Emma

Chapitre 27

 

Emma ne regretta pas d’avoir eu lacondescendance d’aller chez les Cole. Cette soirée lui laissad’agréables souvenirs pour le lendemain, et si elle devait perdreune partie de son prestige de recluse volontaire, elle avait, enrevanche, gagné une solide popularité. Elle savait que les Coleavaient été ravis et elle ne doutait pas d’avoir laissé derrièreelle un sillage d’admiration.

Le bonheur parfait, même en imagination, estrare. Il y avait deux points sur lesquels Emma n’était pasparfaitement tranquille, elle craignait d’avoir transgressé lesrègles de la solidarité féminine en confiant ses soupçons sur lessentiments intimes de Jane Fairfax à Frank Churchill ;toutefois elle se sentait flattée d’avoir gagné si complètement lejeune homme à ses vues et le succès la portait à se montrerindulgente pour elle-même.

L’autre raison de remords avait aussi rapportà Mlle Fairfax ; et cette fois, il n’y avaitpas d’hésitation : elle regrettait sincèrement l’inférioritéde son propre jeu et de son chant ; elle s’assit et étudiapendant deux heures sérieusement.

Elle fut interrompue par l’arrivéed’Henriette, et si les éloges de cette dernière avaient pu lasatisfaire, elle eût été tout à fait réconfortée.

– Oh ! si je pouvais jouer du pianocomme vous et Mlle Fairfax !

– Ne nous mettez pas sur le même rang,Henriette ; mon jeu ne ressemble pas plus à celui de JaneFairfax que la lumière d’une lampe à celle du soleil.

– Est-ce possible ? Il me semble, aucontraire, que vous jouez mieux. Tout le monde hier soir admiraitvotre talent.

– Les gens compétents ont dû s’apercevoirde la différence. La vérité, Henriette, c’est que mon jeu est justeassez bon pour mériter d’être loué et que le sien est au-dessus detout éloge.

– M. Cole a dit que vous aviez tantde goût, M. Frank Churchill a également admiré votre style etil a ajouté qu’il mettait cette qualité bien au-dessus dumécanisme.

– Oui, mais Jane Fairfax possède lesdeux.

– Êtes-vous sûre ? Je ne sais pas sielle a du goût : personne n’en a parlé ; de plus, j’aihorreur d’entendre chanter en italien, on ne comprend pas un mot.D’autre part, si elle joue bien, c’est qu’aussi elle y est obligéecomme professeur de musique. Les Cox se demandaient hier soir sielle entrerait dans une grande famille. Comment avez-vous trouvéles Cox ?

– J’ai trouvé qu’ils avaient, commed’habitude, l’air très commun.

– J’ai appris par eux une nouvelle, ditHenriette avec hésitation, du reste sans grande importance.

Emma fut obligée de demander de quoi ils’agissait, tout en craignant fort une réminiscence deM. Elton.

– M. Martin a dîné avec eux samedidernier.

– Ah !

– Anna Cox a beaucoup parlé de lui ;elle m’a demandé si je comptais faire un séjour chez eux l’étéprochain ; je me demande pourquoi elle m’a fait cettequestion.

– Elle a été impertinente et curieuse etje n’en suis pas étonnée.

– À dîner, il était, paraît-il, assisauprès d’elle ; Mlle Nash croit que l’une oul’autre des Cox serait très heureuse de l’épouser.

– C’est bien probable. Je crois que cesont, sans comparaison, les filles les plus vulgairesd’Highbury !

Henriette ayant à faire chez Ford, Emma crutplus prudent de l’accompagner ; elle craignait une nouvellerencontre avec les Martin qui, dans les circonstances présentes,pouvait présenter des inconvénients.

