Emma

Chapitre 45

 

Un matin, une dizaine de jours après la mortde Mme Churchill, on vint avertir Emma queM. Weston l’attendait au salon. Celui-ci se porta à larencontre de la jeune fille et après lui avoir demandé sur son tonhabituel, comment elle allait, baissa immédiatement la voix pourlui dire de façon à ne pas être entendu deM. Woodhouse :

– Pouvez-vous venir à Randalls,aujourd’hui ? Mme Weston désire beaucoup vousvoir.

– Est-elle malade ?

– Non, non, pas du tout, seulement un peuagitée. Elle serait venue vous trouver en personne, mais elle abesoin de vous voir seule.

– J’irai à l’instant, si vous ledésirez ? Qu’est-il arrivé ?

– Ne m’interrogez pas, je vousprie ; vous saurez tout au moment voulu ; il s’agit d’unerévélation des plus importantes. Mais chut, chut !…

La sagacité d’Emma se trouvait tout à fait endéfaut. La manière de M. Weston indiquait qu’il s’agissaitd’une affaire importante, mais comme d’autre part la santé de sonamie n’était pas en jeu, elle résolut de ne pas setourmenter ; elle dit à son père qu’elle sortait faire sapromenade, et accompagnée de M. Weston, prit le chemin deRandalls.

– Maintenant, dit Emma, une fois qu’ilseurent dépassé la grille d’entrée, maintenant Monsieur Weston,mettez-moi au courant.

– Non, non, reprit-il, ne me demandez pasde manquer à ma parole : j’ai promis à Anne de ne rien dire.Elle saura mieux que moi vous préparer à entendre cette nouvelle.Ne soyez pas impatiente, Emma : vous ne connaîtrez la véritéque trop tôt !

– Me préparer à entendre unenouvelle ! dit Emma, s’arrêtant terrifiée, grand Dieu !Monsieur Weston, il est arrivé un malheur à Brunswick square !Parlez à l’instant même.

– Je puis vous assurer que vous voustrompez tout à fait.

– Monsieur Weston ne jouez pas avec moi.Je vous conjure sur ce que vous avez de plus sacré au monde, de nerien me cacher.

– Sur ma parole ! Emma…

– Pourquoi pas, sur votre honneur ?Une nouvelle qui ne peut m’être annoncée sans ménagements, doitforcément avoir rapport à un membre de ma famille.

– Sur mon honneur, reprit-il d’une voixgrave, rien de tout ceci ne concerne de près ou de loin aucun êtrehumain portant le nom de Knightley.

Devant cette assurance, Emma retrouva sonsangfroidet elle continua sa route.

– J’ai eu tort, continua-t-il, d’employercette expression ; je suis seul en cause, du moins nousl’espérons. Hum !… En un mot, ma chère Emma, il n’y a aucuneraison de vous tourmenter à ce point. Je ne dis pas que ce ne soitpas une affaire désagréable, mais les choses pourraient être pires.Si nous marchons vite, vous serez renseignée avant peu.

Emma se résigna sans grand effort. Ellesupposa que l’argent devait être en cause ; on avait sansdoute reçu d’Enscombe de fâcheuses nouvelles ; peut-être à lasuite de la mort de Mme Churchill l’existence deplusieurs enfants naturels avait-elle été révélée et le pauvreFrank se trouvait-il, de ce fait, déshérité ! Emma avec calmeenvisageait les diverses hypothèses et ne prévoyait pas que laréalité dût lui apporter des souffrances personnelles.

– Quel est ce monsieur à cheval ?dit-elle, parlant plus pour aider M. Weston à garder sonsecret que par intérêt véritable.

– Je ne sais pas : sans doute un desOtway. Ce n’est pas Frank, je puis vous l’assurer. Il estmaintenant à moitié chemin de Windsor.

– Votre fils est donc venu vousvoir ?

– Mais oui. Ne le saviez-vous pas ?Bien, bien, cela n’a pas d’importance, du reste !

