Actes et paroles – Pendant l’exil

IV
Votre Garibaldi n’a pas trouvé le joint. Çà, le but de tout homme ici-bas n’est-il point De tâcher d’être dupe aussi peu que possible ? Jouir est bon. La vie est un tir à la cible. Le scrupule en haillons grelotte ; je le plains. Rien n’a plus de vertu que les coffres-forts pleins. Il est de l’intérêt de tous qu’on ait des princes Qui fassent refluer leur or dans les provinces ; C’est pour cela qu’un roi doit être riche ; avoir Une liste civile énorme est son devoir ; Le pape, qu’on voudrait confiner dans les astres, Est un roi comme un autre. Il a besoin de piastres, Que diable ! L’opulence est le droit du saint lieu ; Il faut dorer le pape afin de prouver Dieu ; N’avoir pas une pierre où reposer sa tête Est bon pour Jésus-Christ. La loque est déshonnête. Voyons la question par le côté moral ; Le but du colonel est d’être général, Le but du maréchal est d’être connétable ! Avant tout, mon paiement. Mettons cartes sur table. Un renégat a tort tant qu’il n’est pas muchir ; Alors il a raison. S’arrondir, s’enrichir, Tout est là. Regardez, nous prenons les Hanovres. Et quant à ces ban- dits qui veulent rester pauvres, Ils sont les ennemis publics. Sus ! hors la loi ! Ils donnent le mauvais exemple. Coffrez-moi Ce gueux, qui, dictateur, n’a rien mis dans sa poche.

On se heurte au battant lorsqu’on touche à la cloche, Et lorsqu’on touche au prêtre on se heurte au soudard. Morbleu, la papauté n’est pas un objet d’art !

Par le sabre en Espagne, en Prusse par la schlague, Par la censure en France, on modère, on élague L’excès de rêverie et de tendance au droit. Le peuple est pour le prince un soulier fort étroit ; L’élargir en l’usant aux marches militaires Est utile. Un pontife en ses sermons austères, Sait rattacher au ciel nos lois, qu’on nomme abus, Et le knout en latin s’appelle Syllabus. L’ordre est tout. Le fusil Chassepot est suave. Le progrès est béni ; dans quoi ? dans le zouave ! Les boulets sont bénis dans leurs coups ; le chacal Est béni dans sa faim, s’il est pontifical. Nous trouvons excellent, quant à nous, que le pape Rie au nez de ce siècle inepte, écrase, frappe ; Et, du moment qu’on veut lui prendre son argent, Se fasse carrément recruteur et sergent, Pousse à la guerre, et crie : à mort quiconque est libre ! Qu’il recommande au prône un obus de calibre, Qu’il dise en achevant sa prière : égorgez ! Envoie aux combattants force fourgons chargés, De la poudre, du fer, du plomb, et ravitaille L’extermination sur les champs de bataille !

V

Qu’il aille donc ! qu’il aille, emportant son mandat, Ce chevalier errant des peuples, ce soldat. Ce paladin, ce preux de l’idéal ! qu’il parte. Nous, les proscrits d’Athène, à ce proscrit de Sparte, Ouvrons nos seuils ; qu’il soit notre hôte maintenant ; Qu’en notre maison sombre il entre rayonnant. Oui, viens, chacun de nous, frère à l’âme meurtrie, Veut avec son exil te faire une patrie ! Viens, assieds-toi chez ceux qui n’ont plus de foyer. Viens, toi qu’on a pu vaincre et qu’on n’a pu ployer ! Nous chercherons quel est le nom de l’espérance ; Nous dirons : Italie ! et tu répon- dras : France ! Et nous regarderons, car le soir fait rêver, En attendant les droits, les astres se lever. L’amour du genre humain se double d’une haine Égale au poids du joug, au froid noir de la chaîne, Aux mensonges du prêtre, aux cruautés du roi.
Nous sommes rugissants et terribles. Pourquoi ? Parce que nous aimons. Toutes ces humbles têtes, Nous voulons les voir croître et nous sommes des bêtes Dans l’antre, et nous avons les peuples pour petits. Jetés au même écueil, mais non pas engloutis, Frère, nous nous dirons tous les deux notre histoire ; Tu me raconte- ras Palerme et ta victoire, Je te dirai Paris, sa chute et nos sanglots, Et nous lirons ensemble Homère au bord des flots. Puis tu continueras ta marche âpre et hardie.

Et, là-bas, la lueur deviendra l’incendie.

VI
Ah ! race italienne, il était ton appui ! Ah ! vous auriez eu Rome, ô peuples, grâce à lui, Grâce au bras du guerrier, grâce au coeur du prophète. D’abord il l’eût don- née, ensuite il l’eût refaite.

Oui, calme, ayant en lui de la grandeur assez Pour s’ajouter sans trouble aux héros trépassés, Il eût reforgé Rome ; il eût mêlé l’exemple Du vieux sépulcre avec l’exemple du vieux temple ; Il eût mêlé Turin, Pise, Albe, Velletri, Le Capitole avec le Vésuve, et pétri L’âme de Juvénal avec l’âme de Dante ; Il eût trempé d’airain la fibre indépendante ; Il vous eût des titans montré les fiers chemins. Pleurez, italiens ! il vous eût faits romains.

