Actes et paroles – Pendant l’exil

XV
Il ne finira pas ces pages, pourtant, sans dire que, durant cette longue nuit faite par l’exil, il n’a pas perdu de vue Paris un seul instant.

Il le constate, et, lui qui a été si longtemps l’habitant de l’obscurité, il a le droit de le constater, même dans l’assombrissement de l’Europe, même dans l’occultation de la France, Paris ne s’éclipse pas. Cela tient à ce que Paris est la frontière de l’avenir.

Frontière visible de l’inconnu. Toute la quantité de Demain qui peut être entre- vue dans Aujourd’hui. C’est là Paris.

Qui cherche des yeux le Progrès, aperçoit Paris.

Il y a des villes noires ; Paris est la ville de lumière. Le philosophe la distingue au fond de ses songes.

XVI
Voir vivre cette ville, assister à cette grandeur, c’est là pour l’esprit une émotion poignante. Aucun milieu n’est plus vaste ; aucune perspective n’est plus inquié- tante et plus sublime. Ceux qui, par les hasards quelconques de la vie, ont quitté la vision de Paris pour la vision de l’océan, n’ont éprouvé, en changeant de spectacle, aucune hausse d’infini. D’ailleurs, passer de l’horizon des hommes à l’horizon des choses, cela n’efface rien. Ce rêve en arrière, auquel s’opiniâtre la mémoire, est flottant comme le nuage, mais plus tenace. L’espace n’en fait pas ce qu’il veut. Le vent en marche jour et nuit, les quatre ouragans qui alternent à jamais, les bises, les bourrasques, les rafales, n’emportent pas la silhouette des deux tours jumelles, et ne dispersent pas l’arc de triomphe, le gothique beffroi aux tocsins, et la haute colonnade roulée autour du dôme souverain ; et, derrière les derniers lointains de l’abîme, au-dessus du bouleversement des écumes et des navires, au milieu des rayons, des nuées et des souffles, s’ébauche au fond des brumes l’immense fantôme de la cité immobile. Auguste apparition au banni. Paris, étant une idée autant qu’une ville, a l’ubiquité. Les parisiens ont Paris, et le monde l’a. On vou- drait en sortir qu’on ne pourrait ; Paris est respirable. Quiconque vit, même sans le connaître, l’a en soi. À plus forte raison ceux qui l’ont connu. La distraction sau- vage de l’océan se complique de ce souvenir, égal aux tempêtes. Quelque orage que fasse la mer, Paris a 93. L’évocation se fait d’elle-même, les toits semblent sur- gir parmi les flots, la ville se recomposée dans toute cette onde, et ce tremblement infini s’y ajoute. Dans la cohue des Koules on croit entendre bruire la fourmilière des rues. Charme farouche. On regarde la mer et on voit Paris. Les grandes paix que comportent ces espaces ne contrarient pas ce songe. Les vastes oublis qui vous environnent n’y font rien ; la pensée arrive au calme, mais à un calme qui admet ce trouble ; l’épaisse enveloppe des ténèbres laisse passer la lueur qui vient de derrière l’horizon, et qui est Paris. On y pense, donc on le possède. Il se mêle, indistinct, aux diffusions muettes de la méditation. L’apaisement sublime du ciel constellé ne suffit pas à dissoudre au fond d’un esprit cette grande figure de la cité suprême. Ces monuments, cette histoire, ce peuple en travail, ces femmes qui sont des déesses, ces enfants qui sont des héros, ces révolutions commençant par la colère et finissant par le chef-d’œuvre, cette toute-puissance sacrée d’un tourbillon d’intelligences, ces exemples tumultueux, cette vie, cette jeunesse ; tout cela est présent à l’absent ; et Paris reste inoubliable, et Paris demeure ineffaçable et insubmersible, même pour l’homme abîmé dans l’ombre qui passe ses nuits en contemplation devant la sérénité éternelle, et qui a dans l’âme la stupeur pro- fonde des étoiles.

Novembre 1875.