Il se tut pour un instant et il ajouta d’unton beaucoup plus réservé :

– Oui, Frank est venu pour prendre de nosnouvelles.

Ils accélérèrent encore le pas et furentbientôt arrivés à Randalls. Mme Weston était assisedans le salon :

– Eh bien, ma chère, dit M. Westonen entrant : la voici, et maintenant j’espère que vous serezbientôt tranquille ; je vous laisse ensemble. Ne remettez pascette communication à plus tard. Je ne serai pas loin, si vous avezbesoin de moi.

Mme Weston avait l’air simalade et si troublée que l’inquiétude d’Emma s’accrut, et elle ditaussitôt :

– De quoi s’agit-il, ma chère amie ?Un événement pénible vous atteint, d’après ce que j’ai pucomprendre ; je suis en suspens depuis Hartfield. Nousn’aimons l’incertitude ni l’une ni l’autre. Vous serez soulagée enparlant de votre chagrin, quelqu’en soit la nature.

– N’avez-vous rien deviné, ma chèreEmma ? reprit Mme Weston d’une voixtremblante.

– J’imagine qu’il doit être question deM. Frank Churchill.

– Oui, Emma.

Elle reprit alors son ouvrage et, sans leverles yeux, ajouta :

– Il est venu ici ce matin pour nousfaire une communication extraordinaire. Nous ne pouvons assezexprimer notre surprise. Il voulait parler à son père au sujet…d’un attachement, ou mieux d’un engagement positif. Que direz-vous,Emma, quand vous saurez que Frank Churchill etMlle Fairfax sont fiancés… depuislongtemps !

Emma sursauta de surprise ets’écria :

– Jane Fairfax ! Vous ne parlez passérieusement !

– Vous avez lieu d’être étonnée, repritMme Weston, mais c’est ainsi ! Pendant leurséjour à Weymouth ils ont échangé leur parole en secret. Personneau monde n’en savait rien, ni les Campbell, ni la famille deMlle Fairfax. Tout en étant parfaitement sûre dufait, je ne puis encore y croire moi-même. Je m’imaginais leconnaître !

Emma écoutait à peine ; elle pensait auxconversations qu’elle avait eues avec Frank Churchill à propos deMlle Fairfax.

– Eh bien, dit-elle enfin, faisant uneffort pour se ressaisir, voici un événement auquel il me faudraréfléchir au moins une demi-journée avant de pouvoir y comprendrequelque chose. Quoi ! Ils étaient fiancés avant de venir àHighbury ?

– Depuis le mois d’octobre. C’estprécisément cette circonstance qui nous a blessés, son père et moi.Nous ne pouvons pas excuser une partie de sa conduite.

Emma réfléchit un moment etrépondit :

– Je ne feindrai pas l’innocence et afinde vous procurer tout le soulagement en mon pouvoir, je veux vousdonner, sans délai, l’assurance que les attentions du jeune hommen’ont pas eu les conséquences que vous semblez craindre.

Mme Weston leva les yeux,craignant une méprise, mais l’apparence d’Emma s’accordait avec sesparoles.

– J’ajouterai, continua Emma, qu’à unmoment donné, au début de nos relations, je me suis sentie disposéeà avoir de l’inclination pour lui. Je ne saurais dire pourquoi messentiments se sont modifiés, mais par la suite, heureusement pourmoi, il en fut ainsi. Voici un certain temps, trois mois au moins,qu’il m’est parfaitement indifférent. Vous pouvez me croire, MadameWeston, c’est l’exacte vérité !

Mme Weston embrassai Emma avecdes larmes de joie et, quand elle retrouva la parole, elledit :

– C’est pour moi un soulagementinexprimable que de vous entendre parler ainsi. M. Weston nesera pas moins heureux. Nous nourrissions depuis longtemps lesecret espoir de voir naitre un attachement entre vous, et nousétions persuadés que notre désir s’était réalisé. En conséquence,ma chère Emma, vous pouvez vous imaginer ce que nous avons souffertà votre sujet !

