Emma

Chapitre 42

 

Le matin suivant, le temps était magnifique.Toutes les autres conditions de succès se trouvèrentremplies : l’organisation dont Mme Westonavait été chargée ne laissait rien à désirer ; chacun futexact au rendez-vous. Il avait été convenu qu’Emma et Henrietteferaient route ensemble ; Mlle Bates et sanièce devaient prendre place dans la voiture deMme Elton. Les hommes suivraient à cheval.Mme Weston avait insisté pour tenir compagnie àM. Woodhouse. On parcourut les sept lieues sans incident et enarrivant tout le monde fut unanime à vanter les beautés de laroute. Mais l’accord ne devait pas être de longue durée et lafusion des divers éléments assemblés ne fut à aucun momentréalisée. M. Knightley se consacra àMlle Bates et à Jane, Emma et Henriette étaientescortées de Frank Churchill, les Elton suivaient avecM. Weston, qui s’efforçait en vain de faire naître l’harmonieentre les différents groupes ; M. Elton, de son côtéfaisait tous ses efforts pour se rendre agréable ; néanmoinspendant les deux heures que dura la promenade sur la colline, rienne put dissiper la gêne ambiante.

Au début, Emma s’ennuya profondément ;elle n’avait jamais vu Frank Churchill si silencieux et simorne ; il ne disait rien d’intéressant, regardait sans voir,admirait sans intelligence et écoutait sans comprendre. Henriettesemblait, de son côté, subir la contagion de leur cavalier ;ils étaient tous deux insupportables !

Quand on s’assit pour déjeuner, FrankChurchill se métamorphosa ; il devint communicatif etgai ; il ne dissimulait pas son désir de plaire à Emma etcelle-ci de son côté, contente d’être distraite, l’encourageaitcontre son habitude : elle n’attachait du reste maintenantaucune importance à l’attitude du jeune homme, qu’elle considéraitsimplement comme un ami. Pour les autres néanmoins il y avaittoutes les apparences d’un flirt.

– Combien je vous suis obligé, dit-il, dem’avoir conseillé de rester ; sans votre intervention je meserais privé du plaisir de cette journée ; j’étais tout à faitdécidé à partir.

– Oui, vous étiez de très méchante humeuret je ne sais trop pourquoi : peut-être ressentiez-vous dudépit de n’avoir pu goûter les plus belles fraises ! Je mesuis montrée meilleure amie que vous ne le méritiez.

– Vous vous trompez : j’étaisseulement fatigué ; la chaleur m’avait accablé.

– Il fait plus chaud aujourd’hui.

– Ce n’est pas mon avis ; je me senstout à fait à mon aise.

– Vous vous sentez bien parce que vousavez repris possession de vous-même : hier, pour une raison oupour une autre, vous n’étiez plus maître de vous ; comme je nepuis pas toujours être là pour vous diriger, vous ferez biendorénavant d’assumer seul la responsabilité de vos actes.

– J’aurai de toute façon un motif pouragir : que vous soyez présente ou non, votre influence existetoujours.

– Elle ne date en tout cas que d’hiertrois heures : s’il en eût été autrement, vous n’auriez pasété si désagréable !

– Hier trois heures ! C’est votredate. Je croyais vous avoir rencontrée en février ?

– Nous sommes seuls à parler, reprit Emmaen baissant la voix, et il est véritablement inutile de dire desbêtises pour le divertissement général.

– Nos compagnons, répondit-il sur le mêmeton, sont excessivement stupides. Que ferons-nous pour lesréveiller ? Voici : Mesdames et Messieurs, par ordre deMlle Woodhouse qui, partout où elle se trouve,préside, je suis chargé de vous demander ce à quoi vouspensez ?

Quelques-uns des assistants se mirent à rireet acceptèrent la question avec bonne humeur.Mme Elton, d’autre part, étouffait d’indignation enentendant faire allusion à la présidence deMlle Woodhouse. La réponse de M. Knightley futbrève :

– Mademoiselle Woodhouse, dit-il,souhaite-t-elle véritablement de connaître toute notrepensée ?

– Oh ! non, reprit Emma, d’un airdétaché, je ne désire pas m’exposer à cette épreuve.

– C’est un genre d’interrogation, ditMme Elton avec emphase, que je ne me serais pasarrogé le privilège de poser. Bien que comme chaperon… Je n’aijamais, ajouta-t-elle à mi-voix en se penchant vers son mari, dansaucune société, aucune excursion… Jeune fille… femme mariée…

– C’est parfaitement vrai, ma chère,répondit M. Elton ; néanmoins, il vaut mieux prendre lachose en riant. Tout le monde a conscience des égards qui vous sontdus.

– Je n’ai pas de succès, murmura FrankChurchill à Emma, ils sont pour la plupart offensés. Je vais m’yprendre mieux : Mesdames et Messieurs, par ordre deMlle Woodhouse, je suis chargé de dire qu’ellerenonce à connaître vos pensées ! Nous sommes sept ici, sansnous compter (Mlle Woodhouse a la bonté d’estimerque j’ai déjà donné la mesure de mon esprit) et elle vous prie debien vouloir émettre, chacun à votre tour, soit une pensée trèsspirituelle en vers ou en prose, originale ou répétée, soit deuxremarques modérément spirituelles, soit enfin troisbêtises !