Chapitre 2

I. EN QUITTANT LA BELGIQUE
A Anvers, le 1er août 1852.

En décembre 1851, Victor Hugo fut un des cinq représentants du peuple élus par la gauche pour diriger la résistance et combattre le coup d’état. Ce comité des Cinq lutta depuis le 2 décembre jusqu’au 6, et dut changer vingt-sept fois d’asile. Le massacre des boulevards, le jeudi 4, assura la victoire du crime et ôta toute chance de succès aux défenseurs de la loi. Victor Hugo, caché dans Paris, et en communication avec les principaux hommes des faubourgs, voulut rester le plus longtemps possible à la disposition du peuple et épuiser jusqu’à la dernière chance de résistance. Le 11, tout espoir était évanoui. Victor Hugo ne quitta Paris que ce jour-là. Il alla à Bruxelles. Là il écrivit l’Histoire d’un crime et Napoléon le Petit . Ceci fit faire au gouvernement belge une loi, la loi Faider. Cette loi, faite ex- près pour Victor Hugo, décrétait des pénalités contre la pensée libre et déclarait sacrés et inviolables en Belgique tous les princes, crimes compris. Elle s’appela du nom de son inventeur, un nommé Faider. Ce Faider était, à ce qu’il paraît, magis- trat. Victor Hugo dut chercher un autre asile. Le 1er août, il s’embarqua à Anvers pour l’Angleterre. Les proscrits français, réfugiés en Belgique, vinrent l’accompa- gner jusqu’à l’embarquement. L’élite des libéraux belges se joignit aux proscrits français. Il y eut une sorte de séparation solennelle entre ces hommes, dont plu- sieurs devaient mourir dans l’exil. On adressa à Victor Hugo des paroles d’adieu, auxquelles il répondit :

Frères proscrits, amis belges,

En répondant à tant de cordiales paroles qui s’adressent à moi, souffrez que je ne parle pas de moi et trouvez bon que je m’oublie. Qu’importe ce qui m’arrive !

J’ai été exilé de France pour avoir combattu le guet-apens de décembre et m’être colleté avec la trahison ; je suis exilé de Belgique pour avoir fait Napoléon le Petit . Eh bien ! je suis banni deux fois, voilà tout. M. Bonaparte m’a traqué à Paris, il me traque à Bruxelles ; le crime se défend ; c’est tout simple. J’ai fait mon devoir, et je continuerai de faire mon devoir. N’en parlons plus. Certes, je souffre de vous quit- ter, mais est-ce que nous ne sommes pas faits pour souffrir ? Mon cœur saigne ; laissons-le saigner. Ne nous appelons-nous pas les sacrifiés ?

Permettez donc que je laisse de côté, ce qui me touche, pour remercier Madier- Montjau de ses généreuses effusions, Charras de ses grandes et belles paroles, Deschanel de sa noble et charmante éloquence, Dussoubs et Agricol Perdiguier de leur adieu touchant, et vous-mêmes, nos amis de Belgique, de vos fraternelles sympathies si fermement exprimées ; je ne sache rien de mieux, au moment de quitter cette terre hospitalière, au moment de nous séparer peut-être pour ne plus nous revoir, qu’une dernière malédiction à Louis Bonaparte et une dernière accla- mation à la république.

Vive la république, amis !

( On crie de toutes parts : Vive la république ! L’orateur reprend 🙂

Il y a des gens qui disent : La république est morte. Eh bien ! si elle est morte, que le monde, absorbé à cette heure dans l’assouvissement joyeux et brutal des intérêts matériels, détourne un moment la tête, et qu’il regarde l’exil saluer le tom- beau !

Proscrits, si la république est morte, veillons le cadavre ! allumons nos âmes, et laissons-les se consumer comme des cierges autour du cercueil ; restons inclinés devant l’idée morte, et, après avoir été ses soldats pour la défendre, soyons ses prêtres pour l’ensevelir.

Mais non, la république n’est pas morte !

