Emma

Chapitre 15

 

Dès que M. Woodhouse eut pris sa tasse dethé, il se déclara prêt à rentrer chez lui ; ce ne fut passans peine que ses trois compagnons réussirent à lui faire oublierl’heure en attendant le retour des autres convives. M. Westonétait hospitalier et très enclin à prolonger la séance d’aprèsdîner ; enfin le salon se remplit ; M. Elton, lamine souriante, fit son apparition un des premier ;Mme Weston et Emma étaient assises ensemble sur uncanapé, il les rejoignit et sans attendre d’en être prié il pritplace délibérément entre elles.

Emma, qui avait retrouvé sa sérénité, étaitdisposée à oublier les récentes bévues du nouvel arrivant et à letraiter comme d’habitude ; le premier sujet qu’il entama futla maladie d’Harriet et elle l’écouta avec un sourirebienveillant ; il se déclara tout à fait inquiet au sujet desa jolie amie « de sa blonde, aimable, ravissante amie !Avait-elle eu des nouvelles depuis son arrivée à Randalls ? Ildevait avouer que la nature de ce mal lui causait une certaineappréhension ».

Il continua sur ce ton pendant quelque temps,très correctement, ne laissant guère à son interlocutrice lapossibilité de répondre ; mais il ne tarda pas à s’engagerdans une voie dangereuse ; il parut tout à coup se tourmenternon pas tant du mal de gorge en lui-même que des conséquences quipourraient en résulter pour Emma ; il était plus préoccupéqu’elle échappât à la contagion que du mal d’Harriet ; ilcommença par la prier avec la plus grande énergie de s’abstenir devisiter la malade pour le moment ; il insistait pour qu’ellelui fît la promesse de ne pas courir à ce risque tant qu’iln’aurait pas vu M. Perry afin d’avoir une opinion autorisée.Emma essaya de prendre ces recommandations en riant et de leramener dans le droit chemin, mais elle ne réussit pas à calmerl’excessive sollicitude qu’il témoignait à son égard.

Cette fois-ci Emma dut s’avouer queM. Elton semblait prendre nettement position et vouloirmarquer sa prétention à être amoureux d’elle et non d’Harriet.Cette circonstance probable lui inspirait le plus profond mépris,mais dans la crainte de se tromper, elle dissimula ses sentiments.M. Elton continua imperturbablement et se tourna versMme Weston pour demander du secours :« Ne consentirait-elle pas à se joindre à lui afin depersuader Mlle Woodhouse de s’abstenir d’aller chezMme Goddard jusqu’à ce qu’il fût établi que lamaladie de Mlle Smith n’était pascontagieuse ? Il lui fallait une promesse : nel’aiderait-elle pas à l’obtenir ?

– Si soigneuse pour les autres,continua-t-il, et si imprudente quand il s’agit d’elle-même !Elle aurait souhaité que je soigne mon rhume et que je ne sorte pasce soir ; par contre, elle ne veut pas prendre l’engagement dene pas s’exposer à attraper une angine. Est-ce raisonnable,Mme Weston ? Soyez juge. N’ai-je pas quelquedroit de me plaindre ? Je suis sûr de votre aimable appui.

Emma vit la surprise deMme Weston en entendant ce discours dont lasubstance et le ton indiquaient clairement que M. Eltons’arrogeait le privilège de s’intéresser à elle avant tout autre.Elle-même était trop offensée pour répondre comme il convenait etse contenta de le regarder, mais ce fut de telle façon qu’ellejugea ce rappel à la réalité suffisant ; elle se leva aussitôtet alla s’asseoir près de sa sœur avec laquelle elle se mit àparler avec animation. À ce moment, M. Jean Knightley, quiétait sorti pour examiner le temps, rentrait précisément ; ilcommuniqua aussitôt à voix haute la nouvelle que le sol étaitcouvert de neige, laquelle continuait à tomber et que le ventsoufflait ; il termina en s’adressant àM. Woodhouse :

– Voilà un heureux début pour vos sortiesd’hiver, Monsieur. Votre cocher et vos chevaux apprendront à sefrayer un chemin à travers une rafale de neige.

M. Woodhouse demeura muet,consterné ; mais tout le reste de l’assistance eut un mot àdire : les uns manifestaient leur surprise, les autres aucontraire assuraient qu’ils s’attendaient à ce qui arrivait.M. Weston et Emma firent de leur mieux pour réconforterM. Woodhouse et occuper son attention pendant que sonbeau-fils poursuivait triomphalement :

– J’ai admiré votre courage, Monsieur, devous aventurer dehors par un temps pareil, car naturellement voussaviez qu’il y aurait de la neige avant peu ; tout le mondepouvait voir que la neige menaçait. Du reste, une heure ou deux deneige ne peuvent rendre la route impraticable ; si l’une desvoitures est renversée dans quelque fossé, nous auronsl’autre : je pense donc que nous serons de retour à Hartfieldvers minuit.

