Actes et paroles – Pendant l’exil

VII AVERTISSEMENT
Les paroles de Victor Hugo émurent le parlement. Un membre de la majorité, familier des Tuileries, somma le gouvernement anglais de mettre fin à la « querelle personnelle »entre M. Louis Bonaparte et M. Victor Hugo. Victor Hugo sentit qu’il était nécessaire que le proscrit remît à sa place l’empereur et qu’il fallait rendre à M. Bonaparte le sentiment de sa situation vraie ; et il publia dans les journaux anglais ce qu’on va lire :

AVERTISSEMENT

Je préviens M. Bonaparte que je me rends parfaitement compte des ressorts qu’il fait mouvoir et qui sont à sa taille, et que j’ai lu avec intérêt les choses dites à mon sujet, ces jours passés, dans le parlement anglais. M. Bonaparte m’a chassé de France pour avoir pris les armes contre son crime, comme c’était mon droit de citoyen et mon devoir de représentant du peuple ; il m’a chassé de Belgique pour Napoléon le Petit ; il me chassera peut-être d’Angleterre pour les protesta- tions que j’y ai faites, que j’y fais et que je continuerai d’y faire. Cela regarde l’An- gleterre plus que moi. Un triple exil n’est rien. Quant à moi, l’Amérique est bonne, et, si elle convient à M. Bonaparte, elle me convient aussi. J’avertis seulement M. Bonaparte qu’il n’aura pas plus raison de moi, qui suis l’atome, qu’il n’aura rai- son de la vérité et de la justice qui sont Dieu même. Je déclare au Deux-Décembre en sa personne que l’expiation viendra, et que, de France, de Belgique, d’Angle- terre, d’Amérique, du fond de la tombe, si les âmes vivent, comme je le crois et l’affirme, j’en hâterai l’heure. M. Bonaparte a raison, il y a en effet entre moi et lui une « querelle personnelle », la vieille querelle personnelle du juge sur son siège et de l’accusé sur son banc.

VICTOR HUGO.

Jersey, 22 décembre 1854.

Chapitre 5

Ce que pourrait être l’Europe. Ce qu’elle est. Suite des complaisances de l’An- gleterre pour l’empire. L’empereur reçu à Londres. Les proscrits chassés de Jersey
.

I. SIXIÈME ANNIVERSAIRE DU 24 FÉVRIER 1848
24 février 1855. Proscrits,
Si la révolution, inaugurée il y a sept ans à pareil jour à l’Hôtel de Ville de Paris, avait suivi son cours naturel, et n’avait pas été, pour ainsi dire, dès le lendemain même de son avènement, détournée de son but ; si la réaction d’abord, Louis Bo- naparte ensuite, n’avaient pas détruit la république, la réaction par ruse et lent empoisonnement, Louis Bonaparte par escalade nocturne, effraction, guet-apens et meurtre ; si, dès les jours éclatants de Février, la république avait montré son drapeau sur les Alpes et sur le Rhin et jeté au nom de la France à l’Europe ce cri : Liberté ! qui eût suffi à cette époque, vous vous en souvenez tous, pour consom- mer sur le vieux continent le soulèvement de tous les peuples et achever l’écroule- ment de tous les trônes ; si la France, appuyée sur la grande épée de 92, eût donné aide, comme elle le devait, à l’Italie, à la Hongrie, à la Pologne, à la Prusse, à l’Al- lemagne ; si, en un mot, l’Europe des peuples eût succédé en 1848 à l’Europe des rois, voici quelle serait aujourd’hui, après sept années de liberté et de lumière, la situation du continent.

On verrait ceci :

Le continent serait un seul peuple ; les nationalités vivraient de leur vie propre dans la vie commune ; l’Italie appartiendrait à l’Italie, la Pologne appartiendrait à la Pologne, la Hongrie appartiendrait à la Hongrie, la France appartiendrait à l’Europe, l’Europe appartiendrait à l’Humanité.

Plus de Rhin, fleuve allemand ; plus de Baltique et de mer Noire, lacs russes ; plus de Méditerranée, lac français ; plus d’Atlantique, mer anglaise ; plus de ca- nons au Sund et à Gibraltar ; plus de kammerlicks aux Dardanelles. Les fleuves libres, les détroits libres, les océans libres.