– J’ai échappé à ce péril ! Mais monimmunité ne peut lui servir d’excuse et je dois dire que je letrouve gravement dans son tort. De quel droit est-il venu parminous, après avoir engagé sa foi, en affectant les manières d’unhomme parfaitement libre ? Comment a-t-il pu se permettre dedistinguer publiquement une jeune fille alors qu’il avait donné soncœur à une autre ? Il se préoccupait peu des conséquencespossibles ! Pouvait-il être assuré que je ne m’éprendrais pasde lui ? Il a eu tort, grandement tort.

– D’après ce qu’il nous a dit, ma chèreEmma, j’imagine…

– Et comment Mlle Fairfaxa-t-elle consenti à être la spectatrice d’une aussi inconvenantecomédie ? C’est là un degré de placidité que je ne puis nicomprendre ni respecter.

– Il y avait, paraît-il, un malentenduentre eux, Emma ; il n’a pas eu le temps de nous donner desexplications détaillées, car il est resté à peine un quartd’heure ; et de plus son état d’extrême agitation ne lui a paspermis de profiter des instants dont il pouvait disposer. La criseactuelle semble avoir été amenée par ces malentendus quiprovenaient sans doute de la légèreté de sa conduite.

– Légèreté ! Oh ! MadameWeston, une pareille attitude mérite d’être qualifiée beaucoup plussévèrement. Le voici tombé bien bas dans mon estime ! Cettemanière d’agir est tout l’opposé de cette intégrité, de cettestricte adhérence à la vérité, de ce dédain du mensonge et de ladissimulation, qu’un homme se doit à lui-même de conserver danstoutes les circonstances de la vie.

– Ah ! ma chère Emma, il fautmaintenant que je prenne son parti ; il a eu grandement tortsur un point, mais je le connais assez pour me porter garante,malgré les apparences, de la noblesse de son caractère !

– Mais j’y pense, reprit Emma, il y aMme Smallridge par dessus le marché. Jane était surle point de s’engager comme gouvernante ! Qu’est-ce que celasignifie ? Comment a-t-il toléré une négociation de cegenre ?

– Il n’était au courant de rien,Emma : à ce point de vue il n’a pas de reproches à sefaire ; c’est elle qui a pris cette résolution, sans la luifaire connaître. Jusqu’à hier il ignorait absolument les plans deMlle Fairfax ; il en a eu la révélationsoudaine, je ne sais trop comment, par quelque lettre oumessage ; c’est cette découverte qui l’amena à prendre larésolution de tout avouer à son oncle, de faire appel à l’affectionde ce dernier et de mettre un terme aux cachotteries de tout genre.Je dois bientôt avoir de ses nouvelles. Attendons donc salettre : elle peut atténuer sa responsabilité : peut-êtrenous fera-t-elle comprendre et excuser des erreurs que nous nepouvons nous expliquer aujourd’hui. Ayons patience. C’est mondevoir de lui prouver mon affection et maintenant que je suisrassurée sur un point essentiel, je désire voir les choses tournerà son avantage. Ils ont dû souffrir tous les deux beaucoup avec cesystème de dissimulation.

– Dans tous les cas, reprit Emma, lessouffrances ne paraissent pas l’avoir beaucoup affecté. Ehbien ! Comment M. Churchill a-t-il pris laconfidence ?

– Aussi bien que possible ; il adonné son consentement sans difficulté. Quel incroyable changementces derniers événements ont amené dans cette famille ! Pendantla vie de la pauvre Mme Churchill, personnen’aurait même songé à une pareille éventualité ; son influencene lui aura pas survécu longtemps ! La conversation décisive aeu lieu hier, et Frank s’est mis en route ce matin à l’aube. Ils’est arrêté, je pense, à Highbury, chez les Bates, et ensuite ilest venu ici ; mais il avait hâte de retourner auprès de sononcle et, comme je vous l’ai dit, il n’a pu nous consacrer qu’unquart d’heure. Il était très agité, tout à fait différent delui-même. En outre des raisons antérieures, il avait eu l’émotionde trouver Mlle Fairfax sérieusement malade ;il avait été d’autant plus affecté qu’il n’avait aucun soupçon del’état de santé précaire de la jeune fille. Il paraissaitvéritablement avoir beaucoup souffert.