Dans les magasins, Henriette, tentée par toutce qu’elle voyait, était toujours très longue à ses achats ;Emma la laissa en train de manier des mousselines et s’avança versla porte pour se distraire. Les premiers spectacles qui s’offrirentà ses yeux manquaient d’intérêt : ce fut d’abord le boucherdans sa carriole, une vieille femme proprette qui rentrait chezelle son panier plein de provisions sous le bras, deux chiens sedisputant un os, un groupe d’enfants arrêté devant la vitrine d’unboulanger ; mais soudain la scène s’anima et deux personnesapparurent : Mme Weston et son beau-fils. Emmasupposa qu’ils se dirigeaient versHartfield : ils s’arrêtèrent chez Mme Bates etse préparaient à frapper quand ils aperçurent Emma, ilss’approchèrent aussitôt.

– Nous allons faire une visite aux Bates,dit Mme Weston, afin d’entendre le nouvelinstrument. Mon compagnon affirme que j’ai absolument promis àMlle Bates de venir ce matin. Pour moi, je necroyais pas avoir fixé de jour, mais je ne veux pas m’exposer àmanquer de parole.

– Quant à moi, intervint Frank Churchill,j’espère obtenir l’autorisation de vous accompagner, MademoiselleWoodhouse, nous attendrons Mme Weston à Hartfield,si vous rentrez.

Mme Weston futdésappointée :

– Je croyais que vous comptiez venir avecmoi ; elles auraient été bien contentes.

– Moi ! je ne ferais que déranger.Mais, peut-être, serais-je également de trop ici ? Ma tante merenvoie toujours quand elle fait ses achats : elle prétend queje la tourmente et que je la gêne. Mlle Woodhouseparaît partager cette manière de voir !

– Je ne suis pas ici pour mon proprecompte, j’attends Mlle Smith ; elle aura sansdoute bientôt terminé ses emplettes. Mais vous feriez mieux, il mesemble, d’accompagner Mme Weston et de participer àl’audition.

– Soit ! Je suivrai votre conseil,mais, ajouta-t-il en souriant, supposons que le colonel Campbellait chargé un ami peu soigneux de la commande et que l’instrumentsoit médiocre. Je me trouverais dans une situation difficile. Je neserais d’aucun secours à Mme Weston ; elles’en tirera très bien toute seule. Une vérité désagréabledeviendrait acceptable dans sa bouche ; pour moi, je me sensincapable d’un mensonge poli.

– Je n’en crois rien, dit Emma, voussavez dissimuler aussi bien que votre voisin, le cas échéant. Dureste il n’y a aucune raison de prévoir cette éventualité : lepiano doit être excellent d’après ce que m’a ditMlle Fairfax hier soir.

– Venez donc avec moi, Frank, ditMme Weston, nous n’avons pas besoin de resterlongtemps ; nous irons à Hartfield ensuite. Je désireréellement que vous fassiez cette visite ; les Bates y serontextrêmement sensibles.

Frank Churchill n’avait plus rien àrépondre ; ils se dirigèrent de nouveau vers la porte deMme Bates. Emma les regarda entrer et rejoignitensuite Henriette qui se penchait perplexe sur le comptoir deM. Ford ; elle essaya de persuader à son amie qu’ayantbesoin de mousseline unie, il était parfaitement inutile d’examinerde la mousseline brodée et qu’un ruban bleu, malgré sa beauté, nepourrait jamais s’appareiller à un échantillon jaune. Cetteintervention eut pour résultat de mettre un terme auxpourparlers.

– Devrai-je envoyer le paquet chezMme Goddard ? demandaMme Ford.

– Oui… non… chezMme Goddard… ; seulement ma jupe modèle est àHartfield, envoyez-le à Hartfield, s’il vous plaît.Mme Goddard, il est vrai, voudra le voir. Pourtantj’aurais besoin du ruban immédiatement. Ne pourriez-vous pas fairedeux paquets, Mme Ford ?

– À quoi bon, Henriette, donner àMme Ford la peine de faire deux paquets ?

– Il n’y a pas la moindre difficulté,intervint Mme Ford obligeamment.

– Je préfère, somme toute, n’avoir qu’unpaquet. Donnez-moi votre avis, Mlle Woodhouse. Nevaut-il pas mieux le faire envoyer à Hartfield ?