Citoyens, je le déclare, elle n’a jamais été plus vivante. Elle est dans les cata- combes, ce qui est bon. Ceux-là seuls la croient morte qui prennent les cata- combes pour le tombeau. Amis, les catacombes ne sont pas le sépulcre, les ca- tacombes sont le berceau. Le christianisme en est sorti la tiare en tête ; la répu- blique en sortira l’auréole au front. La république morte, grand Dieu ! mais elle est immortelle ! Mais à quel moment dit-on cela ! au moment où elle a, en France seulement, deux mille massacrés, douze cents suppliciés, dix mille déportés, qua- rante mille proscrits ! La république morte ! mais regardez donc autour de vous. La terre d’exil, les pontons, les bagnes, Bellisle, Mazas, l’Afrique, Cayenne, les fos- sés du Champ de Mars, le cimetière Montmartre, sont pleins de sa vie ! Citoyens, la démocratie, la liberté, la république est notre religion à nous. Eh bien ! passez-moi cette expression, les martyrs sont le combustible des religions. Plus il y en a dans le brasier, plus la flamme monte, plus l’idée grandit, plus, la vérité illumine. A cette heure, proscrits, je le répète, la république est plus vivante et plus éblouissante que jamais, ayant pour splendeur toutes vos misères.

Et, au besoin, je n’en voudrais pas d’autre preuve que ce reflet d’on ne sait quelle aurore qui éclaire en ce moment tous vos visages, à vous, bannis, qui m’entourez. Qu’y a-t-il en effet dans vos yeux et sur vos fronts ? La joie. La sainte joie des vic- times. Sans compter la ville natale évanouie, la fortune perdue, le travail brisé, le pain qui manque, les habitudes rompues, le foyer détruit, chacun de vous a au cœur un père, une mère, des frères, des enfants, dont il a fallu se séparer, une femme aimée et quittée, quelque amour meurtri et saignant ; vous souffrez, vous vous tordez sur ces charbons ardents ; mais vous levez la tête, et votre oeil dit : nous sommes contents. C’est que vous savez que la république, votre foi, votre idée-patrie, puise une vie nouvelle dans vos tortures. Vos douleurs sont une affir- mation. Le bûcher flamboie ; le martyr rayonne.

Vive la république, citoyens !

( On crie : Vive la république ! Une voix dit : Un mot aux amis belges ! Victor Hugo continue 🙂

Je viens d’entendre une voix me crier : un mot aux amis belges ! Est-ce que vous croyez par hasard que je vais les oublier ? ( Non ! non ! ) Les oublier dans cet adieu ! eux qui nous ont suivis jusqu’ici, eux qui nous entourent à cette heure de leur foule intelligente et cordiale, eux qui blâment si énergiquement les faiblesses de leur gouvernement, les oublier ! jamais ! Petite nation, ils se sont conduits comme un grand peuple. Ils sont accourus au-devant de nous,-vous vous en souvenez, ban- nis !-quand nous arrivions à leur frontière après le 2 décembre, proscrits, chassés, poursuivis, la sueur au front, l’oreille encore pleine de la rumeur du combat, la glorieuse boue des barricades à nos habits ! ils n’ont pas repoussé notre adversité ; ils n’ont pas eu peur de notre contagion ; gloire à eux ! ils ont fait, grandement et simplement, asseoir à leur foyer cette espèce de pestiférés qu’on appelle les vain- cus.

Amis belges, j’arrive donc à vous sans transition. Vous êtes nos hôtes, c’est-à- dire nos frères. On n’a pas besoin de transition pour tendre la main à des frères.

L’un de vous, tout à l’heure, ce vaillant Louis Labarre, songeant à M. Bonaparte, attestait en termes éloquents votre nationalité, et jurait de mourir pour la dé- fendre. C’est bien ; je l’approuve. Nous tous français qui sommes ici, nous l’ap- prouvons.

