Actes et paroles – Pendant l’exil

Chapitre 15

La Turquie sur la Crète. L’Angleterre sur l’Irlande. Le Mexique recule. Le Portu- gal avance. Maximilien.-John Brown.-Hernani. Garibaldi.-Mentana.-Louis Bona- parte. Les petits enfants pauvres .

I. LA CRÈTE

LE PEUPLE CRÉTOIS A VICTOR HUGO
Omalos (Éparchie de Cydonie), Crète, 16 janvier 1867.

Un souffle de ton âme puissante est venu vers nous et a séché nos pleurs.

Nous avions dit à nos enfants : Par delà les mers il est des peuples généreux et forts, qui veulent la justice et briseront nos fers.

Si nous périssons dans la lutte, si nous vous laissons orphelins, errant dans la montagne avec vos mères affamées, ces peuples vous adopteront et vous n’aurez plus à souffrir.

Cependant, nous regardions en vain vers l’occident. De l’occident, aucun se- cours ne nous venait. Nos enfants disaient : Vous nous avez trompés. Ta lettre est venue, plus précieuse pour nous que la meilleure armée.

Car elle affirme notre droit.

C’est parce que nous savions notre droit que nous nous sommes soulevés.

Pauvres montagnards, à peine armés, nous n’avions pas la prétention de vaincre à nous seuls ces deux grands empires alliés contre nous, l’Égypte et la Turquie.

Mais nous voulions faire appel à l’opinion publique, seule maîtresse, nous a-t- on dit, du monde actuel, faire appel aux grandes âmes qui, comme toi, dirigent cette opinion.

Grâce aux découvertes de la science, la force matérielle appartient aujourd’hui à la civilisation.

Il y a quatre siècles l’Europe était impuissante contre les barbares. Aujourd’hui, elle leur fait la loi.

Aussi n’y aura-t-il plus d’oppression dans l’humanité quand l’Europe le voudra.

Pourquoi donc, en vue des côtes italiennes, au centre de la Méditerranée, à trente heures de la France, laisse-t-elle subsister un pacha ? comme au temps où les turcs assiégeaient Otrante en Italie, Vienne en Allemagne !

L’esclavage de la race noire vient d’être aboli en Amérique. Mais le nôtre est bien plus odieux, bien plus insupportable que ne l’était celui des nègres. Malgré toutes les chartes, un turc est toujours un maître plus dur qu’un citoyen des États-Unis.

Si tu pouvais connaître l’histoire de chacune de nos familles, comme tu connais celle de notre malheureux pays, tu y verrais partout l’exil, la persécution, la mort, le père égorgé par le sabre de nos tyrans, la mère enlevée à ses petits enfants pour le plus avilissant des esclavages, les sœurs souillées, les frères blessés ou tués.

A ceux qui nous laissent tant souffrir et qui pourraient nous sauver, nous ne dirons que ceci : Vous ne savez donc pas la vérité ?

Quand deux vaisseaux, l’un anglais, l’autre russe, ont débarqué au Pirée quelques- unes de nos familles, il y avait là des étrangers. Ces étrangers ont vu que nous n’avions pas exagéré nos souffrances.

Poëte, tu es lumière. Nous t’en conjurons, éclaire ceux qui nous ignorent, ceux que des imposteurs ont prévenus contre notre sainte cause.

Poëte, notre belle langue le dit, tu es créateur, créateur des peuples, comme les chantres antiques.

Par tes chants splendides des Orientales , tu as déjà grandement travaillé à créer le peuple hellène moderne.

Achève ton œuvre.

Tu nous appelles vainqueurs. C’est par toi que nous vaincrons.

Au nom du peuple crétois, et par délégation des capitaines du pays, Le com- mandant des quatre départements de la Canée,

J. ZIMBRAKAKIS.

Réponse à l ?Appel des crétois
Hauteville-House, 17 février 1867.

En écrivant ces lignes, j’obéis à un ordre venu de haut ; à un ordre venu de l’ago- nie.

Il m’est fait de Grèce un deuxième appel.

Une lettre, sortie du camp des insurgés, datée d’Omalos, éparchie de Cydonie, teinte du sang des martyrs, écrite au milieu des ruines, au milieu des morts, au milieu de l’honneur et de la liberté, m’arrive. Elle a quelque chose d’héroïque- ment impératif. Elle porte cette suscription : Le peuple crétois à Victor Hugo . Cette lettre me dit :

Continue ce que tu as commencé .

Je continue, et, puisque Candie expirante le veut, je reprends la parole. Cette lettre est signée : Zimbrakakis .

Zimbrakakis est le héros de cette insurrection candiote dont Zirisdani est le traître.

A de certaines heures vaillantes, les peuples s’incarnent dans des soldats, qui sont en même temps des esprits ; tel fut Washington, tel fut Botzaris, tel est Gari- baldi.

Comme John Brown s’est levé pour les noirs, comme Garibaldi s’est levé pour l’Italie, Zimbrakakis se lève pour la Crète.

S’il va jusqu’au bout, et il ira, soit qu’il succombe comme John Brown, soit qu’il triomphe comme Garibaldi, Zimbrakakis sera grand.

Veut-on savoir où en est la Crète ? Voici des faits.

L’insurrection n’est pas morte. On lui a repris la plaine, mais elle a gardé la mon- tagne.