– Oh ! très bien, intervintMlle Bates, je n’ai pas besoin dem’inquiéter : trois bêtises, voilà justement monaffaire ; je suis bien sûre de dire trois bêtises dès quej’ouvrirai la bouche !

Emma ne put résister au plaisir derépondre :

– Pourtant, Mademoiselle, il peut seprésenter une difficulté ; permettez-moi de vous faireremarquer qu’en l’occurrence, le nombre est limité : seulementtrois bêtises à la fois !

Mlle Bates, trompée par le toncérémonieux et ironique, ne comprit pas immédiatement ; quandelle saisit l’allusion elle ne se fâcha pas, mais une légèrerougeur indiqua qu’elle avait été blessée.

– Ah ! bien. Je vois ce qu’elle veutdire, ajouta-t-elle en se tournant vers M. Knightley,j’essaierai de me taire le plus possible. Je dois être bieninsupportable pour qu’elle ait dit une chose pareille à une vieilleamie !

– Votre idée me plaît, se hâta de direM. Weston, c’est entendu ; je prépare une charade. Dansquelle catégorie une charade sera-t-elle classée ?

– Dans la seconde, Monsieur, j’en aipeur ! Mais nous nous montrerons particulièrement indulgentspour celui qui parlera le premier.

– Allons, dit Emma, une unique charadesuffira à libérer M. Weston.

– Je crains que ce ne soit pas trèsspirituel, elle est trop claire.

« Mon premier et mon second sont deuxlettres de l’alphabet et mon tout exprime la perfection. »Comprenez-vous ?

– Deux lettres ! reprit Emma… mafoi, je ne sais pas !

– Vous êtes mal placée pourdeviner ! Je vais vous donner la solution : M et A =Emma. »

Emma, Frank et Henriette se mirent à rire debon cœur. Les autres personnes manifestèrent une approbation plusmodérée. M. Knightley dit gravement :

– D’après ce début, je comprends le genred’esprit qu’il faut déployer. M. Weston s’en est bien tiré,mais il nous a tous mis hors de combat : la perfectionn’aurait pas dû arriver du premier coup !

– Pour ma part, je demande à êtreexcusée, dit Mme Elton, je n’ai pas de goût pour cegenre d’improvisation. Je me rappelle avoir reçu un acrostiche surmon nom et je n’y ai trouvé nul plaisir ; j’en connaissaisl’auteur : un abominable fat ! Vous savez qui je veuxdire ? ajouta-t-elle en faisant un signe d’intelligence à sonmari. Ce genre de divertissement peut être amusant à l’époque deNoël, quand on est assis, autour du feu, mais me paraît tout à faitdéplacé pendant les excursions d’été. Je ne suis pas de celles quipeuvent avoir de l’esprit sur commande. Je ne manque pas devivacité, à ma façon, mais je désire choisir mon moment pour parlerou me taire. Veuillez donc me passer, Monsieur Churchill, passezaussi M. Elton et Jane.

– Oui, je vous en prie, laissez-moi decôté, confirma M. Elton d’un air piqué, je n’ai rien à direqui puisse intéresser Mlle Woodhouse ou les jeunesfilles en général : un vieux mari ! absolument bon àrien ! Voulez-vous que nous marchions, Augusta ?

– Volontiers ; nous avons fini demanger depuis longtemps et ce n’est pas en restant assis à la mêmeplace que nous pourrons nous former une idée des différents pointsde vue. Venez, Jane, prenez mon autre bras.

Mlle Fairfax déclinal’invitation et le mari et la femme partirent seuls.

– Heureux couple ! dit FrankChurchill, et si bien assorti. Ils ont eu d’autant plus de chanceque leur connaissance, avant le mariage, s’est réduite à une courtefréquentation à Bath. Leur cas est exceptionnel, car il estimpossible de porter un jugement motivé sur une personne pendant unséjour dans une ville d’eau ; il faut avoir vu une femme dansson propre milieu, dans son intérieur, livrée à ses occupationsfamilières, pour l’apprécier à sa valeur. Combien d’hommes se sontengagés dans ces conditions et l’ont regretté toute leurvie !

Mlle Fairfax avait écouté avecattention, et quand il se tut, elle dit :

– Croyez-vous ?…

Elle hésita et s’arrêta un instant.

– Vous disiez ? dit-il d’un tonsérieux.

– En principe, votre remarque est juste,reprit-elle, mais les conséquences d’un attachement hâtif etimprudent ne me paraissent pas devoir être aussi funestes que vousle prétendez. Seuls les caractères faibles et irrésolus – qui sont,à tout moment, les jouets du hasard – permettent à une connaissancemalheureuse de devenir une oppression pour toute la vie.

Frank Churchill ne répondit pas directement,mais il s’inclina en signe d’acquiescement. Peu à peu il perdit sonair compassé.