Oui, si M. Bonaparte arrive, si M. Bonaparte vous envahit, s’il vient une nuit,- c’est son heure,-heurter vos frontières, traînant à sa suite, ou, pour mieux dire, poussant devant lui,-marcher en tête n’est pas sa manière,-poussant devant lui ce qu’il appelle aujourd’hui la France, cette armée maintenant dénationalisée, ces régiments dont il a fait des hordes, ces prétoriens qui ont violé l’assemblée natio- nale, ces janissaires qui ont sabré la constitution, ces soldats du boulevard Mont- martre, qui auraient pu être des héros et dont il a fait des brigands ; s’il arrive à vos frontières, cet homme, déclarant la Belgique pachalik, vous apportant la honte à vous qui êtes l’honneur, vous apportant l’esclavage à vous qui êtes la liberté, vous apportant le vol à vous qui êtes la probité, oh ! levez-vous, belges, levez-vous tous ! recevez Louis Bonaparte comme vos aïeux les nerviens ont reçu Caligula ! courez aux fourches, aux pierres, aux faulx, aux socs de vos charrues ; prenez vos couteaux, prenez vos fusils, prenez vos carabines ; sautez sur la vieille épée d’Arte- veld, sautez sur le vieux bâton ferré de Coppenole, remettez, s’il le faut, des boulets de marbre dans la grosse couleuvrine de Gand ; vous en trouverez à Notre-Dame de Hal ! criez aux armes ! ce n’est pas Annibal qui est aux portes, c’est Schinde- rhannes ! Sonnez le tocsin, battez le rappel ; faites la guerre des plaines, faites la guerre des murailles, faites la guerre des buissons ; luttez pied à pied, défendez- vous, frappez, mourez ; souvenez-vous de vos pères qui ont voulu vous léguer la gloire, souvenez-vous de vos enfants auxquels vous devez léguer la liberté ! Em- pruntez à Waterloo son cri funèbre : la Belgique meurt et ne se rend pas !

Si le Bonaparte vient, faites cela !

Mais, belges, si, un jour, le front dans la lumière, agitant au vent joyeux des ré- volutions un drapeau d’une seule couleur sur lequel, vous lirez : Fraternité des Peuples. États-Unis d’Europe ,-grande, libre, fière, tendre, sereine, des épis et des lauriers dans les mains, la France, la vraie France vient à vous, oh ! levez-vous en- core cette fois, belges, mais pour remplacer le bâton ferré par le rameau fleuri ! levez-vous, mais pour aller au-devant de la France, et pour lui dire : Salut !

Levez-vous pour lui tendre la main, à notre mère, comme nous, ses fils, nous vous la tendons, et pour lui ouvrir les bras comme nous vous les ouvrons. Car cette France-là, ce ne sera pas la conquérante, ce sera l’initiatrice ; ce ne sera pas la France qui subjugue, ce sera la France qui délivre ; ce ne sera pas la France des Bonapartes, ce sera la France des nations !

Recevez-la comme une grande amie. Accueillez-la, cette victorieuse, comme, proscrite, vous l’avez accueillie. Car c’est elle que vous acclamez en ce moment ; car c’est la France qui est ici. C’est elle qui, à cette heure, quelquefois meurtrie par vos gouvernants, toujours relevée et consolée par vous, pleure à la porte de vos villes sous la blouse de l’ouvrier ou sous le sarrau de toile du laboureur exilé.

Amis, la persécution et la douleur, c’est aujourd’hui ; les États-Unis d’Europe, les Peuples-Frères, c’est demain. Lendemain inévitable pour nos ennemis, infaillible pour nous. Amis, quelles que soient les angoisses et les duretés du moment qui passe, fixons notre pensée sur ce lendemain splendide, déjà visible pour elle, sur cette immense échéance de la liberté et de la fraternité. C’est dans cette contem- plation que vous puisez votre calme, proscrits de France. Quelquefois, comme je vous le rappelais tout à l’heure, dans la nuit lugubre où vous êtes, on s’étonne de voir dans vos yeux tant de lumière. Cette lumière, c’est la clarté de l’avenir dont vous êtes pleins.

Citoyens français et belges, en face des tyrans, levons haut les nationalités ; en présence de la démocratie, inclinons-les. La démocratie, c’est la grande patrie. Ré- publique universelle, c’est patrie universelle. Au jour venu, contre les despotes, les nationalités et les patries devront pousser le cri de guerre ; l’œuvre faite, l’unité, la sainte unité humaine déposera au front de toutes les nations le baiser de paix. Montons d’échelon en échelon, d’initiation en initiation, de douleur en douleur, de misère en misère, aux grandes formules. Que chaque degré franchi élargisse l’horizon. Il y a quelque chose qui est au-dessus de l’allemand, du belge, de l’ita- lien, de l’anglais, du français, c’est le citoyen ; il y a quelque chose qui est au-dessus du citoyen, c’est l’homme. La fin des nations, c’est l’unité, comme la fin des ra- cines, c’est l’arbre, comme la fin des vents, c’est le ciel, comme la fin des fleuves, c’est la mer. Peuples ! il n’y a qu’un peuple. Vive la république universelle !

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