Actes et paroles – Pendant l’exil

Chapitre 19

1853 – CALOMNIES IMPÉRIALES – LETTRE DE CHARLES HUGO
La lettre qui suit, adressée aux journaux honnêtes hors de France, donne une idée des calomnies de la presse bonapartiste contre les proscrits :

« Jersey, 2 juin 1853.

« Monsieur le rédacteur,

« Le journal la Patrie a publié l’article suivant, reproduit par les journaux offi- ciels des départements et que je lis dans l’ Union de la Sarthe, du 11 mai.

« Il vient de se passer à Jersey un fait qui mérite d’être rapporté à titre d’ensei- gnement. Un français, interné dans l’île, étant mort, M. Victor Hugo a prononcé sur sa tombe un discours qui a été imprimé dans le journal du pays, et dans le- quel il a représenté la France comme étant en ce moment couverte d’échafauds politiques. On nous écrit que ce mensonge grossier, d’après lequel il n’y a plus à réclamer pour son auteur que le séjour d’une maison d’aliénés, a produit une si grande indignation parmi les habitants de Jersey, toujours si calmes, qu’une pé- tition a été rédigée et couverte de signatures pour demander qu’on interdise les manifestations de ce genre que font sans cesse les réfugiés français, et qui ins- pirent à la population entière le plus profond dégoût.

« CH. SCHILLER. »

« Cet article contient deux allégations, l’une concernant le discours de M. Victor Hugo, l’autre concernant l’effet qu’il aurait produit à Jersey.

« Pour ce qui est du discours, la réponse est simple. Puisque ce discours,-dans lequel M. Victor Hugo, au nom des proscrits de Jersey, qui lui en avaient donné la mission, et avec l’adhésion de la proscription républicaine tout entière, a déclaré que les proscrits républicains, fidèles au grand précédent de Février, abjuraient à jamais, quel que fût l’avenir, toute idée d’échafauds politiques et de représailles sanglantes,-puisque ce discours a causé, au dire de la Patrie , une si grande indi- gnation à Jersey, il n’excitera certainement pas moins d’indignation en France, et la Patrie ne saurait mieux faire que de le reproduire. Nous l’en défions.

« Je mets à la poste aujourd’hui même, à l’adresse du rédacteur de la Patrie , un exemplaire du discours.

« Quant à l’effet produit à Jersey, pour toute réponse, je me borne aux faits. Il y a quatre journaux à Jersey écrits en français. Ces journaux sont : la Chronique de Jersey , l’ Impartial de Jersey , le Constitutionnel (de Jersey), la Patrie (de Jersey). Ces quatre journaux ont tous publié textuellement le discours de mon père et ont constaté le jour même l’effet produit par ce discours. Je les cite :

« La Chronique dit :

« Un puissant intérêt s’attachait à la cérémonie. On savait que M. Victor Hugo devait prendre la parole en cette occasion, et chacun voulait entendre cette grande et puissante voix. Aussi, longtemps avant l’arrivée du convoi funèbre, un grand concours de personnes, venues de la ville à pied et en voitures, se pressait déjà autour de la tombe. La procession, en entrant dans le cimetière, a fait le tour de la fosse creusée pour recevoir la dépouille du défunt, et le corps ayant été déposé dans sa dernière demeure, tout le monde s’est découvert, et c’est au milieu du silence le plus solennel que M. Hugo a prononcé, d’une voix fortement accentuée, l’admirable discours que nous reproduisons ici : »

(Suit le discours.)

« Tous les proscrits ont répété ce cri ; puis chacun d’eux est venu, morne et silen- cieux, déposer une poignée de terre sur la bière de leur défunt frère. Le discours prononcé dans cette occasion fera époque dans les annales du petit cimetière des Indépendants de la paroisse de Saint-Jean. Le jour viendra où l’on montrera aux étrangers l’endroit où Victor Hugo, le grand orateur, le grand poëte, adressa à ses frères exilés les nobles et touchantes paroles qui vont avoir un retentissement uni- versel et seront soigneusement recueillies par l’histoire. »

« Le Constitutionnel (de Jersey), après avoir reproduit le discours, dit :

« Un grand nombre de jersiais, venus au cimetière de Saint-Jean, ont été heu- reux d’entendre un pareil langage dans la bouche de notre hôte illustre. »

« La Patrie (de Jersey) fait précéder le discours des lignes que voici :

« Le convoi s’est acheminé vers Saint-Jean, dans le plus grand ordre et dans un silence religieux.

