Emma

Chapitre 14

 

En entrant dans le salon deMme Weston les deux hommes durent composer leurcontenance : M. Elton dissimula son contentement etM. Jean Knightley sa mauvaise humeur ; le premier fiteffort pour ne pas sourire, le second, au contraire, pour sedérider. Emma seule demeurait parfaitement naturelle et laissaitvoir sa joie sans contrainte : c’était pour elle un vraiplaisir de se trouver à Randalls ; M. Weston était tout àfait dans ses bonnes grâces, quant à sa femme, il n’y avait pas aumonde une autre personne vis-à-vis de laquelle Emma se sentît aussià l’aise ; elle savait que celle-ci était toujours prête àécouter avec sympathie l’énumération des menus incidents de lajournée qui sont la base du bonheur domestique ; ce plaisirn’était pas à leur portée ce soir-là, mais la seule vue deMme Weston, son sourire, sa voix, son gesteprocurait à Emma un vrai bien-être et elle résolut de penser lemoins possible aux bizarreries de M. Elton et de jouir de sasoirée sans arrière-pensée. Avant leur arrivée, toutes lesexpressions de regret au sujet de l’indisposition d’Harriet avaientété épuisées : M. Woodhouse avait eu le temps de donnertous les détails y afférents et même de faire l’historique de leurvoyage en voiture ; il terminait son récit lorsque les autresarrivèrent et Mme Weston qui s’étaient jusqu’alorsexclusivement consacrée à lui se leva pour accueillir sa chèreEmma.

Emma qui se proposait d’oublier l’existence deM. Elton s’aperçut avec regret, quand chacun eut pris saplace, que celui-ci était assis auprès d’elle. Elle se renditcompte qu’il lui serait difficile de ne pas évoquer l’étrangeinsensibilité dont il avait fait preuve vis-à-vis d’Harriet tantqu’il se tiendrait à ses côtés ; M. Elton, du reste,s’ingéniait à attirer l’attention de sa voisine sur sa mine réjouieet ne cessait de lui adresser nominativement la parole. En dépit deson désir, elle ne pouvait faire autrement que de penser :« Serait-il possible que mon beau-frère eût devinéjuste ? Cet homme est-il en train de me transférer l’affectionqu’il avait vouée à Harriet ? Voilà ce que je ne sauraistolérer ! »

Par la suite, M. Elton manifesta une sivive anxiété touchant les risques qu’elle avait courus de prendrefroid en venant à Randalls, témoigna d’un si touchant intérêt pourM. Woodhouse, fit l’éloge de Mme Weston avecune persistance si outrée et finalement se mit à admirer lesdessins d’Emma avec tant de zèle et si peu de compétence quecelle-ci dut reconnaître qu’il avait tout à fait l’allure d’unamoureux ; après cette constatation, ce ne fut pas sansefforts qu’Emma réussit à dissimuler son mécontentement ; parégard pour sa propre dignité elle ne voulait pas être malhonnête,et à cause d’Harriet, dans l’espoir que les choses pourraientencore s’arranger, elle continua même à être polie. Elle eutd’autant plus de mérite à se contraindre que, pendant la période laplus aiguë des ridicules effusions de M. Elton, il étaitquestion dans le groupe voisin d’un sujet qui l’intéressaitbeaucoup ; les mots : « mon fils, Frank »frappèrent son oreille à plusieurs reprises et il lui parut queM. Weston avait fait allusion à l’arrivée prochaine de sonfils ; mais avant qu’elle ne fût parvenue à calmerl’exaltation de M. Elton, on avait changé de conversation etelle ne trouva plus l’occasion de questionner M. Weston.

Malgré qu’Emma fût décidée à ne pas se marier,elle ne pouvait s’empêcher de prendre un intérêt particulier auxfaits et gestes de M. Frank Churchill. Elle avait souventpensé, surtout depuis le mariage de M. Weston avecMlle Taylor que, le cas échéant, il y avait là pourelle un parti tout indiqué comme âge, fortune et situation. Emmaétait persuadée que M. et Mme Weston avaienteu la même idée ; tout en ne voulant pas se laisser influencerpar eux ni ne renoncer à la légère aux avantages de l’indépendance,elle avait une grande curiosité de voir Frank Churchill, étaitdisposée à le trouver agréable, nourrissait le désir de lui plairejusqu’à un certain point et éprouvait une satisfaction anticipée àla pensée des suppositions et des projets que ne manqueraient pasde provoquer parmi ses amies les assiduités du jeune homme.

