Emma

Chapitre 50

 

Les prévisions de Mme Westonse réalisèrent ; la lettre eut le meilleur effet sur l’espritd’Emma ; le passage où il était question d’elle avait éveilléson intérêt et elle l’avait lu jusqu’au bout sanss’interrompre ; elle retrouvait ses anciennes dispositionsbienveillantes pour Frank Churchill et, de plus, elle prenait unplaisir particulier à cette évocation de l’amour. Indiscutablementle jeune homme avait eu des torts graves, mais elle était disposéeà lui accorder des circonstances atténuantes ; plusieursraisons plaidaient en sa faveur ; ses souffrances, sessentiments de contrition, sa reconnaissance à l’égard deMme Weston, son amour pourMlle Fairfax ! Fût-il entré à ce moment-là,Emma lui aurait serré la main de bon cœur.

Cette lettre laissa à Emma une si bonneimpression que, dès l’arrivée de M. Knightley, elle le priad’en prendre connaissance ; en agissant ainsi, elle savaitinterpréter le vœu de Mme Weston ; celle-cidésirait certainement que ce plaidoyer fût communiqué àM. Knightley qui, sur la foi des apparences, avait porté unjugement sévère sur son beau-fils.

– Je serai très content de la lire, maiselle semble longue, dit-il, je l’emporterai chez moi ce soir.

Cela n’était pas possible :Mme Weston devait venir dans la soirée et Emmacomptait lui rendre la lettre.

– Je préférerais vous parler, reprit-il,mais comme c’est une question de justice, je me résigne.

Il commença, s’arrêtant néanmoins dès lespremières lignes, pour observer :

– Si j’avais eu l’occasion, à un momentdonné, d’examiner un autographe de ce Monsieur, ma chère Emma, jene l’aurais pas lu avec la même indifférence !

Il continua et, au bout d’une minute sourit etdit :

– Hum ! Voici bien des complimentsdès le début, mais c’est sa manière : le style d’un homme nedoit pas servir de règle pour juger celui des autres. Ne soyons passévères. J’aimerais, ajouta-t-il, vous donner mon opinion au fur età mesure ; de cette façon, je ne perdrai pas conscience d’êtreà vos côtés ; néanmoins, si cette glose vous déplaît…

– Au contraire, vous me ferezplaisir.

M. Knightley se remit à lire.

– Il plaisante, poursuivit-il, sur laforce de la tentation, il sait qu’il a eu tort et il ne peutapporter aucun argument raisonnable. Mauvais ! il n’aurait pasdû former cet engagement… En se comparant à son père, il ne rendpas justice à ce dernier. Le caractère optimiste de M. Westons’alliait chez lui à un sens précis du travail et de l’effort… Eneffet, il n’est pas venu jusqu’à l’arrivée deMlle Fairfax à Highbury.

– Vous m’aviez bien dit à l’époque qu’ileût dépendu de lui de venir plus tôt. Vous glissez sur le fait avecbeaucoup de discrétion, mais je n’oublie pas que, cette foisencore, vous aviez raison.

– Je n’étais pas tout à fait impartialdans mon jugement, Emma, mais je crois que, de toute façon, saconduite m’aurait toujours inspiré de la méfiance.

Quand il arriva au paragraphe qui concernaitMlle Woodhouse, il le lut à haute voix,accompagnant sa lecture d’un sourire, d’un regard, d’un mouvementde tête, d’un mot d’approbation, d’une critique ou d’un aveud’amour suivant l’occasion. Il finit en disant, après avoirmûrement réfléchi :

– Mauvais ! Encore que ce pourraitêtre pire ! Il jouait un jeu très dangereux. Il ne peut dureste être juge de ses manières envers vous. En somme, emporté parses propres désirs, il se souciait fort peu des conséquences etn’avait en vue que son intérêt. Il s’imaginait que vous aviez percéson secret ! C’était prêter aux autres son espritd’intrigue ! Ma chère Emma, ne voyons-nous pas là combienessentielle est la sincérité dans nos rapports avec nossemblables ?

Emma acquiesça et rougit en pensant àHenriette ; ne pouvant donner une explication véridique de sontrouble, elle suggéra :

– Vous ferez bien de continuer.

Il reprit sa lecture mais il s’arrêta bientôtpour dire :

– Le piano ! Ah ! ce fut l’acted’un novice ! Il n’avait pas réfléchi que les inconvénients decet envoi pourraient de beaucoup excéder le plaisir. Le paragrapheconcernant l’attitude du jeune homme à l’égard deMlle Fairfax, appela une nouvelle remarque.

– Je partage entièrement votre avis,Monsieur, dit-il.

– Vous avez raison d’avoir honte de votreconduite.

Après avoir lu les lignes suivantes où FrankChurchill expliquait le point de départ de leurs malentendus etblâmait sa persistance à agir contre le gré de Jane Fairfax,M. Knightley reprit :

– Voici de bien pauvres arguments !Il l’avait induite à se placer dans une situation extrêmementdifficile et périlleuse et il aurait dû s’appliquer à lui évitertoute souffrance inutile ; pour correspondre avec lui elleavait à surmonter des difficultés de tous genres auxquelles iln’était pas exposé : un homme de cœur eût tenu compte même descrupules imaginaires ; à plus forte raison devait-ilrespecter les justes exigences de la jeune fille. Il faut pour nepas s’indigner à l’idée de toutes les angoisses qu’elle a enduréesse reporter à la faute initiale et se rappeler qu’elle avait malagi en acceptant de prendre un engagement.

Il allait être maintenant question del’excursion à Box Hill et Emma commençait à se sentir gênée ;sa propre conduite avait été si incorrecte ! Elle tenait lesyeux obstinément baissés. Néanmoins tout ce passage fut parcouruattentivement, sans donner prise au moindre commentaire, etM. Knightley parut n’avoir gardé aucun souvenir des événementsde cette journée.