– N’hésitez pas une seconde de plus. ÀHartfield, s’il vous plaît, Mme Ford.

À ce moment des voix se rapprochaient ouplutôt une voix et deux dames ; Mme Weston etMlle Bates entraient dans le magasin.

– Ma chèreMlle Woodhouse, dit cette dernière, j’ai traverséla rue pour vous prier de nous faire la faveur de venir vousasseoir quelques instants à la maison afin de nous donner votreavis sur le nouvel instrument. Vous et Mlle Smith.Comment allez-vous Mlle Smith ?

– Très bien, merci. J’ai suppliéMme Weston de m’accompagner afin d’être sûre deréussir.

– J’espère que Mme Bateset Mlle Fairfax vont…

– Très bien, je vous suis bienreconnaissante. Ma mère va parfaitement et Jane n’a pas pris froidhier soir. Comment se porte M. Woodhouse ? J’ai apprispar Mme Weston votre présence ici.

– Oh ! alors, ai-je dit, je vaisaller la trouver et lui demander d’entrer un instant ; ma mèresera si heureuse de la voir et il y a en ce moment chez nous uneréunion si agréable qu’elle ne peut refuser. Tout le monde approuvama proposition. « C’est une excellente idée, dit M. FrankChurchill, l’opinion de Mlle Woodhouse seraimportante à connaître. » « Mais, dis-je, je serai plussûre de réussir si l’un de vous m’accompagne. »« Oh ! dit-il, attendez une demi-minute, je vais avoirterminé mon travail. » Car, le croiriez-vousMlle Woodhouse, il est en ce moment occupé de lafaçon la plus obligeante du monde à fixer la branche des lunettesde ma mère : la vis était tombée ce matin. On ne peut êtreplus aimable ! Ma mère ne savait comment faire sans seslunettes. C’est une leçon : tout le monde devrait avoir deuxpaires de lunettes. J’avais l’intention de les porter dès lapremière heure chez John Sanders pour les faire réparer, mais je nesais trop comment j’ai été retardée toute la matinée. À un momentdonné, Patty est venue dire que la cheminée de la cuisine avaitbesoin d’être ramonée. « Oh ! Patty, dis-je, ne venez pasme raconter vos mauvaises nouvelles. C’est assez que les lunettesde votre maîtresse soient détériorées. » Ensuite les pommes aufour sont arrivées ; Mme Wallis les a faitporter par son garçon ; les Wallis sont extrêmement obligeantspour nous ; j’ai entendu des gens dire queMme Wallis était capable, à l’occasion, de répondregrossièrement ; mais, quant à nous, elle nous a toujourstraités avec tous les égards possibles ; ce ne peut pas êtrepar intérêt, car notre consommation de pain est insignifiante. Noussommes, il est vrai, trois à table, mais, en ce moment, la pauvreJane n’a aucun appétit ; ma mère serait effrayée si ellesavait de quoi se compose le déjeuner de Jane ; aussi pendantle repas, je m’efforce de parler d’une chose et puis d’une autre,et elle ne s’aperçoit de rien. Vers le milieu de la journée, ellecommence à sentir la faim et elle préfère les pommes au four à toutautre mets. Précisément, ces jours derniers, j’ai eu l’occasion deparler avec M. Perry et il m’a confirmé la valeur nutritive decet aliment. J’ai du reste entendu M. Woodhouse recommanderune pomme au four ; c’est la seule manière d’accommoder cefruit, qu’il préconise. Eh bien, avons-nous gagné notrecause ? Vous allez, j’espère, nous accompagner.

– Je serai très heureux de présenter meshommages à Mme Bates, répondit Emma.

Elles quittèrent finalement le magasin nonsans que Mlle Bates eût ajouté :

– Comment allez-vous,Mme Ford ? Excusez-moi, je ne vous avais pasaperçue. Vous avez, paraît-il, reçu de la ville un charmantassortiment de rubans. Jane est revenue enchantée hier soir. Jevous remercie, les gants vont parfaitement ; un peu largesseulement autour du poignet et Jane est en train de lesarranger.