Quand enfin délivrée de M. Elton, Emma setrouva assise à dîner, à la droite de M. Weston, celui-ciprofita du premier moment de liberté que lui laissa la selle demouton pour lui dire :

– Il ne nous manque que deux convivespour être au complet. Je voudrais voir ici deux personnes deplus : votre jolie petite amie Harriet Smith et mon fils. Jecrois que vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit au salon au sujetde Frank : j’ai reçu une lettre de lui ce matin ; il seraici dans quinze jours.

Emma manifesta comme il convenait le plaisirque lui causait cette nouvelle et se déclara tout à fait d’accordavec son voisin au sujet de l’agrément qu’ajouterait la présence deMlle Smith et de M. Frank Churchill.

– Il désirait venir nous voir, continuaM. Weston, depuis le mois de septembre : dans chacune deses lettres il parlait de ce voyage, mais il ne peut choisir sonmoment. Il faut qu’il consulte ceux qu’il a le devoir de contenteret qui, entre nous, ne sont satisfaits qu’au prix des plus grandssacrifices. Mais cette fois je ne doute pas de le voir arriver dansla seconde semaine de janvier.

– Ce sera pour vous une grande joie, etje suis sûre que Mme Weston qui est si désireuse defaire la connaissance de M. Frank Churchill sera presqu’aussiheureuse que vous.

– Elle le serait en effet si elle necraignait pas qu’il n’y eût une nouvelle remise. Elle n’a pas lamême confiance que moi dans sa venue ; mais il faut considérerqu’elle ne connaît pas le milieu comme je le connais. Je puis vousdire à vous la raison de l’incertitude qui subsiste encore ; –ceci entre nous ; je n’y ai fait aucune allusion dans lesalon ; il y a des secrets dans toutes les familles –certaines personnes sont invitées à passer le mois de janvier àEnscombe et la venue de Frank dépend du sort de cetteinvitation : s’ils viennent il ne peut pas bouger ; maisje sais pertinemment qu’ils ne viendront pas, car il s’agit d’unefamille pour laquelle une dame qui n’est pas sans influence àEnscombe n’entretient aucune sympathie ; et bien que l’on secroie forcé de les inviter une fois tous les deux ans, il y atoujours quelque excuse pour les remettre. Je n’ai aucun doute surla manière dont finira cette négociation. Je suis aussi sûr de voirFrank ici vers le milieu de janvier que je le suis d’y êtremoi-même ; mais votre bonne amie qui est là – et il indiquaitde la tête la place en face de lui – est elle-même si sujette auxcaprices qu’elle n’arrive pas à mesurer leur empire ; monexpérience m’apprend au contraire que ce sont des facteursimportants de la vie à Enscombe.

– Je suis fâchée qu’il y ait le moindredoute dans l’affaire, reprit Emma, mais je suis disposée néanmoinsà me ranger à votre avis, car vous êtes au courant des habitudes del’endroit.

– Je n’ai été, en effet, que trop à mêmed’apprécier l’humeur des châtelains d’Enscombe, bien que je n’y aiejamais mis les pieds de ma vie. Mme Churchill estune femme bizarre ! Je ne me permets jamais de parler mald’elle à cause de Frank ; je croyais autrefois qu’elle n’étaitcapable d’avoir d’affection pour personne, mais je reconnaismaintenant qu’elle aime son neveu. J’estime que la tendresse qu’ila su inspirer fait honneur à Frank d’autant plus qu’en généralMme Churchill est, – je vous parle en touteliberté, – complètement insensible. Elle a un caractèrediabolique !

Emma prenait tant d’intérêt à ce sujet qu’ellel’entama avec M. Weston aussitôt qu’on fut passé dans lesalon ; elle souhaita à son amie de trouver dans cetterencontre la complète satisfaction qu’elle était en droitd’attendre, tout en reconnaissant qu’une première entrevue n’allaitpas sans quelque aléa. Mme Weston la remercia etlui confia qu’elle serait bien contente de pouvoir être sûred’avoir cette gêne à surmonter à l’époque fixée ; « enréalité ajouta-t-elle, je ne m’attends pas à sa venue, je ne puispas être optimiste comme M. Weston, j’ai bien peur que ceprojet ne s’évanouisse en fumée. M. Weston vous a, sans doute,mise au courant des circonstances précises.

– Oui, tout semble dépendre de lamauvaise humeur de Mme Churchill, laquelle meparaît être la chose la plus certaine du monde.