Le groupe européen n’étant plus qu’une nation, l’Allemagne serait à la France, la France serait à l’Italie ce qu’est aujourd’hui la Normandie à la Picardie et la Pi- cardie à la Lorraine. Plus de guerre ; par conséquent plus d’armée. Au seul point de vue financier, bénéfice net par an pour l’Europe, quatre milliards. [Note : Pour la France, plus de liste civile, plus de clergé payé, plus de magistrature inamovible, plus d’administration centralisée, plus d’armée permanente ; bénéfice net par an : 800 millions. 2 millions par jour.].

Plus de frontières, plus de douanes, plus d’octrois ; le libre échange ; flux et re- flux gigantesque de numéraire et de denrées, industrie et commerce vingtuplés ; bonification annuelle pour la richesse du continent, au moins dix milliards. Ajou- tez les quatre milliards de la suppression des armées, plus deux milliards au moins gagnés par l’abolition des fonctions parasites sur tout le continent, y compris la fonction de roi, cela fait tous les ans un levier de seize milliards pour soulever les questions économiques. Une liste civile du travail, une caisse d’amortissement de la misère épuisant les bas-fonds du chômage et du salariat avec une puissance de seize milliards par an. Calculez cette énorme production de bien-être. Je ne déve- loppe pas.

Une monnaie continentale, à double base métallique et fiduciaire, ayant pour point d’appui le capital Europe tout entier et pour moteur l’activité libre de deux cents millions d’hommes, cette monnaie, une, remplacerait et résorberait toutes les absurdes variétés monétaires d’aujourd’hui, effigies de princes, figures des mi- sères, variétés qui sont autant de causes d’appauvrissement ; car, dans le va-et- vient monétaire, multiplier la variété, c’est multiplier le frottement ; multiplier le frottement, c’est diminuer la circulation. En monnaie, comme en toute chose, cir- culation, c’est unité.

La fraternité engendrerait la solidarité ; le crédit de tous serait la propriété de chacun, le travail de chacun, la garantie de tous.

Liberté d’aller et venir, liberté de s’associer, liberté de posséder, liberté d’en- seigner, liberté de parler, liberté d’écrire, liberté de penser, liberté d’aimer, liberté de croire, toutes les libertés feraient faisceau autour du citoyen gardé par elles et devenu inviolable.

Aucune voie de fait, contre qui que ce soit ; même pour amener le bien. Car à quoi bon ? Par la seule force des choses, par la simple augmentation de la lumière, par le seul fait du plein jour succédant à la pénombre monarchique et sacerdo- tale, l’air serait devenu irrespirable à l’homme de force, à l’homme de fraude, à l’homme de mensonge, à l’homme de proie, à l’exploitant, au parasite, au sabreur, à l’usurier, à l’ignorantin, à tout ce qui vole dans les crépuscules avec l’aile de la chauve-souris.

La vieille pénalité se serait dissoute comme le reste. La guerre étant morte, l’écha- faud, qui a la même racine, aurait séché et disparu de lui-même. Toutes les formes du glaive se seraient évanouies. On en serait à douter que la créature humaine ait jamais pu, ait jamais osé mettre à mort la créature humaine, même dans le passé. Il y aurait, dans la galerie ethnographique du Louvre, un mortier-Paixhans sous verre, un canon-Lancastre sous verre, une guillotine sous verre, une potence sous verre, et l’on irait par curiosité voir au muséum ces bêtes féroces de l’homme comme on va voir à la ménagerie les bêtes féroces de Dieu.
On dirait : c’est donc cela, un gibet ! comme on dit : c’est donc cela, un tigre ! On verrait partout le cerveau qui pense, le bras qui agit ; la matière, qui obéit ;
la machine servant l’homme ; les expérimentations sociales sur une vaste échelle ;
toutes les fécondations merveilleuses du progrès par le progrès ; la science aux prises avec la création ; des ateliers toujours ouverts dont la misère n’aurait qu’à pousser la porte pour devenir le travail ; des écoles toujours ouvertes dont l’igno- rance n’aurait qu’à pousser la porte pour devenir la lumière ; des gymnases gra- tuits et obligatoires où les aptitudes seules marqueraient les limites de l’enseigne- ment, où l’enfant pauvre recevrait la même culture que l’enfant riche ; des scru- tins où la femme voterait comme l’homme. Car le vieux monde du passé trouve la femme bonne pour les responsabilités civiles, commerciales, pénales, il trouve la femme bonne pour la prison, pour Clichy, pour le bagne, pour le cachot, pour l’échafaud ; nous, nous trouvons la femme bonne pour la dignité et pour la liberté ;