– Eh bien ! dit-il gaiement, pour mapart je n’ai aucune confiance dans mon propre jugement et le momentvenu, je compte m’en remettre à celui d’autrui. Voulez-vous vouscharger, Mlle Woodhouse, de me choisir unefemme ? Je sais combien vous avez la main heureuse,ajoutait-il en souriant à son père, je ne suis pas pressé ;faites votre choix et dirigez l’éducation de la jeune personne.

– Dois-je comprendre que vous la désirezà mon image ?

– Naturellement, si c’est possible !Je compte voyager pendant deux ou trois ans et à mon retour jereviendrai chercher ma femme !

– Maintenant, Madame, dit Jane à satante, si vous voulez bien, nous pourrions rejoindreMme Elton ?

– Parfaitement ma chère, je suisprête ; il nous sera facile de la rattraper. La voici… Non, cen’est pas elle… Eh bien vraiment…

Elles s’éloignèrent en compagnie deM. Knightley.

M. Weston, Frank Churchill, Emma etHenriette demeurèrent seuls. La vivacité du jeune homme ne fit quecroître, au point de devenir à peine supportable. Emma étaitfatiguée d’entendre des flatteries et des plaisanteries et auraitpréféré marcher tranquillement ou bien s’asseoir pour contempler lemagnifique paysage qui se déroulait à ses pieds. Elle fut enchantéed’apercevoir les domestiques ; ceux-ci venaient à leurrencontre pour annoncer que les voitures étaient attelées.

Elle supporta patiemment le brouhaha du départet ne se formalisa même pas de l’insistance avec laquelleMme Elton recommanda qu’on fît d’abord avancer lavoiture du presbytère.

Pendant qu’elle attendait, M. Knightleys’approcha d’elle ; il regarda autour de lui pour voir s’ilsétaient seuls et dit :

– Emma, je veux vous parler avecfranchise comme j’ai toujours eu l’habitude de le faire : jene puis vous voir mal agir, sans vous avertir. Comment avez-vous pumontrer aussi peu de cœur à l’égard deMlle Bates ? Comment vous êtes-vous laisséaller à une plaisanterie aussi offensante à l’adresse d’une femmede son caractère, de son âge et de sa situation ? Je nel’aurais jamais cru.

Emma rougit, mais elle essaya de prendrel’allusion en riant.

– Pouvais-je m’empêcher de donner cetteréplique ? Tout le monde en aurait fait autant à ma place. Cen’est pas si méchant et je crois qu’elle n’a pas compris.

– Je vous assure au contraire, qu’elle aparfaitement saisi le sens de vos paroles : elle en a parlédepuis. J’aurais voulu que vous entendiez avec quelle ardeur etquelle générosité elle s’est exprimée : elle a loué lapatience dont vous aviez toujours fait preuve à son égard et admiréla part prise par vous aux incessantes attentions qu’elle reçoit deM. Woodhouse ; elle s’est étonnée que vous supportiez desi bonne grâce une société aussi ennuyeuse.

– Oh ! dit Emma, je le sais, il n’ya pas de meilleure créature au monde, mais avouez que chezMlle Bates les bonnes qualités et le ridicule sontintimement liés.

– C’est vrai, je le reconnais,reprit-il ; si elle était riche et votre égale, socialementparlant, je vous laisserais votre franc parler de critique etd’ironie, mais elle est pauvre ; elle a perdu tous lesavantages que sa naissance lui avait conférés, et sa situationdeviendra plus précaire encore avec les années. Vous devriez aumoins éprouver pour elle de la compassion. Elle vous a connueenfant et vous a prodigué des attentions qui à cette époquen’étaient pas sans valeur : aujourd’hui en présence de sanièce et d’étrangers elle s’est aperçue que vous riiez à sesdépens. Ce que je vous dis, Emma, n’est agréable ni pour vous nipour moi, mais c’est la vérité. Je me montre véritablement votreami en vous donnant des conseils sincères et je ne désespère pas devous voir, un jour, me rendre justice !

Tout en parlant, ils avançaient vers lavoiture et l’instant d’après il l’aida à monter, puis il s’éloignavivement. Il avait mal interprété l’attitude et le silenced’Emma : celle-ci en l’écoutant avait détourné son visage pourcacher la honte qu’elle ressentait ; elle s’était rejetée aufond de la voiture tout à fait émue ; puis se reprochant de nepas lui avoir dit adieu, elle se pencha pour lui faire signe, maisil était trop tard.

Emma ne s’était jamais sentie si agitée, sihumiliée, dans aucune circonstance de sa vie. Le bien fondé de cesreproches était indiscutable. Elle se demandait maintenant commentelle avait pu agir si brutalement à l’égard deMlle Bates. Comment s’était-elle exposée à fairenaître une aussi mauvaise opinion d’elle chez une femme qu’elleestimait ! Plus elle réfléchissait, plus elle prenaitconscience de ses torts. Fort à propos, Henriette paraissaitfatiguée et encline de son côté à garder le silence. Emma n’eutdonc aucun effort à faire ; absorbée dans ces pensées, ellesentit bientôt des larmes couler de ses yeux et elle s’abandonna àson chagrin.

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