Emma

Chapitre 51

 

La réponse d’Henriette futsatisfaisante : elle se montrait également désireuse d’éviterune rencontre qui, dans les circonstances actuelles, ne pouvaitêtre que pénible. Elle ne se livrait à aucune récrimination et nefaisait aucun reproche ; néanmoins, Emma, en lisant entre leslignes, découvrit des traces de ressentiment : du reste, ilaurait fallu être un ange pour supporter, sans rancœur, un couppareil. Une séparation s’imposait d’autant plus. Elle n’eut aucunedifficulté à obtenir l’invitation à Brunswick square, et eut lachance de pouvoir la solliciter sans avoir recours aumensonge : Henriette, en effet, désirait depuis longtempsconsulter un dentiste, et ce prétexte fut invoqué.Mme John Knightley fut enchantée de se rendreutile : sans avoir pour le dentiste la même considération quepour M. Wingfield, tout ce quiconcernait la santé excitait son intérêt et éveillait sabienveillance. Une fois la chose arrangée avec sa sœur, Emmaproposa ce déplacement à Harriet et la trouva très bien disposée.En conséquence, Isabelle écrivit à la jeune fille pour lui demanderde venir passer quinze jours à Londres : elle y fut conduitedans la voiture de M. Woodhouse. Le voyage s’effectua dans lesmeilleures conditions, et Henriette arriva saine et sauve àBrunswick square.

Cette question réglée, Emma put jouir, sansarrière pensée, des visites de M. Knightley. Délivrée de lapréoccupation que lui causait le grave désappointement d’Henriette,elle s’abandonna tout entière à son bonheur et ne voulut permettreà aucune autre raison d’anxiété de remplacer immédiatement dans sonesprit celle qui venait de se dissiper. Il lui restait encore, eneffet, une autre communication en perspective : il faudraitbientôt faire à M. Woodhouse l’aveu de ses fiançailles. Ellerésolut d’attendre pour cette confession queMme Weston eut accouché afin de ne pas ajouter auxactuelles préoccupations de son père : c’était en conséquenceau moins une quinzaine de loisir et de paix.

Mettant à profit ses vacances spirituelles,elle se prépara à remplir un agréable devoir en allant faire unevisite à Mlle Fairfax. La similitude de leursituation respective augmentait encore les dispositionsbienveillantes d’Emma. Pendant la maladie deMlle Fairfax, elle s’était arrêtée en voiture à laporte des Bates, mais elle n’avait pas franchi le seuil de lamaison depuis le lendemain de l’excursion de Box Hill ; cejour-là, l’évidente détresse de la jeune fille qui s’enfuyait avaitéveillé sa compassion, bien qu’elle ne soupçonnât pas alorsl’acuité de cette souffrance. Dans la crainte de ne pas être cettefois encore la bienvenue, elle attendit en bas pendant que ladomestique l’annonçait : elle entendit la réponseimmédiate : « Priez-la de monter » et un instantaprès elle fut rejointe dans l’escalier par Jane en personne,s’avançant à sa rencontre pour bien marquer tout le plaisir que luicausait cette visite. Emma fut frappée du changement survenu dansl’apparence de la jeune fille : sa beauté se trouvaitrehaussée par l’éclat de la santé, ses manières avaient acquisprécisément ce qui leur manquaient : la chaleur, l’animation,l’aisance. Jane Fairfax lui tendit la main et lui dit à voix basse,d’un ton ému :

– Combien vous êtes aimable ! Envérité, Mademoiselle Woodhouse, il m’est impossible de vousexprimer… J’espère que vous croirez… Excusez-moi de ne pouvoirparler.

Emma, très satisfaite de cet accueil, auraittrouvé sans difficulté les mots appropriés si, à ce moment, le sonde la voix de Mme Elton, provenant du salon,n’avait frappé son oreille ; elle se contenta en conséquencede résumer ses sentiments de sympathie et ses félicitations en unetrès amicale poignée de mains. Mme Bates etMme Elton étaient ensemble.Mlle Bates était sortie, ce qui expliquait lesilence qui avait régné dans la pièce durant ces deuxminutes ! Emma, à dire vrai, aurait préféré ne pas rencontrerMme Elton mais elle était dans une dispositiond’esprit à prendre patience et, comme Mme Eltonl’accueillit avec une gracieuseté inaccoutumée, elle ne désespérapas de voir la visite se passer sans encombre. Elle eut vite devinéla raison de la bonne humeur de Mme Elton :c’était d’être la confidente de Mlle Fairfax et dese croire seule au courant du secret de son amie. Après avoirprésenté ses compliments à Mme Bates, Emma écoutaitavec déférence les réponses de la vieille dame mais n’en observaitpas moins Mme Elton à la dérobée : celle-ci,en affectant un air mystérieux, pliait une lettre et la remettaitdans le réticule pourpre et or qu’elle tenait à la main ; ellemurmura avec des hochements de tête significatifs :