« Là, en présence d’une foule nombreuse venue pour entendre sa parole, M. Victor Hugo a prononcé le beau discours que nous reproduisons. »

« Enfin l’Impartial :

« Le cadavre, retiré du corbillard, fut porté à bras sur le bord de la fosse, et quand il y eut été descendu et avant qu’on le couvrit de terre, Victor Hugo, que chacun était si impatient d’entendre, prononça, au milieu du plus religieux silence et de plus de quatre cents auditeurs, de cette voix mâle avec laquelle il défendait la ré- publique, avec cet accent irrésistible qui est le résultat de la conviction, de la foi dans ses opinions, Victor Hugo, disons-nous, prononça le discours suivant, dont la gravité s’augmentait encore du lieu où il était prononcé et des circonstances. Aussi fut-il écouté avec une avidité que nous ne saurions dépeindre et qui ne peut être comparée qu’à la vive impression qu’il produisit. »

« Ce dernier journal, l’Impartial de Jersey , se faisait du reste une idée assez juste de la bonne foi d’une certaine espèce de journaux en France ; seulement, dans cette occasion, il attribuait à tort au Constitutionnel une idée qui ne devait ve- nir qu’à la Patrie . Voici ce que disait, en publiant le discours de mon père et en rendant compte de l’effet produit, l’ Impartial :

« Le véridique Constitutionnel de Paris nous dira sans doute, dans quelques jours, combien il aura fallu employer de sergents de ville et de gendarmes pour maintenir le bon ordre, durant les funérailles de Jean Bousquet, le second proscrit du 2 décembre qui meurt depuis dix jours ; il nous racontera, bien certainement, avec sa franchise et sa loyauté habituelles, combien les autorités auront été obli- gées d’appeler de bataillons pour réprimer l’émeute excitée par les chaleureuses paroles du grand orateur, par cette voix si puissante et si émouvante. »

« Je pourrais, monsieur le rédacteur, borner là cette réponse ; permettez-moi pourtant d’ajouter encore, non une réflexion, mais un fait. Le journal la Patrie
, qui insulte aujourd’hui mon père proscrit, publia, il y a deux ans, au mois de juillet 1851, un article injurieux contre l’ Événement . Nous fîmes demander à la Patrie ou une rétractation ou une réparation par les armes ; la Patrie préféra une rétractation. Elle s’exécuta en ces termes :

« En présence des explications échangées entre les témoins de M. Charles Hugo et ceux de M. Mayer, M. Mayer déclare retirer purement et simplement son ar- ticle. »

« On remarquera que le rédacteur de la Patrie , auteur de l’offense et endosseur de la rétractation, se nomme M. Mayer ; il a fait plus tard un acte de courage ; il a publié, à Paris, en décembre 1851, l’ouvrage intitulé : HISTOIRE DU 2 DÉCEMBRE.

« En 1851, la Patrie insultait, puis se rétractait ; nous étions présents. Aujour- d’hui, la Patrie recommence ses insultes ; nous sommes absents.

« Vous voudrez sans doute, monsieur le rédacteur, aider la proscription à re- pousser la calomnie et prêter votre publicité à cette lettre.

« Recevez, je vous prie, avec tous mes remercîments, l’assurance de ma vive et fraternelle cordialité.

« CHARLES HUGO. »

1854 AFFAIRE TAPNER
Nous extrayons de la Nation du 8 février ce qui suit :

« Nous revenons une dernière fois, pour le mouvement mémorable qui l’a pré- cédée, sur l’exécution de Tapner.

« Le 10 janvier, Victor Hugo adresse à la population de Guernesey l’appel de la démocratie. La parole chrétienne du proscrit républicain est entendue ; elle re- tentit dans toutes les âmes. Sept cents citoyens anglais adressent à la reine une demande en grâce en faveur du condamné.

« Le 21, la Chronique de Jersey annonce que le jeudi, 19, la pétition, prise en considération par la cour, a été renvoyée au secrétaire d’état. Lord Palmerston avait accordé un sursis de huit jours. Commencement de triomphe pour la dé- mocratie et espérance d’un triomphe complet sur le bourreau, dans cette circons- tance solennelle.

