Actes et paroles – Pendant l’exil

La lettre fut publiée, le peuple vota, il rejeta le projet de constitution. Quelques jours après, Victor Hugo reçut cette lettre :
« … Nous avons triomphé, la constitution des conservateurs est rejetée. Votre lettre a produit son effet, tous les journaux l’ont publiée, les catholiques l’ont combattue, M. Bost l’a imprimée à part à mille exemplaires, et le comité radical à quatre mille. Les radicaux, M. James Fazy en tête, se sont fait de votre lettre une arme de guerre, et les indépendants se sont aussi prononcés à votre suite pour l’abolition. Votre prépondérance a été complète. Quelques radicaux n’étaient pas très décidés auparavant ; c’est un radical, M. Héroi, qui passe pour avoir déter- miné les deux exécutions de Vary et d’Elcy, et le grand conseil, qui a refusé ces deux grâces, est tout radical.

« Cependant, en somme, les radicaux sont gens de progrès et, maintenant que les voilà engagés contre la peine de mort, ils ne reculeront pas. On regarde ici l’abolition de l’échafaud comme certaine, et l’honneur, monsieur, vous en revient. J’espère que nous arriverons aussi à cet autre grand progrès, la séparation de l’église et de l’état.

« Je ne suis qu’un homme bien obscur, monsieur, mais je suis heureux ; je vous félicite et je nous félicite. L’immense effet de votre lettre nous honore. La patrie de
M. de Sellon ne pouvait être insensible à la voix de Victor Hugo.

« Excusez cette lettre écrite en hâte, et veuillez agréer mon profond respect.

« A. GAYET (de Bonneville). »

VI AFFAIRE DOISE
A M. LE RÉDACTEUR DU TEMPS

Monsieur,

Veuillez, je vous prie, m’inscrire dans la souscription Doise. Mais il ne faut pas se borner à de l’argent. Quelque chose de pire peut-être que Lesurques, la question rétablie en France au dix-neuvième siècle, l’aveu arraché par l’asphyxie, la cami- sole de force à une femme grosse, la prisonnière poussée à la folie, on ne sait quel effroyable infanticide légal, l’enfant tué par la torture dans le ventre de la mère, la conduite du juge d’instruction, des deux présidents et des deux procureurs géné- raux, l’innocence condamnée, et, quand elle est reconnue, insultée en pleine cour d’assises au nom de la justice qui devrait tomber à genoux devant elle, tout cela n’est point une affaire d’argent.

Certes, la souscription est bonne, utile et louable, mais il faut une indemnité plus haute. La société est plus atteinte encore que Rosalie Doise. L’outrage à la civilisation est profond. La grande insultée ici, c’est la JUSTICE.

Souscrire, soit ; mais il me semble que les anciens gardes des sceaux et les an- ciens bâtonniers ont autre chose à faire, et quant à moi, j’ai un devoir, et je n’y faillirai pas.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 2 décembre 1862.

L’appel fait par Victor Hugo ne fut pas entendu. On a raison de dire que l’exil vit d’illusions. Victor Hugo se trompait en croyant qu’avertis de la sorte, les gardes des sceaux et les bâtonniers prendraient en main cette affaire. Aucune suite judiciaire ne fut donnée aux effroyables révélations de l’affaire Doise. Ceci, d’ailleurs, n’a rien que de normal ; jamais la justice n’a fait le procès à la justice.

Disons ici, pour que l’on s’en souvienne, de quelle façon Rosalie Doise avait été traitée. Il est bon de mettre ces détails sous les yeux des penseurs. Les penseurs précèdent les législateurs. La lumière faite d’abord dans les consciences se fait plus tard dans les codes.

Rosalie Doise était accusée, sur de très vagues présomptions, d’avoir tué son père, Martin Doise. Rosalie Doise n’avait point supporté cette accusation patiem- ment. Chaque fois qu’on l’interrogeait, elle s’emportait, ce qui choquait la gravité des magistrats. Elle perdait toute mesure, s’il faut en croire le réquisitoire, et s’in- dignait au point de sembler furieuse et folle. Dès qu’on cessait de l’accuser, elle se calmait et devenait muette et immobile sous l’accablement : Elle avait l’air , dit un témoin, d’une sainte de pierre .