– Nous pourrons terminer cette lectureune autre fois ; nous ne tarderons pas sans doute à retrouverune occasion ; et au fait vous connaissez maintenantl’essentiel : Mme Smallridge accepte nosexcuses et n’est pas offensée. Vous voyez quelle délicieuse lettreelle m’écrit ! C’est une charmante créature ! Vousl’auriez prise en affection, si vous aviez été chez elle. Mais pasun mot. Soyons discrète, faisons montre de nos meilleursmanières ! Chut ! Je voulais avant tout voustranquilliser relativement à Mme Smallridge. Lesexplications que je lui ai données l’ont complètementsatisfaite.

Emma paraissait absorbée dans la contemplationdu tricot de Mme Bates, etMme Elton, après avoir jeté un coup d’œil du côtéde la nouvelle arrivée, reprit :

– Je n’ai donné aucun nom, comme vousavez pu remarquer. J’ai fait preuve de la prudence d’un ministred’État. Je puis dire que j’ai conduit cette affaire parfaitementbien !

La conversation devint ensuite générale etMme Elton interpella directement Emma.

– Avez-vous remarqué, mademoiselleWoodhouse, l’étonnante transformation de notre petite amie ?Ne trouvez-vous pas que cette cure fait le plus grand honneur àPerry ? Sur ma parole, Perry a fait un miracle en la remettantsur pied en si peu de temps. Si vous l’aviez vue comme moi, aumoment où elle était le plus mal, vous seriez d’autant plusstupéfaite.

Afin de répondre à une question deMme Bates, Emma se tourna de nouveau vers elle etMme Elton en profita pour se tourner vers Jane etlui dire :

– Nous passerons sous silence l’aide quePerry a pu recevoir d’un certain jeune docteur de Windsor. Non,non, Perry gardera tout le mérite de la cure !

Elle éleva ensuite la voix et reprit laconversation interrompue.

– Je ne crois pas avoir eu le plaisir devous voir, Mademoiselle Woodhouse, depuis notre excursion à BoxHill. Une agréable excursion ! Il m’a semblé pourtant que cejour-là certains d’entre nous paraissaient préoccupés ! Jevous propose de profiter du beau temps pour refaire cettepromenade ; nous goûterons mieux encore, cette fois, la vuemagnifique et le grandiose panorama. Bien entendu, tous ceux, sansexception, qui ont fait partie de la précédente expédition serontprésents.

Peu après Mlle Bates rentra,et Emma put constater combien le secret qui lui avait étérecommandé pesait aux lèvres de la bonne demoiselle.

– Merci, chère Mademoiselle Woodhouse,dit-elle aussitôt, vous êtes la bonté même. Il m’est impossible dedire… Oui je comprends… L’avenir de Jane… Mais vraiment elle esttout à fait remise. Comment va M. Woodhouse ? J’en suisenchantée. Oui, c’est un charmant jeune homme ! Siamical !… Non… Je voulais parler de cet excellentM. Perry qui a montré tant de sollicitude pour Jane.

La surprise anormale témoignée parMlle Bates, à la vue de Mme Elton,éveilla l’attention d’Emma ; elle acquit bientôt la conviction– les apartés de Mlle Bates étant toujourstransparents – que cette visite était le gage d’uneréconciliation : sans doute la rupture de l’engagement avecMme Smallridge avait causé quelque dépit aupresbytère à l’égard de Jane et la mauvaise humeur était maintenantdissipée.

Au bout d’un moment, Mme Eltonéleva la voix et dit :

– Oui, ma bonne amie, je suis ici etdepuis si longtemps, que partout ailleurs je me croirais forcée defaire des excuses ; voici la vérité : j’attends monmaître et seigneur ; il m’a donné rendez-vous.