« Dans leur demande en grâce, en réponse à l’appel de Victor Hugo, les sept cents citoyens anglais proclamaient le principe de l’inviolabilité de la vie humaine. La peine de mort , disaient-ils, doit être abolie .

« Le 28, le Star de Guernesey nous apportait la sentence de Tapner, disant que l’exécution aurait lieu le 3 février. Et le 3 février Tapner était pendu ( le 10 février, après nouveau sursis ).

« La démocratie avait compté sans l’ambassadeur de M. Bonaparte à Londres.

« Cette lutte autour d’un gibet ne saurait être oubliée dans les annales du temps.

« Avec Tapner à Guernesey, c’est le monde païen qui nous semble monter au gibet. La révolution prochaine a, par l’organe de Victor Hugo, fait entendre à la société nouvelle la voix de l’avenir et porté la sentence de l’humanité contre les lois de sang de la société monarchique.

« Le bourreau anglais a eu une nouvelle tête d’homme, mais la démocratie a, du haut des rochers de l’exil, flétri le bourreau et remporté sur lui une de ces victoires morales que ne balance pas la tête d’un assassin.

« L’ambassadeur de l’empire a gagné la cause du gibet auprès de lord Palmers- ton ; mais le représentant de la république a gagné devant l’Europe la cause de l’avenir. Quand pour un prout on le tue, la corde autoure de sa langue car il parla trop. N’est-ce pas là la preuve d’une débilité de sa part ? ?

« A qui l’honneur de la journée ?

« A qui la responsabilité d’une nouvelle strangulation d’homme ?

« Et qui des deux, devant le cadavre de Tapner, aura eu droit de regarder l’autre en face, de Victor Hugo ou de M. Waleski, de la démocratie proscrite ou de l’empire debout, et assez puissant pour attacher un cadavre humain en trophée au gibet de Guernesey ? »

On lit dans l’ Homme , du 15 février :

« C’est assez l’habitude des gouvernements et des puissances de la terre de re- pousser la prière des idées, ces grandes suppliantes. Tout ce qui est autorité, pou- voir, état, est en général fort avare soit de libertés à fonder, soit de grâces à ré- pandre : la force est jalouse ; et quand elle n’égorge pas comme à Paris, de haute lutte, ou par guet-apens, elle a, comme à Londres, ses petites fins de non-recevoir, ses nécessités politiques, ses justices légales.

« Il arrive parfois, pourtant, que cela coûte cher, et que l’autorité qui ne sait pas le pardon est cruellement châtiée, c’est lorsqu’un grand esprit profondément humain veille derrière les échafauds, derrière les gouvernements.

« Ainsi, l’homme qu’on vient de pendre à Guernesey, Victor Hugo l’avait dé- fendu vivant ; il l’avait abrité, quand il était déjà dans le froid de la mort, sous la pitié sainte ; il avait jeté, sur cette misère souillée de crimes, la riche hermine de l’espérance et la grande charte de l’inviolabilité qui permet l’expiation et le re- pentir. Mais à Londres la puissance est restée sourde à cette voix, comme aux sept cents échos qu’elle avait éveillés dans la petite île émue, et l’on a pendu Tapner, après trois sursis qui, pour cet homme de la mort, avaient été trois renaissances, trois aurores ! Eh bien, voilà maintenant qu’aussi tenace que la loi, l’esprit ven- geur de la philosophie revient, se penche sur le cadavre encore tout chaud, sonde les plaies, raconte les luttes terribles de cette agonie désespérée, ses bonds, ses gestes, ses convulsions suprêmes, ses regards presque éteints à travers le sang, et les pitiés indignées de la foule et ses anathèmes !

« Qu’aura gagné la loi, qu’aura gagné le gouvernement, dites-le-nous, qu’aura gagné l’exemple à cette exécution qui n’a pas osé affronter la grande place, pu- blique et libre, qui par ses détails hideux rappelle à tous les tragédies de l’abattoir, et qu’un formidable réquisitoire vient de dénoncer au monde ?