il trouve la femme bonne pour l’esclavage et pour la mort, nous la trouvons bonne pour la vie ; il admet la femme comme personne publique pour la souffrance et pour la peine, nous l’admettons comme personne publique pour le droit. Nous ne disons pas : âme de première qualité, l’homme ; âme de deuxième qualité, la femme. Nous proclamons la femme notre égale, avec le respect de plus. O femme, mère, compagne, sœur, éternelle mineure, éternelle esclave, éternelle sacrifiée, éternelle martyre, nous vous relèverons ! De tout ceci le vieux monde nous raille, je le sais. Le droit de la femme, proclamé par nous, est le sujet principal de sa gaîté. Un jour, à l’assemblée, un interrupteur me cria :-C’est surtout avec ça, les femmes, que vous nous faites rire.-Et vous, lui répondis-je, c’est surtout avec ça, les femmes, que vous nous faites pleurer.

Je reprends, et j’achève cette esquisse.

Au faîte de cette splendeur universelle, l’Angleterre et la France rayonneraient ; car elles sont les aînées de la civilisation actuelle ; elles sont au dix-neuvième siècle les deux nations mères ; elles éclairent au genre humain en marche les deux routes du réel et du possible ; elles portent les deux flambeaux, l’une le fait, l’autre l’idée. Elles rivaliseraient sans se nuire ni s’entraver. Au fond, et à voir les choses de la hauteur philosophique,-permettez-moi cette parenthèse-il n’y a jamais eu entre elles d’autre antipathie que ce désir d’aller au delà, cette impatience de pousser plus loin, cette logique de marcheur en avant, cette soi de l’horizon, cette ambi- tion de progrès indéfini qui est toute la France et qui a quelquefois importuné l’Angleterre sa voisine, volontiers satisfaite des résultats obtenus et épouse tran- quille du fait accompli. La France est l’adversaire de l’Angleterre comme le mieux est l’ennemi du bien.

Je continue.

Dans la vieille cité du dix août et du vingt-deux septembre, déclarée désormais la Ville d’Europe, Urbs , une colossale assemblée, l’assemblée des États-Unis d’Eu- rope, arbitre de la civilisation, sortie du suffrage universel de tous les peuples du continent, traiterait et réglerait, en présence de ce majestueux mandant, juge dé- finitif, et avec l’aide de la presse universelle libre, toutes les questions de l’huma- nité, et ferait de Paris au centre du monde un volcan de lumière.

Citoyens, je le dis en passant, je ne crois pas à l’éternité de ce qu’on appelle au- jourd’hui les parlements ; mais les parlements, générateurs de liberté et d’unité tout ensemble, sont nécessaires jusqu’au jour, jour lointain, encore et voisin de l’idéal, où, les complications politiques s’étant dissoutes dans la simplification du travail universel, la formule : LE MOINS DE GOUVERNEMENT POSSIBLE rece- vant une application de plus en plus complète, les lois factices ayant toutes dis- paru et les lois naturelles demeurant seules, il n’y aura plus d’autre assemblée que l’assemblée des créateurs et des inventeurs, découvrant et promulguant la loi et ne la faisant pas, l’assemblée de l’intelligence, de l’art et de la science, l’Ins- titut. L’Institut transfiguré et rayonnant, produit d’un tout autre mode de nomi- nation, délibérant publiquement. Sans nul doute, l’Institut, dans la perspective des temps, est l’unique assemblée future. Chose frappante et que j’ajoute encore en passant, c’est la Convention qui a créé l’Institut. Avant d’expirer, ce sombre aigle des révolutions a déposé sur le généreux sol de France l’œuf mystérieux qui contient les ailes de l’avenir.