– Quoi, aurons-nous le plaisir d’avoir lavisite de M. Elton ! Ce sera une véritable faveur, car jesais que les messieurs n’aiment pas à faire de visites le jour etM. Elton, en particulier, est si occupé.

– Vous avez raison, Mademoiselle Bates,il est pris du matin au soir. Tout le monde a une bonne raison pourle déranger. Le juge de paix, l’inspecteur des écoles, lesmarguilliers viennent continuellement le consulter. On semble nepas pouvoir prendre une décision sans lui. Je dis souvent :« Sur ma parole, Monsieur Elton, je préfère ma situation à lavôtre ! Je ne sais où j’en serais avec mes crayons et mamusique, si j’avais seulement la moitié de vosvisites ! » Toutefois, il viendra certainement, je puisvous l’assurer ; il tient essentiellement à vous présenter seshommages.

Elle ajouta à mi-voix en se penchant versMlle Bates :

– C’est une visite de félicitations dontil ne pouvait se dispenser.

Mlle Bates rayonnait.

– Il m’a promis de venir dès qu’il seraitlibre, continua Mme Elton ; il est enferméavec Knightley pour discuter des affaires très importantes.M. Elton est la main droite de Knightley !

Emma dissimula un sourire et ditseulement :

– Si M. Elton est allé à pied àDonwell, il aura eu bien chaud.

– La réunion a lieu à l’hôtel de laCouronne ; Weston et Cole seront là également ; mais onest porté à ne parler que des dirigeants !

– Est-ce que vous ne faites pas uneconfusion ? suggéra Emma. Si je ne me trompe, la réunion à laCouronne ne doit avoir lieu que demain.

– Oh non ! C’est bien certainementaujourd’hui. Cette paroisse est vraiment une des plus chargées quisoient. Je n’imaginais rien de pareil, d’après mon expérience deMaple Grove.

– Votre paroisse était très restreinte,dit Jane.

– Je ne puis pas vous renseigner à cesujet.

– Mais il est facile de faire cettedéduction, en se basant sur le petit nombre des élèves quifréquentent l’école patronnée par votre sœur.

– C’est vrai, c’est parfaitementjuste ! Intelligente créature ! J’ai souvent pensé, machère Jane, que nos deux natures se complétaient : ma vivacitéet votre bon sens, n’est-ce pas la perfection ? Je ne veux pasinsinuer néanmoins que certaines personnes ne puissent vous jugerdéjà parfaite, mais chut ! arrêtons-nous là !

Cette dernière recommandation paraissaitsuperflue, car Jane se montrait disposée à se consacrer àMlle Woodhouse, autant que la politesse lepermettait. Au bout de dix minutes, M. Elton fit sonapparition. Sa femme l’accueillit avec de spirituelsreproches :

– Eh bien ! Je vous fais moncompliment ; vous deviez me rejoindre au début de ma visite etvoici plus d’une heure que je suis à charge à nos amies. Vousn’avez pas craint d’abuser de ma patience ; vous saviez que,fidèle à mon devoir d’épouse, je demeurerais à mon poste. Je viensde donner à ces jeunes filles un bel exemple d’obéissanceconjugale : elles peuvent être appelées, d’un jour à l’autre,à en faire leur profit !

M. Elton était de si mauvaise humeurqu’il ne parut pas particulièrement impressionné par cette saillie.Après avoir échangé les politesses d’usage avec les autres dames,il s’assit en se plaignant d’avoir trop chaud :

– Quand je suis arrivé à Donwell, dit-il,Knightley n’était pas là. C’est curieux ! C’estinexplicable ! Je lui avais envoyé un billet ce matin et ilm’avait fait répondre qu’il serait certainement chez lui jusqu’àune heure.

– Donwell ! interrompitMme Elton, vous arrivez de la réunion de laCouronne, n’est-ce pas ?

– Non, c’est pour demain. Je désiraisprécisément voir Knightley aujourd’hui à ce propos. Une chaleur siinsupportable ! Par-dessus le marché, j’avais pris à traverschamps de crainte d’arriver en retard ! Et tout cela pour nepas le trouver chez lui ! Je vous assure que je ne suis pas dutout content. Et aucune excuse, aucun message pour moi. La femme decharge a déclaré ignorer absolument que je fusse attendu. Trèsextraordinaire ! Personne n’a pu me donner le moindrerenseignement. Ne trouvez-vous pas, mademoiselle Woodhouse, que dela part de notre ami Knightley, il y a là quelque chosed’incompréhensible ?