– Il n’y a pas moyen de chicaner à proposdes Elton, observa-t-il, je lui concède le manque de tact de nosexcellents amis ! Ses sentiments sont naturels. Quoi !Elle avait réellement décidé de rompre définitivement aveclui ! Elle se rendait compte de l’incompatibilité d’unepareille conduite avec les égards qui lui étaient dûs…Mme Smallridge… ! De qui s’agit-il ?

– Jane avait accepté d’entrer en qualitéde gouvernante chez Mme Smallridge, une amie intimede Mme Elton, une voisine de Maple Grove ; et, à ce propos, je me demande commentMme Elton supportera ce désappointement.

– Ne faites pas de digression, ma chèreEmma, pendant que vous m’obligez à lire. Nous voici au bout…

– J’aurais voulu que vous lisiez cettelettre dans un esprit plus bienveillant.

– Eh bien ! Je reconnais qu’ils’exprime ici avec cœur : il paraît vraiment avoir souffertlorsqu’il l’a trouvée malade. « Chère, beaucoup pluschère ! » Elle ne lui a pas longtemps tenu rigueur !« Mon bonheur surpasse mon mérite. » Allons, il seconnaît bien ! « Mlle Woodhouse m’appellel’enfant chéri de la Fortune. » Ah ! vraiment ! Lafin est élégante.

– Vous ne paraissez pas aussi satisfaitde sa lettre que je le suis moi-même. Néanmoins vous devez avoirmeilleure opinion de lui ?

– Il a commis des fautes de légèreté etd’imprévoyance ; mais comme il est indubitablement attaché àMlle Fairfax et qu’il aura bientôt l’avantage devivre continuellement avec elle, je suis tout disposé à croirequ’il s’amendera. Au contact de sa femme, il acquerra ladélicatesse et le sérieux qui lui font défaut. Et maintenant,permettez-moi de changer de conversation. J’ai, pour le moment,l’esprit si occupé de l’intérêt d’une autre personne que j’accordemalaisément mon attention à Frank Churchill. Depuis ce matin, jemédite un plan que je veux vous soumettre. Il s’agit de trouver lemoyen de faire ma demande en mariage sans attenter au bonheur devotre père.

La réponse d’Emma était toute prête :

– Tant que mon père vivra, il ne peutêtre question d’un changement ; je ne le quitterai jamais.

– Je comprends et j’approuve lessentiments qui inspirent votre résolution, repritM. Knightley ; toutefois, cette condition ne me paraîtpas incompatible avec mon désir. J’avais d’abord songé à demander àM. Woodhouse d’émigrer avec vous à Donwell ; mais jeconnais trop votre père pour m’être arrêté longtemps à ceprojet : une transplantation de ce genre compromettrait leconfort de votre père et peut-être même sa santé. Je me suis, enrevanche arrêté à un projet que je crois réalisable : jesollicite le bonheur d’être admis à Hartfield !

Emma, de son côté, avait eu dès le début lapensée d’un exode général à Donwell ; mais, comme lui, aprèsréflexion, elle en avait reconnu l’impossibilité ; ellen’avait pas envisagé la seconde alternative, et elle futextrêmement touchée de cette preuve évidente d’affection. Enabandonnant Donwell, M. Knightley sacrifiait nécessairementune grande partie de son indépendance d’heures et d’habitudes, etsa patience serait sans doute mise plus d’une fois à l’épreuve, aucontact journalier de M. Woodhouse.

– Comment ne souscrirai-je pas, dit-elle,à un arrangement qui satisfait toutes les aspirations de moncœur ? Néanmoins, je ne suis pas égoïste au point de n’en pasvoir les inconvénients et je vous conseille de bien réfléchir avantde prendre une décision.

– J’ai envisagé la question sous toutesses faces et c’est en connaissance de cause que j’assume lesdevoirs de la cohabitation. J’ai pris le soin, ce matin, d’éviterWilliam Larkins, afin de ne pas être dérangé dans mesméditations.

– Ah ! voici une nouvelledifficulté, dit Emma en riant, je suis sûre que William Larkinsn’approuvera pas cette combinaison ; il vous convient de leconsulter avant de me demander mon consentement !

Après le départ de M. Knightley, Emma semit à songer à l’avenir ; elle ne put s’empêcher de remarqueravec quel calme elle envisageait la possibilité de la déchéanceéventuelle des droits du petit Henri sur Donwell : prête à desdevoirs nouveaux, elle reniait sa sollicitude de sœur et detante ; elle souriait en rapportant à sa véritable causel’opposition intransigeante dont elle avait fait preuve lorsqu’ilavait été question du mariage de M. Knightley avec JaneFairfax ou avec telle autre personne. Elle eût été tout à faitheureuse si la pensée d’Henriette ne l’avait obsédée ; sonbonheur croissant ne ferait qu’augmenter les souffrancesd’Henriette ; celle-ci devrait maintenant être tenue àl’écart, dans son intérêt même ; il était impossible de luitrouver une place dans le cercle de famille. Emma supportait cetteidée sans souffrance, mais il lui en coûtait d’infliger à son amieun châtiment immérité. Elle ne doutait pas, qu’avec le temps,M. Knightley ne fût oublié ou, pour mieux dire, supplanté,mais on ne pouvait s’attendre à une guérison immédiate : cedernier ne contribuerait certainement pas pour sa part à cettecure, comme l’avait fait M. Elton. M. Knightley, toujourssi plein d’attentions pour tout le monde, ne mériterait jamaisd’être moins admiré ; d’autre part, il eût été téméraired’espérer qu’Henriette elle-même fût capable de tomber amoureuse deplus de trois hommes dans une année !

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