« La justice »désirait que Rosalie Doise s’avouât parricide. Pour obtenir cet aveu, on la mit dans un cachot de huit pieds de long sur sept de haut et sept de large [1]. Ce cachot était fermé d’une double porte. Pas de jour et d’air que ce qui passait par un trou « grand comme une brique »[2], percé dans l’une des deux portes et donnant dans une salle intérieure de la prison ; le cachot était pavé de carreaux ; pas de chaise ; la prisonnière était forcée de se tenir debout ou de se coucher sur le carreau ; la nuit, on lui donnait une paillasse qu’on lui ôtait le matin. Dans un coin, le baquet des excréments. Elle ne sortait jamais. Elle n’est sortie que deux fois en six semaines. Parfois on lui mettait la camisole de force [3]. Elle était grosse.

Sentant remuer son enfant, elle avoua.

Elle fut condamnée aux travaux forcés à perpétuité. L’enfant mourut. Elle était innocente.
Voici un fragment d’un de ses interrogatoires après qu’elle fut reconnue inno- cente ; on lui parle encore comme à une coupable :

« D. Mais enfin, on ne voit pas quels sont les moyens de contrainte qui ont été exercés contre vous.

« R. On m’a dit : avouez, ou vous resterez dans le trou noir, où l’on m’avait mise, où je n’avais même pas d’air.

« D. C’est-à-dire qu’on vous a mise au secret, ce qui est le droit et le devoir du magistrat. Vous avez persisté pendant cinq semaines dans vos aveux, après votre sortie du secret.

« R. Avec vivacité . Eh sans doute, je ne voulais pas retourner au cachot !

« Le procureur général : Mais vous n’avez pas été mise au cachot ?

« R. Oh ! je ne sais pas ; ce que je sais, c’est qu’il y avait deux portes au trou et pas d’air.

« Le procureur général : Vous n’étiez séparée que par une porte de la salle com- mune des détenus.

« Le président : Sortiez-vous dans le jour ?

« R. Je ne suis sortie que deux fois pendant tout le temps.

« D. C’est que vous ne le demandiez pas.

« R. Pardon, je ne demandais que ça. On me disait : Dites la vérité et vous sorti- rez.

« D. Le procureur général : Pas de confusion, sortiez-vous deux fois par jour ?

« R. Je ne suis sortie que deux fois en six ou sept semaines.

« D. Le président : Mais demandiez-vous à sortir ?

« R. Je demandais tant de choses et on ne m’accordait rien. Le commis-greffier me disait toujours : Avouez et vous sortirez.

« D. Le médecin vous visitait ?

« R. Je ne l’ai vu que deux fois en deux mois. La première fois, il m’a saignée, la seconde, il a dit de me faire sortir.

« D. Combien de jours êtes-vous accouchée après votre sortie du secret ?

« R. Quatre semaines après.

« D. Vous avez perdu votre enfant ?

« R. Oui. ( Elle pleure ). Mon enfant a vécu vingt-quatre jours. Comment aurait-il vécu ?… je ne dormais jamais au cachot. ( Elle pleure. )

[1] Longueur, 2 m, 50 ; largeur ; 2 m, 15 ; hauteur, 2 m, 40 (déposition du gardien chef).

[2] Le procureur général au gardien chef :-Il y avait un jour quelconque dans cette chambre ? Le gardien chef :-Mais oui, monsieur le procureur général, il y avait une ouverture de la grandeur d’une brique carrée.

[3] Le défenseur au gardien chef :-Ne lui a-t-on pas mis deux jours et deux nuits la camisole de force ? Le gardien chef :-Oui, parce qu’elle voulait se suicider.