– Ma chère Emma, repritMme Weston en souriant, est-il permis de fonderquelque espérance sur un caprice ?

Puis se tournant vers Isabelle qui s’étaitapprochée à cet instant, elle continua :

– Il faut que vous sachiez ma chèreMadame Jean Knightley, que la venue de M. Frank Churchilln’est pas le moins du monde certaine ; elle est entièrementsubordonnée à l’humeur et au bon plaisir de sa tante. À vous, à mesdeux filles je puis dire la vérité :Mme Churchill est maîtresse absolue à Enscombe, etnul ne peut prévoir si elle sera disposée à se priver de lui.

– Oh ! reprit Isabelle, tout lemonde connaît Mme Churchill et je ne pense jamais àce pauvre jeune homme qu’avec compassion ; ce doit êtreterrible de vivre avec une personne affligée d’un mauvaiscaractère ; c’est heureusement ce que nous n’avons jamaisconnu. Quelle bénédiction qu’elle n’ait pas eu d’enfants. Cespetites créatures eussent certainement été trèsmalheureuses !

Emma regretta de ne pas être seule avecMme Weston qui lui parlait avec plus d’abandon qu’àpersonne ; elle savait qu’en tête à têteMme Weston ne lui cacherait rien concernant lesChurchill excepté leur rêve matrimonial dont son imaginationl’avait instinctivement avertie.

M. Woodhouse revint bientôt ausalon ; il ne pouvait supporter demeurer longtemps à tableaprès dîner ; il n’aimait ni le vin, ni la conversation et sehâtait de venir retrouver celles auprès desquelles il étaittoujours content. Pendant qu’il parlait avec Isabelle, Emma trouval’occasion de dire à Mme Weston.

– Je suis fâchée que cette présentation,qui sera forcément un peu gênante, ne puisse prendre place à ladate fixée ou du moins que ce soit si incertain.

– Oui et chaque délai m’en faitappréhender un autre. Même si cette famille, les Braithwaites, estremise, je crains qu’on ne trouve quelqu’autre excuse pour nousdésappointer. Je ne veux pas croire qu’il y mette de la mauvaisevolonté ; mais je suis sûre qu’il y a du côté des Churchill unvif désir de le garder pour eux tout seuls ; il y entre un peude jalousie ; ils sont même jaloux, je crois, de l’affectionqu’il a pour son père. En un mot, j’ai peu de confiance et jevoudrais que M. Weston soit moins optimiste.

– Il devrait venir, dit Emma, quand mêmeil ne devrait rester qu’un jour ou deux ; je ne puis croirequ’un jeune homme ne puisse prendre sur lui une chose si simple.Une jeune fille si elle tombe dans de mauvaises mains peut êtreséquestrée et tenue à l’écart de ceux qu’elle désire voir, mais iln’est pas admissible qu’un jeune homme ne soit pas libre de venirpasser une semaine avec son père s’il le souhaite réellement.

– Il faudrait être à Enscombe etconnaître les habitudes de la famille pour pouvoir prononcer avecéquité sur ce qu’il est en état de faire. Il est sage, je crois,d’apporter la même prudence dans ses jugements sur la conduited’une personne quelconque ; mais, en tous cas, il ne faut pasjuger des choses d’Enscombe suivant les règles générales :elle est très déraisonnable et tout cède à ses désirs.

– Mais elle aime tant son neveu, il esttellement dans ses bonnes grâces qu’il se trouve dans une situationprivilégiée ; il me semble, d’après l’idée que je me fais deMme Churchill, que si elle est portée à n’avoiraucun égard aux désirs de son mari et à régler sur ses caprices saconduite vis-à-vis de lui à qui elle doit tout, elle est sans doutegouvernée par son neveu à qui elle ne doit rien du tout.

– Ma chère Emma, ne prétendez pas,d’après les lumières de votre aimable nature, expliquer lesextravagances d’un détestable caractère ; n’essayez pasd’assigner des règles à ce qui ne connaît pas de mesure. Je nedoute pas que Frank n’ait, à un certain moment, une influenceconsidérable sur sa tante ; mais il lui est impossible deprévoir d’avance l’époque et le jour où il pourra s’en servir.

Emma écouta avec attention et réponditsimplement :

– Je ne serai pas satisfaite s’il nevient pas.

– Il se peut que son influence soitconsidérable sur certains points et moindres sur d’autres ; etparmi ceux où il ne peut rien il est bien probable qu’il fautinclure le fait de les quitter pour venir nous voir.

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