VII

Le crime est consommé. Qui l’a commis ? Ce pape ? Non. Ce roi ? non. Le glaive à leur bras faible échappe. Qui donc est le coupable alors ? Lui. L’homme obs- cur ; Celui qui s’embusqua derrière notre mur ; Le fils du Sinon grec et du Judas biblique ; Celui qui, souriant, guetta la république, Son serment sur le front, son poignard à la main.

Il est parmi vous, rois, ô groupe à peine humain, Un homme que l’éclair de temps en temps regarde. Ce condamné, qui triple autour de lui sa garde, Perd sa peine. Son tour approche. Quand ? Bientôt. C’est pourquoi l’on entend un gron- dement là-haut. L’ombre est sur vos palais, ô rois. La nuit l’apporte. Tel que l’exé- cuteur frappant à votre porte, Le tonnerre demande à parler à quelqu’un.

Et cependant l’odeur des morts, affreux parfum Qui se mêle à l’encens des Te- deums superbes, Monte du fond des bois, du fond des prés pleins d’herbes, Des steppes, des marais, des vallons, en tous lieux ! Au fatal boulevard de Paris ou- blieux, Au Mexique, en Pologne, en Crète où la nuit tombe, En Italie, on sent un miasme de tombe, Comme si, sur ce globe et sous le firmament, Étant dans sa saison d’épanouissement, Vaste mancenillier de la terre en démence, Le carnage vermeil ouvrait sa fleur immense. Partout des égorgés ! des massacrés partout ! Le cadavre est à terre et l’idée est debout.

Ils gisent étendus dans les plaines farouches, L’appel aux armes flotte au-dessus de leurs bouches. On les dirait semés. Ils le sont. Le sillon Se nomme liberté. La mort est l’aquilon, Et les morts glorieux sont la graine sublime Qu’elle disperse au loin sur l’avenir, abîme. Germez, héros ! et vous, cadavres, pourrissez. Fais ton oeuvre, ô mystère ! épars, nus, hérissés, Béants, montrant au ciel leurs bras coupés qui pendent, Tous ces exterminés immobiles attendent.

Et tandis que les rois, joyeux et désastreux, Font une fête auguste et triomphale entre eux, Tandis que leur olympe abonde, au fond des nues, En fanfare, en fes- tins, en joie, en gorges nues, Rit, chante, et, sur nos fronts, montre aux hommes contents Une fraternité de czars et de sultans, De son côté, là-bas, au désert, sous la bise, Dans l’ombre avec la mort le vautour fraternise ; Les bêtes du sépulcre ont leur vil rendez-vous ; Le freux, la louche orfraie, et le pygargue roux, L’âpre autour, les milans, féroces hirondelles, Volent droit aux charniers, et tous à tire-d’ailes. Se hâtent vers les morts, et ces rauques oiseaux S’abattent, l’un mordant la chair, l’autre les os, Et, criant, s’appelant, le feu sous les paupières, Viennent boire le sang qui coule entre les pierres.

VIII

O peuple, noir dormeur, quand t’éveilleras-tu ? Rester couché sied mal à qui fut abattu. Tu dors, avec ton sang sur les mains, et, stigmate Que t’a laissé l’abjecte et dure casemate, La marque d’une corde autour de tes poignets. Qu’as-tu fait de ton âme, ô toi qui t’indignais ? L’empire est une cave, et toutes les espèces De nuit te tiennent pris sous leurs brumes épaisses. Tu dors, oubliant tout, ta grandeur, son complot, La liberté, le droit, ces lumières d’en haut ; Tu fermes les yeux, lourd, gisant sous d’affreux voiles, Sans souci de l’affront que tu fais aux étoiles ! Allons, remue. Allons, mets-toi sur ton séant. Qu’on voie enfin bouger le torse du géant. La longueur du sommeil devient ignominie. Es-tu las ? es-tu sourd ? es-tu mort ? Je le nie. N’as-tu pas conscience en ton accablement Que l’opprobre s’accroît de moment en moment ? N’entends-tu pas qu’on marche au-dessus de ta tête ? Ce sont les rois. Ils font le mal. Ils sont en fête. Tu dors sur ce fumier ! Toi qui fus citoyen, Te voilà devenu bête de somme. Eh bien, L’âne se lève, et brait ; le boeuf se dresse, et beugle. Cherche donc dans ta nuit puisqu’on t’a fait aveugle !

O toi qui fus si grand, debout ! car il est tard. Dans cette obscurité l’on peut mettre au hasard La main sur de la honte ou bien sur de la gloire ; Étends le bras le long de la muraille noire ; L’inattendu dans l’ombre ici peut se cacher ; Tu parvien- dras peut-être à trouver, à toucher, A saisir une épée entre tes poings funèbres, Dans le tâtonnement farouche des ténèbres !

Hauteville-House, novembre 1867.