Ainsi, pour résumer en peu de mots les quelques linéaments que je viens d’in- diquer, et beaucoup de détails m’échappent, je jette ces idées au hasard et rapide- ment et je ne trace qu’un à peu près, si la révolution de 1848 avait vécu et porté ses fruits, si la république fût restée debout, si, de république française, elle fût deve- nue, comme la logique l’exige, république européenne, fait qui se serait accom- pli alors, certes, en moins d’une année, et presque sans secousse ni déchirement, sous le souffle du grand vent de Février, citoyens, si les choses s’étaient passées de la sorte, que serait aujourd’hui l’Europe ? une famille. Les nations sœurs. L’homme frère de l’homme. On ne serait plus ni français, ni prussien, ni espagnol ; on serait européen. Partout la sérénité, l’activité, le bien-être, la vie. Pas d’autre lutte, d’un bout à l’autre du continent, que la lutte du bien, du beau, du grand, du juste, du vrai et de l’utile domptant l’obstacle et cherchant l’idéal. Partout cette immense victoire qu’on appelle le travail dans cette immense clarté qu’on appelle la paix.

Voilà, citoyens, si la révolution eût triomphé, voilà, en raccourci et en abrégé, le spectacle que nous donnerait à cette heure l’Europe des peuples.

Mais ces choses ne se sont point réalisées. Heureusement on a rétabli l’ordre.
Et, au lieu de cela, que voyons-nous ?

Ce qui est debout en ce moment, ce n’est pas l’Europe des peuples ; c’est l’Eu- rope des rois.

Et que fait-elle, l’Europe des rois ?

Elle a la force ; elle peut ce qu’elle veut ; les rois sont libres puisqu’ils ont étouffé la liberté ; l’Europe des rois est riche ; elle a des millions, elle a des milliards ; elle n’a qu’à ouvrir la veine des peuples pour en faire jaillir du sang et de l’or. Que fait- elle ? Déblaie-t-elle les embouchures des fleuves ? abrège-t-elle la route de l’Inde ? relie-t-elle le Pacifique à l’Atlantique ? perce-t-elle l’isthme de Suez ? coupe-t-elle l’isthme de Panama ? jette-t-elle dans les profondeurs de l’océan le prodigieux fil électrique qui rattachera les continents aux continents par l’idée devenue éclair, et qui, fibre colossale de la vie universelle, fera du globe un cœur énorme ayant pour battement la pensée de l’homme ? A quoi s’occupe l’Europe des rois ? accomplit- elle, maîtresse du monde, quelque grand et saint travail de progrès, de civilisation et d’humanité ? à quoi dépense-t-elle les forces gigantesques du continent dont elle dispose ? que fait-elle ?

Citoyens, elle fait une guerre. Une guerre pour qui ?
Pour vous, peuples ? Non, pour eux, rois. Quelle guerre ?
Une guerre misérable par l’origine : une clef ; épouvantable par le début : Balak- lava ; formidable par la fin : l’abîme.

Une guerre qui part du risible pour aboutir à l’horrible.

Proscrits, nous avons déjà plus d’une fois parlé de cette guerre, et nous sommes condamnés à en parler longtemps encore. Hélas ! je n’y songe, quant à moi, que le cœur serré.

O français qui m’entourez, la France avait une armée, une armée la première du monde, une armée admirable, incomparable, formée aux grandes guerres par vingt ans d’Afrique, une armée tête de colonne du genre humain, espèce de Mar- seillaise vivante, aux strophes hérissées de bayonnettes, qui, mêlée au souffle de la Révolution, n’eût eu qu’à faire chanter ses clairons pour faire à l’instant même tomber en poussière sur le continent tous les vieux sceptres et toutes les vieilles chaînes ; cette armée, où est-elle ? qu’est-elle devenue ? Citoyens, M. Bonaparte

l’a prise. Qu’en a-t-il fait ? d’abord il l’a enveloppée dans le linceul de son crime ; ensuite il lui a cherché une tombe. Il a trouvé la Crimée.

