Actes et paroles – Pendant l’exil

II LA STATUE DE BECCARIA
Une commission est nommée en Italie pour élever un monument à Beccaria.
Victor Hugo est invité à faire partie de cette commission.

Hauteville-House, 4 mars 1865. J’accepte et je remercie.
Je serai fier de voir mon nom parmi les noms émiments des membres de la commission du monument à Beccaria.

Le pays où se dressera un tel monument est heureux et béni, car, en présence de la statue de Beccaria, la peine de mort n’est plus possible.

Je félicite l’Italie.

Elever la statue de Beccaria, c’est abolir l’échafaud.

Si, une fois qu’elle sera là, l’échafaud sortait de terre, la statue y rentrerait. VICTOR HUGO.

III LE CENTENAIRE DE DANTE
Hauteville-House, 1er mai 1865. Monsieur le Gonfalonier de Florence,
Votre honorable lettre me touche vivement. Vous me conviez à une noble fête. Votre comité national veut bien désirer que ma voix se fasse entendre dans cette solennité ; solennité auguste entre toutes. Aujourd’hui l’Italie, à la face du monde, s’affirme deux fois, en constatant son unité et en glorifiant son poëte. L’unité, c’est la vie d’un peuple ; l’Italie une, c’est l’Italie. S’unifier c’est naître. En choisissant cet anniversaire pour solenniser son unité, il semble que l’Italie veuille naître le même jour que Dante. Cette nation veut avoir la même date que cet homme. Rien n’est plus beau.

L’Italie en effet s’incarne en Dante Alighieri. Comme lui, elle est vaillante, pen- sive, altière, magnanime, propre au combat, propre à l’idée. Comme lui, elle amal- game, dans une synthèse profonde, la poésie et la philosophie. Comme lui, elle veut la liberté. Il a, comme elle, la grandeur, qu’il met dans sa vie, et la beauté, qu’il met dans son œuvre. L’Italie et Dante se confondent dans une sorte de péné- tration réciproque qui les identifie ; ils rayonnent l’un dans l’autre. Elle est auguste comme il est illustre. Ils ont le même cœur, la même volonté, le même destin. Elle lui ressemble par cette redoutable puissance latente que Dante et l’Italie ont eue dans le malheur. Elle est reine, il est génie. Comme lui, elle a été proscrite ; comme elle, il est couronné.

Comme lui, elle sort de l’enfer. Gloire à cette sortie radieuse !
Hélas ! elle a connu les sept cercles ; elle a subi et traversé le morcellement fu- neste, elle a été une ombre, elle a été un terme de géographie ! Aujourd’hui elle est l’Italie. Elle est l’Italie, comme la France est la France, comme l’Angleterre est l’An- gleterre ; elle est ressuscitée, éblouissante et armée ; elle est hors du passé obscur et tragique, elle commence son ascension vers l’avenir ; et il est beau, et il est bon qu’à cette heure éclatante, en plein triomphe, en plein progrès, en plein soleil de civilisation et de gloire, elle se souvienne de cette nuit sombre où Dante a été son flambeau.

La reconnaissance des grands peuples envers les grands hommes est de bon exemple. Non, ne laissons pas dire que les peuples sont ingrats. A un moment donné, un homme a été la conscience d’une nation. En glorifiant cet homme, la nation atteste sa conscience. Elle prend, pour ainsi dire, à témoin son propre es- prit. Italiens, aimez, conservez et respectez vos illustres et magnifiques cités, et vénérez Dante. Vos cités ont été la patrie, Dante a été l’âme.

Six siècles sont déjà le piédestal de Dante. Les siècles sont les avatars de la ci- vilisation. A chaque siècle surgit en quelque sorte un autre genre humain, et l’on peut dire que l’immortalité d’Alighieri a été déjà six fois affirmée par six humanités nouvelles. Les humanités futures continueront cette gloire.

L’Italie a vécu en Alighieri, homme lumière.