Emma en convint de bonne grâce et ne cherchapas à excuser un pareil manquement aux règles de la courtoisie.

– Je ne puis imaginer, ditMme Elton, comment M. Knightley a pu agir avectant de légèreté à votre égard ! Mon cher Monsieur Elton, il adû laisser un message pour vous, j’en suis sûre. Knightley estparfois excentrique, mais pas à ce point ! Ses domestiquesauront oublié. Croyez-moi, c’est ainsi : cette négligence n’arien d’extraordinaire quand il s’agit des domestiques de Donwellqui sont tous, je l’ai toujours remarqué, empruntés et mal stylés.Je ne voudrais pour rien au monde avoir un être comme son Harrypour servir à table. Et quant à Mme Hodges, Wrightla tient en petite estime : elle lui avait promis une recetteet ne l’a jamais envoyée.

– J’ai rencontré W. Larkins, repritM. Elton, avant d’arriver à la maison et il m’a affirmé que jene trouverais pas son maître chez lui, mais je ne l’ai pas cru.William m’a confié que depuis le retour de M. Knightley iln’était pas parvenu à l’approcher. Je n’ai pas du reste à me mêlerdes griefs de W. Larkins et je m’en tiens aux miens : je suistrès mécontent d’avoir fait inutilement cette longue promenade ausoleil.

Emma résolut de rentrer sans délai :selon toute probabilité elle était attendue à Hartfield. Ellepourrait avertir M. Knightley qui trouverait sans doute lemoyen de regagner l’estime de M. Elton.

Elle fut contente, en prenant congé, de voirque Mlle Fairfax se préparait à l’accompagner horsde la chambre et même à descendre jusqu’en bas ; elle saisitl’occasion pour dire :

– Il vaut mieux qu’il ne m’ait pas étépossible de parler. Si vous aviez été entourée d’autres amis,j’aurais pu être tentée d’amener le sujet sur le tapis et de poserdes questions. Je me serais sans doute montrée impertinente.

– Oh ! reprit Jane en rougissant,vous n’aviez pas à craindre d’être indiscrète. Vous ne pouviez pasme faire plus de plaisir qu’en me témoignant de l’intérêt. Envérité, Mlle Woodhouse, j’ai conscience d’avoirgravement manqué à mes devoirs et c’est pour moi une grandeconsolation de savoir que ceux de mes amis dont la bonne opinionm’est particulièrement précieuse, ne sont pas dégoûtés au point… Jen’ai pas le temps de vous exprimer tout ce que je ressens :j’ai hâte de faire des excuses, de donner des explications. Je senscombien cela est nécessaire. Mais hélas !… si votre compassionne vous inspire pas des sentiments d’indulgence…

– Oh ! Vous êtes vraiment tropscrupuleuse reprit Emma avec chaleur, en lui prenant la main. Vousne me devez aucune excuse ; et ceux à qui on pourrait supposerle droit de demander des explications sont si satisfaits, sienchantés même…

– Vous êtes bien bonne, mais je sais ceque mes manières ont été pour vous : si froides etartificielles ! J’avais toujours un rôle à jouer. Vous avez dûme prendre en horreur.

– Je vous en prie, n’en parlez plus.C’est à moi de vous faire des excuses. Pardonnons-nousmutuellement. Nous rattraperons, j’espère, le temps perdu.Avez-vous de bonnes nouvelles de Windsor ?

– Très bonnes.

– Nous apprendrons bientôt, je suppose,que nous devons vous perdre… précisément au moment où je commence àvous connaître.

– Il n’est, bien entendu, question derien pour le moment. Je resterai ici tant que le colonel etMme Campbell ne me rappelleront pas.

– Aucune décision ne peut êtreactuellement prise, j’en conviens, mais, reprit Emma en souriant,permettez-moi de vous dire que vous devez avoir des projets.

Jane sourit à son tour et répondit :

– C’est vrai. Voici (je sais que je peuxme confier à vous) : il est décidé que nous habiterons avecM. Churchill, à Enscombe. Il doit y avoir trois mois de granddeuil et, après ce délai, la date sera officiellement fixée.

– Merci ! C’est justement ce que jevoulais savoir. Adieu, adieu.

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