– Et croyez-vous vraiment que toute cetteaffaire ait été cachée à tous ? Les Campbell, les Dixonn’étaient-ils pas au courant ?

Emma ne put pas prononcer, sans rougir, le nomde Dixon.

– En aucune façon, réponditMme Weston, il m’a affirmé que personne au monde nesavait rien.

– Eh bien, dit Emma, je m’accoutumeraipeu à peu, je suppose, à cette idée et je leur souhaite d’êtreheureux. Je continue cependant à trouver que sa manière d’agir aété abominable. Il avait organisé un véritable guet-apens :arriver ici avec des professions de foi les plus franches et enréalité se liguer pour nous espionner tous. Nous pensions vivre surun pied de vérité et d’honneur avec deux personnes qui, à notreinsu, échangeaient leurs impressions. Cette duplicité leur auravalu, sans doute, d’entendre parler l’un de l’autre sansménagement.

– Je suis bien tranquille de ce côté,reprit Mme Weston ; je suis sûre de n’avoirrien dit que tous deux ne pussent entendre.

– Vous avez de la chance. Votre uniqueerreur n’a eu que moi pour confidente : vous vous imaginiezqu’un de nos amis était amoureux de la jeune personne.

– C’est vrai ; mais je n’avais, à cepropos, aucune critique à formuler ; d’autre part, en ce quiconcerne Frank, je ne suis pas inquiète de mesconfidences !

À ce moment, M. Weston fit son apparitionà peu de distance de la fenêtre, guettant évidemment l’instant derentrer. Sa femme l’appela d’un signe et, pendant qu’il faisait letour de la maison, elle ajouta :

– Maintenant, ma chère Emma, laissez-moivous prier d’avoir l’air et de vous dire satisfaite, afin de letranquilliser tout à fait et de le disposer à approuver ce mariage.Sans doute, ce n’est pas une alliance brillante ; mais, dumoment que M. Churchill s’en contente, nous n’avons aucuneraison de nous montrer plus exigeants ! D’autre part, c’estune très heureuse circonstance pour Frank qu’il se soit épris d’unejeune fille d’un caractère si sérieux et d’un jugement siparfait ; telle est, du moins, l’opinion que j’avais toujourseue de Mlle Fairfax, et je suis disposée à luiconserver mon estime, malgré cet écart à la règle du devoir :en considération des difficultés de sa position sociale, je luiaccorde des circonstances atténuantes.

– Vous avez raison, reprit Emma aveccœur. Si une femme peut être excusable de ne penser qu’à elle-même,c’est bien dans une situation de ce genre.

M. Weston s’approcha à ce moment et Emmal’accueillit d’un sourire en disant :

– C’est un joli tour que vous m’avezjoué, sur ma parole ! Vous vouliez sans doute mettre macuriosité à l’épreuve et exercer ma perspicacité. Mais vous m’avezvraiment effrayée : j’ai cru que vous aviez perdu au moins lamoitié de votre fortune. Et voici que je découvre, au lieu d’unsujet de condoléance, matière à félicitations. Je vous fais mescompliments, Monsieur Weston, vous allez avoir pour bru une desplus ravissantes et des plus accomplies jeunes fillesd’Angleterre.

Il jeta un regard à sa femme pour s’assurerque ce discours était sincère ; le résultat futimmédiat : son maintien et sa voix retrouvèrent leur vivacitéaccoutumée ; il prit la main d’Emma et la serra avecreconnaissance. Ils causèrent encore un peu de temps et enreconduisant Emma à Hartfield, M. Weston n’était pas loind’envisager l’avenir de son fils sous le jour le plusfavorable.

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