Dès qu’elles furent dans la rue,Mlle Bates reprit :

– Qu’est-ce que je disais ?

Emma se demanda comment la bonne demoiselleparviendrait à faire un chois dans cette inextricableconfusion.

– Ah ! oui, je parlais des lunettesde ma mère ! M. Frank Churchill fit preuve d’une extrêmeobligeance ! « Je crois, dit-il, que je pourrais remettrecette vis ; j’aime beaucoup ce genre de travail. » Malgrétout le bien que j’avais entendu dire de lui, la réalité a debeaucoup dépassé mon attente. Je vous félicite bien sincèrement,Mme Weston ; il semble vraiment être le plusaffectueux des parents… Je n’oublierai jamais sa manière d’agirrelativement aux lunettes. Quand j’ai apporté les pommes avecl’espoir d’en faire accepter une à nos amis : « Cespommes, dit-il immédiatement sont les plus belles pommes cuites aufour que j’aie vues de ma vie ». Ce sont en effet des pommesexquises et Mme Wallis en tire tout le partipossible ; elle ne les met au four que deux fois ;M. Woodhouse nous avaient engagés à les faire passer troisfois au feu, aussi Mlle Woodhouse sera assez bonnepour ne pas en parler. Quant aux pommes, elles sont de la meilleureespèce pour cuire : toutes proviennent de Donwell ;M. Knightley nous en envoie un sac tous les ans. Ma mère ditque le verger de Donwell a toujours été renommé. Mais l’autre jourj’ai été vraiment confuse : M. Knightley est venu nousvoir un matin et précisément Jane était en train de manger despommes ; nous lui dîmes combien nous les trouvions excellenteset il nous demanda si nous étions arrivées au bout de notreprovision : « Je suis sûr, ajouta-t-il, que vous ne devezplus en avoir et je vous en enverrai d’autres ; j’en aibeaucoup trop et elles vont pourrir. » Je l’ai prié de n’enrien faire ; il nous en restait à peine une demi-douzaine etje n’ai pu dire le contraire. Après son départ, Jane me querellapresque – je ne devrais pas employer ce mot, car nous n’avonsjamais eu une discussion de notre vie – mais elle était tout à faitdésespérée que j’eusse avoué la vérité ; j’aurais dû,paraît-il, laisser entendre qu’il y en avait un grand nombre.« Oh ! dis-je, ma chère, j’ai fait ce que j’ai pu ».Le même soir, William Larkins arriva avec un énorme panier depommes ; je suis descendue pour lui parler et j’ai dit tout cequ’il était possible de dire, comme vous pouvez bien le supposer.William Larkins est une si vieille connaissance ! Je suistoujours heureuse de le voir. J’ai appris ensuite la vérité parPatty : William lui confia qu’il n’y avait plus dans lefruitier des pommes de cette espèce. Mme Hodgesétait très mécontente ; elle ne pouvait pas supporter l’idéeque M. Knightley fût privé dorénavant de tartes aux pommes. Ilrecommanda bien à Patty de ne répéter ces paroles à personne etparticulièrement à nous : préoccupé avant tout des intérêts deson maître, il attachait peu d’importance aux accès de mauvaisehumeur de Mme Hodges, du moment que le stock entierde pommes avait été vendu. Pour rien au monde je n’aurais voulu quecette indiscrétion arrivât aux oreilles de M. Knightley. Ilaurait été si… Je voulais même la cacher à Jane, mais, par malheur,j’y ai fait allusion involontairement.

Mlle Bates finissait de parlerquand Patty ouvrit la porte ; les visiteuses gravirentl’escalier, non sans être accablées de recommandations.

– Je vous en prie,Mme Weston, faites attention, il y a une marche autournant. Méfiez-vous, Mlle Woodhouse, notreescalier est si étroit ! Mlle Smith, regardezbien où vous mettez le pied. Mlle Woodhouse, jesuis sûre que vous vous êtes cognée…

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