Elle vit, elle appelle, elle crie au secours.

Pourquoi la Crète s’est-elle révoltée ? Parce que Dieu l’avait faite le plus beau pays du monde, et les turcs le plus misérable ; parce qu’elle a des produits et pas de commerce, des villes et pas de chemins, des villages et pas de sentiers, des ports et pas de cales, des rivières et pas de ponts, des enfants et pas d’écoles, des droits et pas de lois, le soleil et pas de lumière. Les turcs y font la nuit.

Elle s’est révoltée parce que la Crète est Grèce et non Turquie, parce que l’étran- ger est insupportable, parce que l’oppresseur, s’il est de la race de l’opprimé, est odieux, et, s’il n’en est pas, horrible ; parce qu’un maître baragouinant la barbarie dans le pays d’Étéarque et de Minos est impossible ; parce que tu te révolterais, France !

La Crète s’est révoltée et elle a bien fait.

Qu’a produit cette révolte ? je vais le dire. Jusqu’au 3 janvier, quatre batailles, dont trois victoires. Apo corona, Vaffé, Castel Selino, et un désastre illustre, Arca- dion ! l’île coupée en deux par l’insurrection, moitié aux turcs, moitié aux grecs ; une ligne d’opérations allant par Sciffo et Rocoli, de Kissamos à Lassiti et même à Girapetra. Il y a six semaines, les turcs refoulés n’avaient plus que quelques points du littoral, et le versant occidental des monts Psiloriti où est Ambelirsa. En cette minute, le doigt levé de l’Europe eût sauvé Candie. Mais l’Europe n’avait pas le temps. Il y avait une noce en cet instant-là, et l’Europe regardait le bal.

On connaît ce mot, Arcadion, on connaît peu le fait. En voici les détails pré- cis et presque ignorés. Dans Arcadion, monastère du mont Ida, fondé par Héra- clius, seize mille turcs attaquent cent quatrevingt-dix-sept hommes, et trois cent quarante-trois femmes, plus les enfants. Les turcs ont vingt-six canons et deux obusiers, les grecs ont deux cent quarante fusils. La bataille dure deux jours et deux nuits ; le couvent est troué de douze cents boulets ; un mur s’écroule, les turcs entrent, les grecs continuent le combat, cent cinquante fusils sont hors de service, on lutte encore six heures dans les cellules et dans les escaliers, et il y a deux mille cadavres dans la cour. Enfin la dernière résistance est forcée ; le fourmillement des turcs vainqueurs emplit le couvent. Il ne reste plus qu’une salle barricadée où est la soute aux poudres, et dans cette salle, près d’un autel, au centre d’un groupe d’enfants et de mères, un homme de quatrevingts ans, un prêtre, l’igoumène Ga- briel, en prière. Dehors on tue les pères et les maris ; mais ne pas être tués, ce sera la misère de ces femmes et de ces enfants, promis à deux harems. La porte, battue de coups de hache, va céder et tomber. Le vieillard prend sur l’autel un cierge, re- garde ces enfants et ces femmes, penche le cierge sur la poudre et les sauve. Une intervention terrible, l’explosion, secourt les vaincus, l’agonie se fait triomphe, et ce couvent héroïque, qui a combattu comme une forteresse, meurt comme un volcan.

Psara n’est pas plus épique, Missolonghi n’est pas plus sublime.

Tels sont les faits. Qu’est-ce que font les gouvernements dits civilisés ? Qu’est-ce qu’ils attendent ? Ils chuchotent : Patience, nous négocions.

Vous négociez ! Pendant ce temps-là on arrache les oliviers et les châtaigniers, on démolit les moulins à huile, on incendie les villages, on brûle les récoltes, on envoie des populations entières mourir de faim et de froid dans la montagne, on décapite les maris, on pend les vieillards, et un soldat turc, qui voit un petit enfant gisant à terre, lui enfonce dans les narines une chandelle allumée pour s’assurer s’il est mort. C’est ainsi que cinq blessés ont été, à Arcadion, réveillés pour être égorgés.

Patience ! dites-vous. Pendant ce temps-là les turcs entrent au village Mourniès, où il ne reste que des femmes et des enfants, et, quand ils en sortent, on ne voit plus qu’un monceau de ruines croulant sur un monceau de cadavres, grands et petits.

Et l’opinion publique ? que fait-elle ? que dit-elle ? Rien. Elle est tournée d’un autre côté. Que voulez-vous ? Ces catastrophes ont un malheur ; elles ne sont pas à la mode.

Hélas !

La politique patiente des gouvernements se résume en deux résultats : déni de justice à la Grèce, déni de pitié à l’humanité.

Rois, un mot sauverait ce peuple. Un mot de l’Europe est vite dit. Dites-le. A quoi êtes-vous bons, si ce n’est à cela ?

Non. On se tait, et l’on veut que tout se taise. Défense de parler de la Crète. Tel est l’expédient. Six ou sept grandes puissances conspirent contre un petit peuple. Quelle est cette conspiration ? La plus lâche de toutes. La conspiration du silence.

Mais le tonnerre n’en est pas.

Le tonnerre vient de là-haut, et, en langue politique, le tonnerre s’appelle révo- lution.

VICTOR HUGO.

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