Une longue éclipse a pesé sur l’Italie, éclipse pendant laquelle le monde a eu froid ; mais l’Italie vivait. Je dis plus, même dans cette ombre, l’Italie brillait. L’Italie a été dans le cercueil, mais n’a pas été morte. Elle avait comme signes de vie, les lettres, la poésie, la science, les monuments, les découvertes, les chefs-d’œuvre. Quel rayonnement sur l’art, de Dante à Michel-Ange ! Quelle immense et double ouverture de la terre et du ciel, faite en bas par Christophe Colomb et en haut par Galilée ! C’est l’Italie, cette morte, qui accomplissait ces prodiges. Ah ! certes, elle vivait ! Du fond de son sépulcre, elle protestait par sa clarté. L’Italie est une tombe d’où est sortie l’aurore.

L’Italie, accablée, enchaînée, sanglante, ensevelie, a fait l’éducation du monde. Un bâillon dans la bouche, elle a trouvé moyen de faire parler son âme. Elle dérangeait les plis de son linceul pour rendre des services à la civilisation. Qui que nous soyons qui savons lire et écrire, nous te vénérons, mère ! nous sommes romains avec Juvénal et florentins avec Dante.

L’Italie a cela d’admirable qu’elle est la terre des précurseurs. On voit partout chez elle, à toutes les époques de son histoire, de grands commencements. Elle entreprend sans cesse la sublime ébauche du progrès. Qu’elle soit bénie pour cette initiative sainte ! Elle est apôtre et artiste. La barbarie lui répugne. C’est elle qui la première a fait le jour sur les excès de pénalité, hors de la vie comme sur la terre. C’est elle qui, à deux reprises, a jeté le cri d’alarme contre les supplices, d’abord contre Satan, puis contre Farinace. Il y a un lien profond entre la Divine Comédie dénonçant le dogme, et le Traité des Délits et des Peines dénonçant la loi. L’Italie hait le mal. Elle ne damne ni ne condamne. Elle a combattu le monstre sous ses deux formes, sous la forme enfer et sous la forme échafaud. Dante a fait le premier combat, Beccaria le second.

A d’autres points de vue encore, Dante est un précurseur.

Dante couvait au treizième siècle l’idée éclose au dix-neuvième. Il savait qu’au- cune réalisation ne doit manquer au droit et à la justice, il savait que la loi de crois- sance est divine, et il voulait l’unité de l’Italie. Son utopie est aujourd’hui un fait. Les rêves des grands hommes sont les gestations de l’avenir. Les penseurs songent conformément à ce-qui doit être.

L’unité, que Gérard Groot et Reuchlin réclamaient pour l’Allemagne et que Dante voulait pour l’Italie, n’est pas seulement la vie des nations, elle est le but de l’hu- manité. Là où les divisions s’effacent, le mal s’évanouit. L’esclavage va disparaître en Amérique, pourquoi ? parce que l’unité va renaître. La guerre tend à s’éteindre en Europe, pourquoi ? parce que l’unité tend à se former. Parallélisme saisissant entre la déchéance des fléaux et l’avènement de l’humanité une.

Une solennité comme celle-ci est un magnifique symptôme. C’est la fête de tous les hommes célébrée par une nation à l’occasion d’un génie. Cette fête, l’Al- lemagne la célèbre pour Schiller, puis l’Angleterre pour Shakespeare, puis l’Italie pour Dante. Et l’Europe est de la fête. Ceci est la communion sublime. Chaque na- tion donne aux autres une part de son grand homme. L’union des peuples s’ébauche par la fraternité des génies.

Le progrès marchera de plus en plus dans cette voie qui est la voie de lumière. Et c’est ainsi que nous arriverons, pas à pas, et sans secousse, à la grande réalisa- tion ; c’est ainsi que, fils de la dispersion, nous entrerons dans la concorde ; c’est ainsi que tous, par la seule force des choses, par la seule puissance des idées, nous aboutirons à la cordialité, à la paix, à l’harmonie. Il n’y aura plus d’étrangers. Toute la terre sera compatriote. Telle est la vérité suprême ; tel est l’achèvement néces- saire. L’unité de l’homme correspond à l’unité de Dieu.

Je m’associe finalement à la fête de l’Italie. VICTOR HUGO.

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