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION DU 9 OCTOBRE 1862
« La Cour

« Déclare inconciliables les arrêts de Cour d’assises qui ont condamné, comme coupables d’assassinat de Martin Doise

« D’une part : Rosalie Doise, femme Cardin. (Travaux forcés à perpétuité.)

« D’autre part : Vanhalvyn et Verhamme. (Pour le même fait.) »

Disons, dès aujourd’hui, que Victor Hugo compte revenir sur cette affaire Doise dans un ouvrage intitulé Dossier de la Peine de Mort . Justice sera faite.

Chapitre 11

La lutte des nations. La Pologne contre le czar.-L’Italie contre le pape. Le Mexique contre Bonaparte .

I. A L’ARMÉE RUSSE
La Pologne, indomptable comme le droit, venait de se soulever. L’armée russe l’écrasait. Alexandre Herzen, le vaillant rédacteur du Kolokol , écrivit à Victor Hugo cette simple ligne :

« Grand frère, au secours ! Dites le mot de la civilisation. »

Victor Hugo publia dans les journaux libres de l’Europe l’Appel à l’armée russe qu’on va lire :

Soldats russes, redevenez des hommes.

Cette gloire vous est offerte en ce moment, saisissez-la. Pendant qu’il en est temps encore, écoutez :
Si vous continuez cette guerre sauvage ; si, vous, officiers, qui êtes de nobles cœurs, mais qu’un caprice peut dégrader et jeter en Sibérie ; si, vous, soldats, serfs hier, esclaves aujourd’hui, violemment arrachés à vos mères, à vos fiancées, à vos familles, sujets du knout, maltraités, mal nourris, condamnés pour de longues an- nées et pour un temps indéfini au service militaire, plus dur en Russie que le bagne ailleurs ; si, vous qui êtes des victimes, vous prenez parti contre les victimes ; si, à l’heure sainte où la Pologne vénérable se dresse, à l’heure suprême ou le choix vous est donné entre Pétersbourg où est le tyran et Varsovie où est la liberté ; si, dans ce conflit décisif, vous méconnaissez votre devoir, votre devoir unique, la fraternité ; si vous faites cause commune contre les polonais avec le czar, leur bourreau et le vôtre ; si, opprimés, vous n’avez tiré de l’oppression d’autre leçon que de soutenir l’oppresseur ; si de votre malheur vous faites votre honte ; si, vous qui avez l’épée à la main, vous mettez au service du despotisme, monstre lourd et faible qui vous écrase tous, russes aussi bien que polonais, votre force aveugle et dupe ; si, au lieu de vous retourner et de faire face au boucher des nations, vous accablez lâchement, sous la supériorité des armes et du nombre, ces héroïques populations désespérées, réclamant le premier des droits, le droit à la patrie ; si, en plein dix-neuvième siècle, vous consommez l’assassinat de la Pologne, si vous faites cela, sachez-le, hommes de l’armée russe, vous tomberez, ce qui semble impossible, au-dessous même des bandes américaines du sud, et vous soulèverez l’exécration du monde civilisé ! Les crimes de la force sont et restent des crimes ; l’horreur publique est une pénalité.

Soldats russes, inspirez-vous des polonais, ne les combattez pas.

Ce que vous avez devant vous en Pologne, ce n’est pas l’ennemi, c’est l’exemple. VICTOR HUGO.
Hauteville-House, 11 février 1863.

II GARIBALDI
A VICTOR HUGO

Caprera, août 1863. Cher ami,
J’ai besoin d’un autre million de fusils pour les italiens.

Je suis certain que vous m’aiderez à recueillir les fonds nécessaires.

L’argent sera placé dans les mains de M. Adriano Lemari, notre trésorier. Votre,
G. GARIBALDI.

AU GÉNÉRAL GARIBALDI

Hauteville-House, Guernesey, 18 novembre 1863. Cher Garibaldi,
J’ai été absent, ce qui fait que j’ai eu tard votre lettre, et que vous aurez tard ma réponse.

Vous trouverez sous ce pli ma souscription.