« Ces pages éloquentes, nous le savons, n’emporteront point la peine de mort et ne rendront pas à la vie le condamné que la justice vient d’abattre ; mais le gibet de Guernesey sera vu de tous les points de la terre ; mais la conscience humaine, qu’avaient peut-être endormie les succès du crime, sera de nouveau remuée dans toutes ses profondeurs, et tôt ou tard, la corde de Tapner cassera, comme au siècle dernier se brisa la roue, sous Calas.

« Quant à nous, gens de la religion nouvelle, quels que puissent être l’avenir et les destinées, nous sommes heureux et fiers que de tels actes et de si grandes pa- roles sortent de nos rangs ; c’est une espérance, c’est une joie, c’est pour nous une consolation suprême, puisque la patrie nous est fermée, de voir l’idée française rayonner ainsi sur nos tentes de l’exil, l’idée de France n’est-ce pas encore le soleil de France ?

« Et voyez ; pour que l’enseignement, sans doute, soit entier et décisif, comme les rôles s’éclairent ! Liée par les textes, il faut le reconnaître, la justice condamne ; souveraine et libre, la politique maintient, elle assure son cours à la loi de sang ; apôtres de charité, missionnaires de miséricorde, les prêtres de toutes les religions se dérobent, ils n’arrivent que pour l’agonie ;-et qui vient à la grâce ? L’opinion publique ;-et qui la demande ? Un proscrit. Honneur à lui !

« Ainsi, d’une part, les religions et les gouvernements ; de l’autre, les peuples et les idées ; avec nous la vie, avec eux la mort. Les destins s’accompliront !

« CH. RIBEYROLLES. »

On lit dans la Nation du 12 avril 1854 :

« L’affaire Tapner, dont le retentissement a été si grand, vient d’avoir en Amé- rique une conséquence des plus frappantes et des plus inattendues. Nous livrons le fait à la méditation des esprits sérieux.

« Dans les premiers jours de février dernier, un nommé Julien fut condamné à mort à Québec (Canada), pour assassinat sur la personne d’un nommé Pierre Dion, son beau-père. C’est en ce moment-là précisément que les journaux d’Eu- rope apportèrent au Canada la lettre adressée au peuple de Guernesey, par Victor Hugo, pour demander la grâce de Tapner.

« Le Moniteur canadien du 16 février, que nous avons sous les yeux, publia l’adresse de Victor Hugo aux Guernesiais, et la fit suivre de la réflexion qu’on va lire. Nous citons :

« Cette sublime réfutation de la peine de mort ne vient-elle pas à propos pour enseigner la conduite qu’on devrait tenir envers le malheureux assassin de Pierre Dion ? »

« Voici maintenant ce que, à quelques jours de distance, nous lisons dans le Pays de Montréal :

« La sentence de mort prononcée contre Julien, pour le meurtre de son beau- père, à Québec, a été commuée en une détention perpétuelle dans le pénitentiaire provincial. »

« Et le journal canadien ajoute :

« Victor Hugo avait élevé sa voix éloquente, juste au moment où la vie et la mort de Julien étaient dans la balance.

« Tous ceux qui aiment et respectent l’humanité ; tous ceux qui voient l’expia- tion du crime, non dans un meurtre de sang-froid, mais dans de longues heures de repentir accordées au coupable, ont appris avec bonheur la nouvelle d’un évé- nement qui règle implicitement une haute question de philosophie sociale.

« On peut dire qu’au Canada la peine de mort est, de fait, abolie. »

« Sainte puissance de la pensée ! elle va s’élargissant comme les fleuves ; filet d’eau à sa source, océan à son embouchure ; souffle à deux pas, ouragan à deux mille lieues. La même parole qui, partie de Jersey, semble n’avoir pu ébranler le gibet de Guernesey, passe l’Atlantique et déracine la peine de mort au Canada. Victor Hugo ne peut rien en Europe pour Tapner qui agonise sous ses yeux, et il sauve en Amérique Julien qu’il ne connaît pas. La lettre écrite pour Guernesey arrive à son adresse à Québec.

« Disons à l’honneur des magistrats du Canada que le procureur général, qui avait condamné à mort Julien, s’est chaudement entremis pour que la condam- nation ne fût pas exécutée ; et glorifions le digne gouverneur du bas Canada, le général Rowan, qui a compris et consacré le progrès. Avec quel sentiment de de- voir accompli et de responsabilité évitée il doit lire en ce moment même la lettre à lord Palmerston par laquelle Victor Hugo a clos sa lutte au pied du gibet de Guer- nesey.