M. Weston au contraire émit une opinionplus optimiste : il savait depuis longtemps qu’il neigeaitmais il n’avait pas voulu le dire de peur de tourmenterM. Woodhouse et de lui faire hâter son départ ; quant àsupposer que la neige pût en aucune façon empêcher leur retour,c’était là une simple plaisanterie et il regrettait de dire qu’ilsn’auraient aucune difficulté à s’en aller. Il le regrettait, car ileut désiré les conserver tous à Randalls ; il était bien sûrqu’avec un peu de bonne volonté tout le monde pourrait êtrecasé ; il prenait sa femme à témoin !

Celle-ci ne savait que répondre, n’ignorantpas qu’il n’y avait dans la maison que deux chambres de libres.

« Que faire, ma chère Emma, quefaire ? » fut la première exclamation deM. Woodhouse. Il se tourna vers sa fille dans l’espoir d’êtrerassuré et ce ne fut pas en vain : elle lui représental’excellence de ses chevaux et l’habileté de James ; lui donnal’assurance qu’il n’y avait aucun danger et elle lui renditcourage.

L’inquiétude d’Isabelle était égale à celle deM. Woodhouse ; elle était terrifiée à l’idée d’êtrebloquée à Randalls, pendant que ses enfants étaient àHartfield ; persuadée que le chemin était encore possible pourdes gens aventureux, elle proposait l’arrangement suivant :son père et Emma resteraient à Randalls, mais elle et son mari semettraient en route immédiatement.

– Je crois que vous feriez bien, monchéri, de commander la voiture, dit-elle. En mettant les choses aupire nous pourrons toujours marcher jusqu’à Hartfield ; jesuis toute prête à faire à pied la moitié du chemin ; jechangerai mes chaussures en arrivant et, de cette façon, je neprendrai pas froid.

– Vraiment, reprit M. JeanKnightley, voilà qui est bien extraordinaire, ma chère Isabelle,car en général vous prenez froid à propos de tout et de rien. Vousêtes du reste parfaitement équipée pour rentrer à pied ! Leschevaux eux-mêmes auront assez de mal à arriver.

Isabelle se tourna versMme Weston pour chercher l’approbation de sonplan : celle-ci en admit les avantages. Isabelle prit alorsl’avis de sa sœur, mais Emma ne se sentait pas le moins du mondedisposée à abandonner l’espoir de s’en aller. On était en train dediscuter quand M. Knightley, qui avait quitté la chambreaussitôt après la première communication de son frère, fit sonentrée et assura qu’il ne pouvait y avoir la moindre difficulté àfaire le chemin maintenant ou dans une heure : « Il avaitmarché jusqu’à la route d’Highbury et il avait pu constater que laneige n’était nulle part bien épaisse et qu’en certains endroitselle ne tenait pas du tout ; pour le moment, quelques floconsà peine tombaient, les nuages se dissipaient et selon touteprobabilité la tourmente avait pris fin ; il s’était entretenuavec les cochers qui se faisaient forts d’arriver sans encombre àHartfield. » Ces nouvelles causèrent à Isabelle un véritablesoulagement et elles ne furent pas moins agréables à Emma quis’empressa de rassurer son père dans la mesure du possible ;mais les alarmes de M. Woodhouse ne purent pas être apaiséesau point de lui permettre de retrouver sa sérénitéhabituelle ; il voulait bien admettre que tout danger actuelavait disparu, mais non point qu’il fût prudent de demeurer pluslongtemps ; M. Knightley se tourna vers Emma etdit :

– Votre père ne sera pas en paix, si nousrestons ici ; pourquoi ne partez-vous pas ?

– Je suis prête si les autres lesont.

– Voulez-vous que je sonne ?

– Je vous en prie.

Les voitures furent demandées et cinq minutesaprès, M. Woodhouse, entouré de prévenances jusqu’au derniermoment, fut confortablement installé dans la sienne parM. Knightley et M. Weston ; malgré leurs assurances,il ne put s’empêcher d’être alarmé à la vue de la neige et del’obscurité. « Il avait bien peur que le trajet ne fûtpénible ; il craignait que la pauvre Isabelle ne setourmentât ; il y avait aussi la pauvre Emma dans l’autrevoiture ; il fallait que les voitures ne s’éloignassent pasl’une de l’autre. » Il fit ses recommandations à James et luiordonna d’aller au pas et d’attendre constamment la voiture quisuivait.