Car cet homme est poussé et aveuglé par ce qu’il a en lui de fatal et par cet instinct de la destruction du vieux monde qui est son âme à son insu.

Proscrits, détournez un moment vos yeux de Cayenne où il y a aussi un sépulcre, et regardez là-bas à l’orient. Vous y avez des frères.

L’armée française et l’armée anglaise sont là.

Qu’est-ce que c’est que cette tranchée qu’on ouvre devant cette ville tartare ? cette tranchée à deux pas de laquelle coule le ruisseau de sang d’Inkermann, cette tranchée où il y a des hommes qui passent la nuit debout et qui ne peuvent se coucher parce qu’ils sont dans l’eau jusqu’aux genoux ; d’autres qui sont couchés, mais dans un demi-mètre de boue qui les recouvre entièrement et où ils mettent une pierre pour que leur tête en sorte ; d’autres qui sont couchés, mais dans la neige, sous la neige, et qui se réveilleront demain les pieds gelés ; d’autres qui sont couchés, mais sur la glace et qui ne se réveilleront pas ; d’autres qui marchent pieds nus par un froid de dix degrés parce qu’ayant ôté leurs souliers, ils n’ont plus la force de les remettre ; d’autres couverts de plaies qu’on ne panse pas ; tous sans abri, sans feu, presque sans aliments, faute de moyens de transport, ayant pour vêtement des haillons mouillés devenus glaçons, rongés de dyssenterie et de typhus, tués par le lit où ils dorment, empoisonnés par l’eau qu’ils boivent [note : Voir aux Notes.], harcelés de sorties, criblés de bombes, réveillés de l’agonie par la mitraille, et ne cessant d’être des combattants que pour redevenir des mourants ; cette tranchée où l’Angleterre, à l’heure qu’il est, a entassé trente mille soldats, où la France, le 17 décembre,-j’ignore le chiffre ultérieur,-avait couché quarante-six mille sept cents hommes ; cette tranchée où, en moins de trois mois, quatrevingt mille hommes ont disparu ; cette tranchée de Sébastopol, c’est la fosse des deux armées. Le creusement de cette fosse, qui n’est pas finie, a déjà coûté trois mil- liards.

La guerre est un fossoyeur en grand qui se fait payer cher.

Oui, pour creuser la fosse des deux armées d’Angleterre et de France, la France et l’Angleterre, en comptant tout, y compris le capital des flottes englouties, y compris la dépression de l’industrie, du commerce et du crédit, ont déjà dépensé trois milliards. Trois milliards ! avec ces trois milliards on eût complété le réseau des chemins de fer anglais et français, on eût construit le tunnel tubulaire de la Manche, meilleur trait d’union des deux peuples que la poignée de main de lord Palmerston et de M. Bonaparte qu’on nous montre au-dessus de nos têtes avec cette légende : A LA BONNE FOI ; avec ces trois milliards, on eût drainé toutes les bruyères de France et d’Angleterre, donné de l’eau salubre à toutes les villes, à tous les villages et à tous les champs, assaini la terre et l’homme, reboisé dans les deux pays toutes les pentes, prévenu par conséquent les inondations et les débor- dements, empoissonné tous les fleuves de façon à donner au pauvre le saumon à un sou la livre, multiplié les ateliers et les écoles, exploré et exploité partout les gisements houillers et minéraux, doté toutes les communes de pioches à vapeur, ensemencé les millions d’hectares en friche, transformé les égouts en puits d’en- grais, rendu les disettes impossibles, mis le pain dans toutes les bouches, décuplé la production, décuplé la consommation, décuplé la circulation, centuplé la ri- chesse !-Il vaut mieux prendre-je me trompe-ne pas prendre Sébastopol !

Il vaut mieux employer ses milliards à faire périr ses armées ! il vaut mieux se ruiner à se suicider !