« Une chose plus grande encore que le fait lui-même résulte pour nous de ce que nous venons de raconter. A l’heure qu’il est, ce que l’autorité et le despotisme étouffent sur un continent renaît à l’instant même sur l’autre ; et cette même pul- sation du grand cœur de l’humanité qu’on comprimait à Guernesey, a son contre- coup au Canada. Grâce à la démocratie, grâce à la pensée, grâce à la presse, le moment approche où le genre humain n’aura plus qu’une âme. »

SAUVAGERIES DE LA GUERRE DE CRIMÉE
Extrait d’une lettre du 16 septembre 1854 :

« Un événement très extraordinaire qui mérite une sévère censure a eu lieu hier vendredi. Signal fut fait du vaisseau l’Empereur à tous les navires d’envoyer leurs malades à bord du Kanguroo . Dans le cours de la journée, ce dernier fut entouré par des centaines de bateaux chargés d’hommes malades et promptement rempli jusqu’à suffocation ( speedily crowded to suffocation ). Avant la soirée il conte- nait environ quinze cents invalides de tout rang souffrant à bord. Le spectacle qui s’offrait était épouvantable ( appalling ) et les détails en sont trop effrayants pour que j’y insiste. Quand l’heure d’appareiller fut venue, le Kanguroo , en réplique à l’ordre de partir, hissa le signal : « C’est une tentative dangereuse. »( It is a dange- rous experiment. ) L’Empereur répondit par signal : « Que voulez-vous dire ? »Le Kanguroo riposta : « Le navire ne peut pas manœuvrer. »( The ship is unmana- geable. ) Toute la journée, le Kanguroo resta à l’ancre avec ce signal : « Envoyez des bateaux au secours. »A la fin, des ordres furent donnés pour transporter une partie de ce triste chargement sur d’autres navires partant aussi pour Constanti- nople.

« Beaucoup de morts ont eu lieu à bord ; il y a eu bien des scènes déchirantes, mais, hélas ! il ne sert à rien de les décrire. Il est évident, toutefois, que ni à bord ni à terre le service médical n’est suffisant. J’ai vu, de mes yeux , des hommes mourir sur le rivage, sur la ligne de marche et au bivouac, sans aucun secours médical ; et cela à la portée d’une flotte de cinq cents voiles, en vue des quartiers généraux ! Nous avons besoin d’un plus grand nombre de chirurgiens, et sur la flotte et dans l’armée ; souvent, trop souvent, le secours médical fait entièrement défaut, et il arrive fréquemment trop tard. »

( Times du samedi 30 septembre 1854.)

Extrait d’une lettre de Constantinople, du 28 septembre 1854 :

« Il est impossible pour personne d’assister aux tristes scènes de ces derniers jours, sans être surpris et indigné de l’insuffisance de notre service médical. La manière dont nos blessés et nos malades sont traités n’est digne que des sauvages de Dahomey. Les souffrances à bord du Vulcain ont été cruelles. Il y avait là trois cents blessés et cent soixante-dix cholériques, et tout ce monde était assisté par quatre chirurgiens ! C’était un spectacle effrayant. Les blessés prenaient les chi- rurgiens par le pan de leur habit quand ceux-ci se frayaient leur chemin à tra- vers des monceaux de morts et de mourants ; mais les chirurgiens leur faisaient lâcher prise ! On devait s’attendre, avec raison peut-être, à ce que les officiers re- cevraient les premiers soins et absorberaient sans doute à eux seuls l’assistance des quatre hommes de l’art ; c’était donc nécessairement se mettre en défaut que d’embarquer des masses de blessés sans avoir personne pour leur donner les se- cours de la chirurgie et pour suffire même à leurs besoins les plus pressants. Un grand nombre sont arrivés à Scutari sans avoir été touchés par le chirurgien, de- puis qu’ils étaient tombés, frappés des balles russes, sur les hauteurs de l’Alma. Leurs blessures étaient tendues (stiff) et leurs forces épuisées quand on les a his- sés des bateaux pour les transporter à l’hôpital, où heureusement ils ont pu obte- nir les secours de l’art.

