches, mais qu’elle soit faite pour les pauvres ! Oui ! que, par une immense réforme économique, par le droit du travail mieux compris, par de larges insti- tutions d’escompte et de crédit, par le chômage rendu impossible, par l’aboli- tion des douanes et des frontières, par la circulation décuplée, par la suppres- sion des armées permanentes, qui coûtent à l’Europe quatre milliards par an, sans compter ce que coûtent les guerres, par la complète mise en valeur du sol, par un meilleur balancement de la production et de la consommation, ces deux batte- ments de l’artère sociale, par l’échange, source jaillissante de vie, par la révolution monétaire, levier qui peut soulever toutes les indigences, enfin, par une gigan- tesque création de richesses toutes nouvelles que dès à présent la science entre- voit et affirme, elle fasse du bien-être matériel, intellectuel et moral la dotation universelle !

Qu’elle broie, écrase, efface, anéantisse, toutes les vieilles institutions désho- norées, c’est là sa mission politique ; mais qu’elle fasse marcher de front sa mis- sion sociale et qu’elle donne du pain aux travailleurs ! Qu’elle préserve les jeunes âmes de l’enseignement,-je me trompe,-de l’empoisonnement jésuitique et cléri- cal, mais qu’elle établisse et constitue sur une base colossale l’instruction gratuite et obligatoire ! Savez-vous, citoyens, ce qu’il faut à la civilisation, pour qu’elle de- vienne l’harmonie ? Des ateliers, et des ateliers ! des écoles, et des écoles ! L’atelier et l’école, c’est le double laboratoire d’où sort la double vie, la vie du corps et la vie de l’intelligence. Qu’il n’y ait plus de bouches affamées ! qu’il n’y ait plus de cerveaux ténébreux ! Que ces deux locutions, honteuses, usuelles, presque pro- verbiales, que nous avons tous prononcées plus d’une fois dans notre vie :- cet homme n’a pas de quoi manger ;-cet homme ne sait pas lire ;-que ces deux locu- tions, qui sont comme les deux lueurs de la vieille misère éternelle, disparaissent du langage humain !

Qu’enfin, comme le 24 Février, la grande date future, la révolution prochaine, fasse dans tous les sens des pas en avant, mais qu’elle ne fasse point un pas en arrière ! qu’elle ne se croise pas les bras avant d’avoir fini ! que son dernier mot soit : suffrage universel, bien-être universel, paix universelle, lumière universelle !

Quand on nous demande : qu’entendez-vous par République Universelle ? nous entendons cela. Qui en veut ? ( Cri unanime :-Tout le monde !)

Et maintenant, amis, cette date que j’appelle, cette date qui, réunie au grand 24 Février 1848 et à l’immense 22 septembre 1792, sera comme le triangle de feu de la révolution, cette troisième date, cette date suprême, quand viendra-t-elle ? quelle année, quel mois, quel jour illustrera-t-elle ? de quels chiffres se composera-t-elle dans la série ténébreuse des nombres ? sont-ils loin ou près de nous, ces chiffres encore obscurs et destinés à une si prodigieuse lumière ? Citoyens, déjà, dès à pré- sent, à l’heure où je parle, ils sont écrits sur une page du livre de l’avenir, mais cette page-là, le doigt de Dieu ne l’a pas encore tournée. Nous ne savons rien, nous mé- ditons, nous attendons ; tout ce que nous pouvons dire et répéter, c’est qu’il nous semble que la date libératrice approche. On ne distingue pas le chiffre, mais on voit le rayonnement.

Proscrits ! levons nos fronts pour que ce rayonnement les éclaire !

Levons nos fronts, pour que, si les peuples demandent :-Qu’est-ce donc qui blanchit de la sorte le haut du visage de ces hommes ?-on puisse répondre :-C’est la clarté de la révolution qui vient !

Levons nos fronts, proscrits, et, comme nous l’avons fait si souvent dans notre confiance religieuse, saluons l’avenir !

L’avenir a plusieurs noms.

Pour les faibles, il se nomme l’impossible ; pour les timides, il se nomme l’in- connu ; pour les penseurs et pour les vaillants, il se nomme l’idéal.

L’impossible ! L’inconnu !
Quoi ! plus de misère pour l’homme, plus de prostitution pour la femme, plus d’ignorance pour l’enfant, ce serait l’impossible !

Quoi ! les États-Unis d’Europe, libres et maîtres chacun chez eux, mus et reliés par une assemblée centrale, et communiant à travers les mers avec les États-Unis d’Amérique, ce serait l’inconnu !

Quoi ! ce qu’a voulu Jésus-Christ, c’est l’impossible ! Quoi ! ce qu’a fait Washington, c’est l’inconnu !
Mais on nous dit :-Et la transition ! et les douleurs de l’enfantement ! et la tem- pête du passage du vieux monde au monde nouveau ! un continent qui se trans- forme ! l’avatar d’un continent ! Vous figurez-vous cette chose redoutable ? la ré- sistance désespérée des trônes, la colère des castes, la furie des armées, le roi dé- fendant sa liste civile, le prêtre défendant sa prébende, le juge défendant sa paie, l’usurier défendant son bordereau, l’exploiteur défendant son privilège, quelles ligues ! quelles luttes ! quels ouragans ! quelles batailles ! quels obstacles ! Préparez vos yeux à répandre des larmes ; préparez vos veines à verser du sang ! arrêtez- vous ! reculez ! …-Silence aux faibles et aux timides ! l’impossible, cette barre de fer rouge, nous y mordrons ; l’inconnu, ces ténèbres, nous nous y plongerons ; et nous te conquerrons, idéal !

Vive la révolution future !

IV APPEL AUX CONCITOYENS
14 juin 1854.

Il devient urgent d’élever la voix et d’avertir les cœurs fidèles et généreux. Que ceux qui sont dans le pays se souviennent de ceux qui sont hors du pays. Nous, les combattants de la proscription, nous sommes entourés de détresses héroïques et inouïes. Le paysan souffre loin de son champ, l’ouvrier souffre loin de son atelier ; pas de travail, pas de vêtements, pas de souliers, pas de pain ; et au milieu de tout cela des femmes et des enfants ; voilà où en sont une foule de proscrits. Nos com- pagnons ne se plaignent pas, mais nous nous plaignons pour eux. Les despotes,
M. Bonaparte en tête, ont fait ce qu’il faut, la calomnie, la police et l’intimidation aidant, pour empêcher les secours d’arriver à ces inébranlables confesseurs de la démocratie et de la liberté. En les affamant, on espère les dompter. Rêve. Ils tom- beront à leur poste.

En attendant, le temps se passe, les situations s’aggravent, et ce qui n’était que de la misère devient de l’agonie. Le dénûment, la nostalgie et la faim déciment l’exil. Plusieurs sont morts déjà. Les autres doivent-ils mourir ?

Concitoyens de la république universelle, secourir l’homme qui souffre, c’est le devoir ; secourir l’homme qui souffre pour l’humanité, c’est plus que le devoir.

Vous tous qui êtes restés dans vos patries et qui avez du moins ces deux choses qui font vivre, le pain et l’air natal, tournez vos yeux vers cette famille de l’exil qui lutte pour tous et qui ébauche dans les douleurs et dans l’épreuve la grande famille des peuples.

Que chacun donne ce qu’il pourra. Nous appelons nos frères au secours de nos frères.

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