Isabelle prit place aux côtés de sonpère ; John Knightley, oubliant qu’il n’était pas venu aveceux, monta tout naturellement derrière sa femme ; de sortequ’Emma, accompagnée par M. Elton jusqu’à la seconde voiture,vit la portière se refermer sur eux et s’aperçut qu’elle étaitcondamnée à faire la route en tête à tête avec lui. Le jourprécédent, cette surprise ne lui eût pas été particulièrementdésagréable ; elle n’avait alors aucune arrière-pensée ;elle eût parlé d’Harriet et le chemin n’aurait pas paru long ;mais ce soir là elle voyait les choses sous un jour tout différentet fut très contrariée du hasard qui les mettait en présence ;elle soupçonnait M. Elton d’avoir bu plus que de raison desexcellents vins de M. Weston et redoutait de le voir reprendrele cours des propos qui l’avaient précédemment offensée ; pourle tenir le plus possible à sa place, elle se préparait à entamerde suite, de l’air le plus sérieux, une conversation sur le tempset la nuit ; mais à peine avait-elle commencé qu’elle se vitinterrompue, sa main fut saisie et son attention réclamée :M. Elton, violemment ému, se prévalait d’une aussi précieuseopportunité pour déclarer des sentiments qui ne seraient pas, ill’espérait, une surprise pour elle ; il avouait en tremblantqu’il l’adorait et se déclarait prêt à mourir si elle repoussaitson hommage ; il se flattait pourtant qu’un amour aussiprofond ne pouvait manquer d’avoir produit quelque effet. Il étaiten somme tout préparé à se voir agréé sans retard. Emma demeuraitstupéfaite : sans scrupules, sans s’excuser, M. Elton,l’amoureux d’Harriet lui faisait une déclaration ! Elle essayade l’arrêter, mais en vain ; il était décidé à aller, jusqu’aubout. Malgré sa colère elle prit la résolution de se contraindrelorsqu’il lui serait possible de répondre. Elle espérait qu’ilfallait mettre sur le compte de son état anormal une grande partiede sa folie et en conséquence elle lui répondit sur un ton moitiésérieux, moitié ironique :

– Je suis extrêmement étonnée,M. Elton, de vous entendre me parler de la sorte ;j’aurais été heureuse de me charger d’un message pourMlle Smith et je pense qu’il y a confusion dansvotre esprit.

– Mlle Smith !

Il répéta ce nom avec un tel accentd’étonnement voulu qu’elle ne put s’empêcher de répondre avecvivacité :

– M. Elton, voici une conduite bienextraordinaire ! Et je ne puis me l’expliquer que d’une seulefaçon : vous n’êtes pas vous-même ; sinon vous ne meparleriez pas, et vous ne parleriez pas d’Harriet de cette façon.Rendez-vous maître de vous assez du moins pour ne plus parler. Etje m’efforcerai d’oublier.

Mais l’intelligence de M. Elton n’étaitnullement obscurcie ; il protesta avec chaleur contre uneimputation aussi injurieuse ; il exprima le respect que luiinspirait Mlle Smith tout en s’étonnant que le nomd’Harriet eût été prononcé en cette circonstance ; il repritalors le sujet qui l’intéressait, donna de nouvelles assurances desa passion et se montra très désireux d’obtenir une réponsefavorable.

Et s’apercevant que M. Elton avaitconservé en grande partie son sang-froid, Emma jugea d’autant plussévèrement son inconstance et sa présomption. Se contraignant à unemoins stricte politesse, elle répondit :

– Il m’est impossible de douter pluslongtemps ; vous vous êtes exprimé trop clairement. Je nesaurais, Monsieur Elton, trouver les paroles pour exprimer monétonnement. Après votre conduite vis-à-vis deMlle Smith, après les attentions que j’ai été àmême d’observer depuis quelques semaines, est-ce possible que cesoit à moi que vos discours s’adressent ? Jamais je n’auraissupposé use pareille inconséquence de caractère. Vous pouvez m’encroire, Monsieur, je suis loin, bien loin de me sentir flattéed’être l’objet de vos recherches.