« Mais toutes ces horreurs s’effacent, comparées à l’état des malheureux pas- sagers du Colombo . Ce navire partit de la Crimée le 24 septembre. Les blessés avaient été embarqués deux jours avant de mettre à la voile ; et, quand on leva l’ancre, le bateau emportait vingt-sept officiers blessés, quatre cent vingt-deux soldats blessés et cent quatre prisonniers russes ; en tout, cinq cent cinquante- trois personnes. La moitié environ des blessés avaient été pansés avant d’être mis à bord. Pour subvenir aux besoins de cette masse de douleurs, il y avait quatre mé- decins dont le chirurgien du bâtiment, déjà suffisamment occupé à veiller sur un équipage qui donne presque toujours des malades dans cette saison et dans ces parages. Le navire était littéralement couvert de formes couchées à terré. Il était impossible de manœuvrer. Les officiers ne pouvaient se baisser pour trouver leurs sextants et le navire marchait à l’aventure. On est resté douze heures de plus en mer à cause de cet empêchement. Les plus malades étaient mis sur la dunette et, au bout d’un jour ou de deux, ils n’étaient plus qu’un tas de pourritures ! Les coups de feu négligés rendaient des vers qui couraient dans toutes les directions et em- poisonnaient la nourriture des malheureux passagers. La matière animale pour- rie exhalait une odeur si nauséabonde que les officiers et l’équipage manquaient de se trouver mal, et que le capitaine est aujourd’hui malade de ces cinq jours de misères. Tous les draps de lit, au nombre de quinze cents, avaient été jetés à la mer. Trente hommes sont morts pendant la traversée. Les chirurgiens travaillaient aussi fort que possible, mais ils pouvaient bien peu parmi tant de malades ; aussi beaucoup de ces malheureux ont passé pour la première fois entre les mains du médecin à Scutari, six jours après la bataille !

« C’est une pénible tâche que de signaler les fautes et de parler de l’insuffisance d’hommes qui font de leur mieux, mais une déplorable négligence a eu lieu depuis l’arrivée du steamer. Quarante-six hommes ont été laissés à bord deux jours de plus, quand, avec quelque surcroît d’efforts, on aurait pu les mettre en lieu sûr à l’hôpital. Le navire est tout à fait infecté ; un grand nombre d’hommes vont être immédiatement employés à le nettoyer et à le fumiger, pour éviter le danger du typhus qui se déclare généralement dans de pareilles conditions. Deux transports étaient remorqués par le Colombo , et leur état était presque aussi désastreux. »

( Times , no. du vendredi 13 octobre 1854.)

« … Les turcs ont rendu de bons services dans les retranchements. Les pauvres diables souffrent de la dyssenterie, des fièvres, du typhus. Leur service médical est nul, et nos chirurgiens n’ont pas le loisir de s’occuper d’eux. »

( Times , correspondance datée du 29 octobre 1854.)

Ce qui suit est extrait d’une correspondance adressée au Morning Herald et da- tée de Balaklava, 8 novembre 1854 :

« Mais il est inutile d’insister sur ces détails déchirants ; qu’il suffise de dire que parmi les carcasses d’environ deux cents chevaux tués ou blessés, sont couchés les cadavres de nos braves artilleurs anglais et français, tous plus ou moins horrible- ment mutilés. Quelques-uns ont la tête détachée du cou, comme par une hache ; d’autres ont la jambe séparée de la hanche, d’autres les bras emportés ; d’autres encore, frappés à la poitrine ou dans l’estomac, ont été littéralement broyés comme s’ils avaient été écrasés par une machine. Mais ce ne sont pas les alliés seulement qui sont étendus là ; au contraire, il y a dix cadavres russes pour un des nôtres, avec cette différence que les russes ont tous été tués par la mousqueterie avant que l’artillerie ait donné. Sur cette place l’ennemi a maintenu constamment une pluie de bombes pendant toute la nuit, mais, les bombes n’éclataient que sur des morts.

« En traversant la route qui mène à Sébastopol, entre des monceaux de morts russes, on arrive à la place où les gardes ont été obligés d’abandonner la défense du retranchement qui domine la vallée d’Inkermann. Là nos morts sont aussi nombreux que ceux de l’ennemi. En travers du sentier, côte à côte, sont étendus cinq gardes qui ont été tués par le même boulet en chargeant l’ennemi. Ils sont couchés dans la même attitude, serrant leur mousquet de leurs mains crispées, ayant tous sur le visage le même froncement douloureux et terrible. Au delà de ce groupe, les fantassins de la ligne et de la garde russe sont couchés épais comme des feuilles au milieu des cadavres.