Un mois ne s’était pas écoulé depuis la publication de ce poëme, que dix-sept traductions en avaient déjà paru, dont quelques-unes en vers. Le déchaînement de la presse cléricale augmenta le retentissement.

Garibaldi répondit à Victor Hugo par un poëme en vers français, noble remer- ciement d’une grande âme.

La publication du poëme de Victor Hugo donna lieu à un incident. En ce moment- là (novembre 1867), on jouait Hernani au Théâtre-Français, et l’on allait jouer Ruy Blas à l’Odéon. Les représentations d’ Hernani furent arrêtées, et Victor Hugo re- çut à Guernesey la lettre suivante :

« Le directeur du Théâtre impérial de l’Odéon a l’honneur d’informer M. Victor Hugo que la reprise de Ruy Blas est interdite.

« CHILLY. »

Victor Hugo répondit :

« A M. Louis Bonaparte, aux Tuileries .

« Monsieur, je vous accuse réception de la lettre signée CHILLY.

« VICTOR HUGO. »

IX LES ENFANTS PAUVRES
Noël. Décembre 1867.

J’éprouve toujours un certain embarras à voir tant de personnes réunies autour d’une chose si simple et si petite. Moi, solitaire, une fois par an j’ouvre ma maison. Pourquoi ? Pour montrer à qui veut la voir une humble fête, une heure de joie donnée, non par moi, mais par Dieu, à quarante enfants pauvres. Toute l’année la misère, un jour la joie. Est-ce trop !

Mesdames, c’est à vous que je m’adresse, car à qui offrir la joie des enfants, si ce n’est au cœur des femmes ?-Pensez toutes à vos enfants en voyant ceux-ci, et, dans la mesure de vos forces, et pour commencer dès l’enfance la fraternité des hommes, faites, vous qui êtes des mères heureuses et favorisées, faites que les petits riches ne soient pas enviés par les petits pauvres ! Semons l’amour. C’est ainsi que nous apaiserons l’avenir.

Comme je le disais l’an dernier, à pareille occasion, faire du bien à quarante en- fants est un fait insignifiant ; mais si ce nombre de quarante enfants pouvait, par le concours de tous les bons cœurs, s’accroître indéfiniment, alors il y aurait un exemple utile. Et c’est dans ce but de propagande que j’ai consenti à laisser se ré- pandre un peu de publicité sur le Dîner des enfants pauvres institué à Hauteville- House.

Cette petite fondation a donc deux buts principaux, un but d’hygiène et un but de propagande.

Au point de vue de l’hygiène, réussit-elle ? Oui. La preuve la voici : depuis six ans que ce Dîner des enfants pauvres est fondé à Hauteville-House, sur quarante enfants qui y prennent part, deux seulement sont morts. Deux en six ans ! Je livre ce fait aux réflexions des hygiénistes et des médecins.

Au point de vue de la propagande, réussit-elle ? Oui. Des Dîners hebdomadaires pour l’enfance pauvre, fondés sur le modèle de celui-ci, commencent à s’établir un peu partout ; en Suisse, en Angleterre, surtout en Amérique. J’ai reçu hier un journal anglais, le Leith Pilot , qui en recommande vivement l’établissement.

L’an dernier je vous lisais une lettre, insérée dans le Times , annonçant à Londres la fondation d’un dîner de 320 enfants. Aujourd’hui voici une lettre que m’écrit lady Thompson, trésorière d’un Dîner d’enfants pauvres dans la paroisse de Ma- rylebone, où sont admis 6,000 enfants. De 300 à 6,000, c’est là une progression magnifique, d’une année à l’autre. Je félicite et je remercie ma noble correspon- dante, lady Thompson. Grâce à elle et à ses honorables amis, l’idée du solitaire a fructifié. Le petit ruisseau de Guernesey est devenu à Londres un grand fleuve.

Un dernier mot.

Tous, tant que nous sommes, nous avons ici-bas des devoirs de diverses sortes. Dieu nous impose d’abord les devoirs sévères. Nous devons, dans l’intérêt de tous les hommes, lutter ; nous devons combattre les forts et les puissants, les forts quand ils abusent de la force, les puissants quand ils emploient au mal la puis- sance ; nous devons prendre au collet le despote, quel qu’il soit, depuis le charre- tier qui maltraite un cheval jusqu’au roi qui opprime un peuple. Résister et lutter, ce sont de rudes nécessités. La vie serait dure si elle ne se composait que de cela.

Quelquefois, à bout de forces, on demande, en quelque sorte, grâce au devoir. On se tourne vers la conscience : Que veux-tu que j’y fasse ? répond la conscience ; le devoir est de continuer. Pourtant on interrompt un moment la lutte, on se met à contempler les enfants, les pauvres petits, les frais visages que fait lumineux et roses l’aube auguste de la vie, on se sent ému, on passe de l’indignation à l’at- tendrissement, et alors on comprend la vie entière, et l’on remercie Dieu, qui, s’il nous donne les puissants et les méchants à combattre, nous donne aussi les inno- cents et les faibles à soulager, et qui, à côté des devoirs sévères, a placé les devoirs charmants. Les derniers consolent des premiers.

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