– Grand Dieu ! reprit M. Elton,que voulez-vous dire ? Mais je n’ai jamais donné une pensée àMlle Smith dans toute mon existence ; je ne mesuis jamais occupé d’elle que comme votre amie et il m’importaitpeu qu’elle fût vivante ou morte en dehors de cette circonstance.Si ses désirs lui ont fait supposer autre chose, j’en suisextrêmement fâché. Ah ! Mlle Woodhouse, quipourrait regarder Mlle Smith lorsque vous êteslà ? Non, sur mon honneur, je ne mérite pas le reproched’inconstance, je n’ai jamais pensé qu’à vous. Je proteste contrevotre insinuation de m’être jamais occupé particulièrement de quique ce soit excepté de vous. Tous mes actes et toutes mes parolesdepuis plusieurs semaines n’ont eu en vue que de vous marquer monadoration. Vous n’en doutiez pas sérieusement n’est-il pasvrai ? Je suis sûr que vous m’avez compris. »

Il est impossible de dire ce qu’éprouva Emmaen entendant ces paroles ; elle resta interdite quelquesinstants : ce silence fut pour le tempérament optimiste deM. Elton un encouragement suffisant ; il essaya denouveau de lui prendre la main et il dit avec exaltation :

– Charmante Mademoiselle Woodhouse,permettez-moi d’interpréter votre silence comme unacquiescement : vous avez deviné depuis longtemps monsecret !

– Non, Monsieur, reprit Emma, en aucunefaçon. Bien loin de vous avoir compris j’ai été jusqu’à ce momentcomplètement dans l’erreur touchant l’appréciation de vos projets.Votre conduite vis-à-vis de mon amie Harriet m’avait paru indiquerclairement vos désirs ; je les secondais très volontiers, maissi j’avais supposé que ce n’étais pas elle qui vous attirait àHartfield, j’aurais certainement jugé vos visites trop fréquentes.Dois-je croire que vous n’avez jamais eu l’intention de plaire àMlle Smith et de vous faire agréerd’elle ?

– Jamais, Mademoiselle, reprit-il offenséà son tour jamais, je puis vous l’assurer. Moi, avoir des vues surMlle Smith ! Mlle Smith estune excellente jeune fille et je serais heureux de la savoirrespectablement mariée ; je le lui souhaite de toutcœur ; et sans aucun doute il y a des hommes qui ne feraientpas de difficulté à passer par-dessus certaines… Chacun a sonniveau. Quant à moi, je ne me crois pas réduit à cetteextrémité ; il n’y a aucune raison pour que je désespère decontracter un jour une alliance assortie. Non, Mademoiselle, mesvisites à Hartfield n’avaient que vous pour objet et lesencouragements que j’ai reçus…

– Vous vous êtes entièrement abusé,Monsieur : je n’ai vu en vous que l’admirateur de monamie ; en dehors de cette qualité, vous n’étiez qu’uneconnaissance ordinaire. Ce malentendu est fort regrettable, mais ilvaut mieux qu’il prenne fin dès à présent. Si ce manège avaitcontinué, Mlle Smith aurait pu être amenée àinterpréter votre manière d’être comme un hommage personnel,n’étant pas, sans doute, plus que je ne le suis moi-même,consciente de l’inégalité sociale qui vous frappe si vivement. Pourma part, je ne songe pas au mariage.

La colère empêcha M. Elton derépondre ; ils gardèrent le silence pendant le reste du trajetqui fut plus long que de coutume, les craintes de M. Woodhouseayant eu pour conséquence de les faire avancer au pas ; ilsétaient tous deux profondément mortifiés et la situation eût étéembarrassante si l’intensité de leur émotion leur avait permisd’éprouver de la gêne. Soudain la voiture s’arrêta à la porte dupresbytère et M. Elton descendit vivement ; Emma se crutforcée de lui souhaiter le bonsoir : il répondit à sapolitesse d’un ton de dignité offensée. Elle se retrouva seule enproie à une sourde irritation et quelques instants après ellearrivait à Hartfield.

Elle fut accueillie avec la plus grande joiepar son père qui n’avait cessé de trembler à l’idée des dangersauxquels il la jugeait exposée, seule depuis Vicaragelane aux mainsd’un cocher quelconque ! Tout le monde du reste l’attendaitavec impatience et sa venue parut rétablir le calme général ;M. Jean Knightley, honteux de sa mauvaise humeur, étaitmaintenant plein de bonne grâce et d’attentions ; ils’occupait avec la plus grande sollicitude du confort deM. Woodhouse ; et s’il ne poussait pas le dévouementjusqu’à accepter une tasse de bouillie, il était tout prêt àreconnaître l’excellence de cet aliment. La journée finissaitheureusement pour tout le monde, sauf pour Emma ; son espritn’avait jamais connu une telle agitation, et il lui fallut faire ungrand effort sur elle-même pourparaîtreattentive et joyeuse jusqu’à l’heure habituelle de laséparation.

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