« Sur la droite du retranchement est la route qui mène à la batterie des Deux- Canons. Le sentier passe à travers un fourré épais, mais le sentier est glissant de sang, et le fourré est couché contre terre et encombré de morts. La scène vue de la batterie est terrible, terrible au delà de toute description. Je me suis tenu sur le parapet vers neuf heures du soir, et j’ai senti mon cœur s’enfoncer comme si j’assistais à la scène même du carnage. La lune était à son plein et éclairait toute chose presque comme de jour. En face de moi était la vallée d’Inkermann, avec la Tchernaya serpentant gracieusement, entre les hauteurs, comme une bande d’argent. C’était une vue splendide qui, pour la variété et le pittoresque, pouvait lutter avec les plus belles du monde. Pourtant je ne me rappellerai jamais la val- lée d’Inkermann qu’avec un sentiment de répulsion et d’horreur ; car autour de la place où je regardais étaient couchés plus de cinq mille cadavres. Beaucoup de blessés aussi étaient là ; et les lents et pénibles gémissements de leur agonie frappaient mon oreille avec une précision sinistre, et, ce qui est plus douloureux encore, j’entendais les cris enroués et le râle désespéré de ceux qui se débattaient avant d’expirer.

« Les ambulances aussi vite qu’elles pouvaient venir, recevaient leur charge de souffrants, et on employait jusqu’à des couvertures pour transporter les blessés.

« En dehors de la batterie, les russes sont couchés par deux ou trois les uns sur les autres. En dedans, la place est littéralement encombrée des gardes russes, du 55e et du 20e régiment. Les belles et hautes formes de nos pauvres compatriotes pouvaient être distinguées d’un coup d’oeil, quoique les grands habits gris tachés de leur sang fussent devenus semblables à l’extérieur. Les hommes sont couchés comme ils sont tombés, en tas ; ici un des nôtres sur trois ou quatre russes, là un russe sur trois ou quatre des nôtres. Quelques-uns s’en sont allés avec le sourire aux lèvres et semblent comme endormis ; d’autres sont horriblement contractés ; leurs yeux hors de tête et leurs traits enflés annoncent qu’ils sont morts agoni- sants, mais menaçants jusqu’au bout. Quelques-uns reposent comme s’ils étaient préparés pour l’ensevelissement et comme si la main d’un parent avait arrangé leurs membres mutilés, tandis que d’autres sont encore dans des positions de combat, à moitié debout ou à demi agenouillés, serrant leur arme ou déchirant une cartouche. Beaucoup sont étendus, les mains levées vers le ciel, comme pour détourner un coup ou pour proférer une prière, tandis que d’autres ont le fron- cement hostile de la crainte ou de la haine, comme si vraiment ils étaient morts désespérés. La clarté de la lune répandait sur ces formes une pâleur surnaturelle, et le vent froid et humide qui balayait les collines agitait les branches d’arbres au- dessus de ces faces retournées, si bien que l’ombre leur donnait une apparence horrible de vitalité ; et il semblait que les morts riaient et allaient parler. Ce n’était pas seulement une place qui semblait ainsi animée, c’était tout le champ de ba- taille.

« Le long de la colline, de petits groupes avec des brancards cherchaient ceux qui vivaient encore ; d’autres avec des lanternes retournaient les morts pour dé- couvrir les officiers qu’on savait tués, mais qu’on n’avait pas retrouvés. Là aussi il y avait des femmes anglaises dont les maris ou les parents n’étaient pas revenus ; elles couraient partout avec des cris lamentables, tournant avidement le visage de nos morts vers la clarté de la lune, désespérées, et bien plus à plaindre que ceux qui étaient gisants. »

( Morning Herald du vendredi 24 novembre 1854.)

« … On entendait le choc des verres et le bruit des bouteilles brisées. Çà et là, dans l’ombre, une bougie de cire jaune ou une lanterne à la main, des femmes rôdaient parmi les cadavres, regardant l’une après l’autre ces faces pâles et cher- chant celle-ci son fils, celle-là son mari. »

( Napoléon le Petit , p. 196.)

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