Certes, vous pouvez compter sur le peu que je suis et le peu que je puis. Je sai- sirai, puisque vous le jugez utile, la première occasion d’élever la voix.

Il vous faut le million de bras, le million de cœurs, le million d’âmes. Il vous faut la grande levée des peuples. Elle viendra.

Votre ami, VICTOR HUGO.

III LA GUERRE DU MEXIQUE
Quoique digne de toutes les sévérités de l’histoire, le premier empire avait fait de la gloire ; le second fit de la honte. La guerre du Mexique éclata, odieuse voie de fait contre un peuple libre. Le Mexique résista, et fut traité militairement ; l’assaut de Puebla fut un crime dans ce crime, ce fut un de ces écrasements de villes qui déshonoreraient une cause juste, et qui complètent l’infamie d’une guerre inique. Puebla se défendit héroïquement. Tant que le siège dura, Puebla publia un jour- nal imprimé sur deux colonnes, l’une en français, l’autre en espagnol. Tous les numéros de ce journal commençaient par une page de Napoléon le Petit . Les combattants de Puebla expliquaient ainsi à l’armée de l’empire ce que c’était que l’empereur. Ce journal contenait un appel à Victor Hugo [note : Voici le texte : Que ereis ? Los soldados de un tiranno. La mejor Francia es con nosotros. Habeis Na- poléon, habemos Victor Hugo .]. Il y répondit.

Hommes de Puebla,

Vous avez raison de me croire avec vous.

Ce n’est pas la France qui vous fait la guerre, c’est l’empire. Certes, je suis avec vous. Nous sommes debout contre l’empire, vous de votre côté, moi du mien, vous dans la patrie, moi dans l’exil.

Combattez, luttez, soyez terribles, et, si vous croyez mon nom bon à quelque chose, servez-vous-en. Visez cet homme à la tête, que la liberté soit le projectile.

Il y a deux drapeaux tricolores, le drapeau tricolore de la république et le dra- peau tricolore de l’empire ; ce n’est pas le premier qui se dresse contre vous, c’est le second.

Sur le premier on lit : Liberté, Égalité, Fraternité . Sur le second on lit : Toulon.
18 brumaire.-2 décembre. Toulon .

J’entends le cri que vous poussez vers moi, je voudrais me mettre entre nos sol- dats et vous, mais que suis-je ? une ombre. Hélas ! nos soldats ne sont pas cou- pables de cette guerre ; ils la subissent comme vous la subissez, et ils sont condam- nés à l’horreur de la faire en la détestant. La loi de l’histoire, c’est de flétrir les gé- néraux et d’absoudre les armées. Les armées sont des gloires aveuglées ; ce sont des forces auxquelles on ôte la conscience ; l’oppression des peuples qu’une ar- mée accomplit, commence par son propre asservissement ; ces envahisseurs sont des enchaînés ; et le premier esclave que fait le soldat, c’est lui-même. Après un 18 brumaire ou un 2 décembre, une armée n’est plus que le spectre d’une nation.

Vaillants hommes du Mexique, résistez.

La République est avec vous, et dresse au-dessus de vos têtes aussi bien son drapeau de France où est l’arc-en-ciel, que son drapeau d’Amérique où sont les étoiles.

Espérez. Votre héroïque résistance s’appuie sur le droit, et elle a pour elle cette grande certitude, la justice.

L’attentat contre la république mexicaine continue l’attentat contre la répu- blique française. Un guet-apens complète l’autre. L’empire échouera, je l’espère, dans sa tentative infâme, et vous vaincrez. Mais, dans tous les cas, que vous soyez vainqueurs ou que vous soyez vaincus, notre France reste votre sœur, sœur de votre gloire comme de votre malheur, et quant à moi, puisque vous faites appel à mon nom, je vous le redis, je suis avec vous, et je vous apporte, vainqueurs, ma fraternité de citoyen, vaincus, ma fraternité de proscrit.

VICTOR HUGO.

Auteurs::

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