Donc, devant le continent qui frissonne, les deux armées agonisent. Et, pendant ce temps-là, que fait « l’empereur Napoléon III » ? J’ouvre un journal de l’empire ( l’orateur déploie un journal ) et j’y lis : « Le carnaval poursuit ses joies. Ce ne sont que fêtes et bals. Le deuil que la cour a pris à l’occasion des morts des reines de Sardaigne sera suspendu vingt-quatre heures pour ne pas empêcher le bal qui va avoir lieu aux Tuileries. »

Oui, c’est le bruit d’un orchestre que nous entendons dans le pavillon de l’Hor- loge ; oui, le Moniteur enregistre et détaille le quadrille où ont « figuré leurs majes- tés » ; oui, l’empereur danse, oui, ce Napoléon danse, pendant que, les prunelles fixées sur les ténèbres, nous regardons, et que le monde civilisé, frémissant, re- garde avec nous Sébastopol, ce puits de l’abîme, ce tonneau sombre ou viennent l’une après l’autre, pâles, échevelées, versant dans le gouffre leurs trésors et leurs enfants, et recommençant toujours, la France et l’Angleterre, ces deux Danaïdes aux yeux sanglants !

Pourtant on annonce que « l’empereur »va partir. Pour la Crimée ! est-ce pos- sible ? Voici que la pudeur lui viendrait et qu’il aurait conscience de la rougeur publique ? On nous le montre brandissant vers Sébastopol le sabre de Lodi, chaus- sant les bottes de sept lieues de Wagram, avec Troplong et Baroche éplorés pendus aux deux basques de sa redingote grise. Que veut dire ce va-t-en guerre ?-Citoyens, un souvenir. Le matin du coup d’état, apprenant que la lutte commençait, M. Bo- naparte s’écria : Je veux aller partager les dangers de mes braves soldats ! Il y eut probablement là quelque Baroche ou quelque Troplong qui s’éplora. Rien ne put le retenir. Il partit. Il traversa les Champs-Elysées et les Tuileries entre deux triples haies de bayonnettes. En débouchant des Tuileries, il entra rue de l’Échelle. Rue de l’Échelle, cela signifie rue du Pilori ; il y avait là autrefois en effet une échelle ou pilori. Dans cette rue il aperçut de la foule, il vit le geste menaçant du peuple ; un ouvrier lui cria : à bas le traître ! Il pâlit, tourna bride, et rentra à l’Elysée. Ne nous donnons donc pas les émotions du départ. S’il part, la porte des Tuileries, comme celle de l’Elysée, reste entre-bâillée derrière lui ; s’il part, ce n’est pas pour la tran- chée où l’on agonise, ni pour la brèche où l’on meurt. Le premier coup de canon qui lui criera : à bas le traître ! lui fera rebrousser chemin. Soyons tranquilles. Ja- mais, ni dans Paris, ni en Crimée, ni dans l’histoire, Louis Bonaparte ne dépassera la rue de l’Échelle.

Du reste, s’il part, l’oeil de l’histoire sera fixé sur Paris. Attendons.

Citoyens, je viens d’exposer devant vous, et je circonsris la peinture, le tableau que présente l’Europe aujourd’hui.

Ce que serait l’Europe républicaine, je vous l’ai dit ; ce qu’est l’Europe impé- riale ; vous le voyez.

Dans cette situation générale, la situation spéciale de la France, la voici :

Les finances gaspillées, l’avenir grevé d’emprunts, lettres de change signées DEUX DÉCEMBRE et LOUIS BONAPARTE et par conséquent sujettes à protêt, l’Autriche et la Prusse ennemies avec des masques d’alliées, la coalition des rois latente mais visible, les rêves de démembrement revenus, un million d’hommes prêta s’ébran- ler vers le Rhin au premier signe du czar, l’armée d’Afrique anéantie. Et pour point d’appui, quoi ? l’Angleterre ; un naufrage.

Tel est cet effrayant horizon aux deux extrémités duquel se dressent deux spectres, le spectre de l’armée en Crimée, le spectre de la république en exil.

Hélas ! l’un de ces deux spectres a au flanc le coup de poignard de l’autre, et le lui pardonne.

Oui, j’y insiste, la situation est si lugubre que le parlement épouvanté ordonne une enquête, et qu’il semble à ceux qui n’ont pas foi en l’avenir des peuples pro- videntiels que la France va périr et que l’Angleterre va sombrer.

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