Emma

Chapitre 10

 

Bien que l’on fût déjà au milieu du mois dedécembre, le mauvais temps n’avait pas encore interrompu lespromenades des deux jeunes filles. Le lendemain Emma décida d’allerfaire une visite à une famille pauvre qui demeurait un peu au delàde Highbury. Pour s’y rendre il fallait passer par Vicarage Lane oùs’élevait le presbytère : c’était une vieille maisond’apparence modeste, située presqu’en bordure de route et àlaquelle le propriétaire actuel s’efforçait de donner un cachetd’élégance et de confort. Arrivées à cet endroit les deux jeunesfilles ralentirent le pas pour regarder la façade. Emmadit :

– C’est ici que vous êtes destinée àvenir habiter un jour ou l’autre !

– Oh ! quelle jolie maison, ditHarriet, voici les rideaux jaunes que Mlle Nashadmire tant !

– Je passe rarement par ici, dit Emma,mais à un moment donné j’y serai particulièrement attirée :toutes les haies, les grilles, les mares de cette partie d’Highburyme deviendront familières. » Harriet n’avait jamais franchi leseuil du presbytère et ne chercha pas à dissimuler sacuriosité.

– Je ne demanderais pas mieux que deréaliser votre désir, dit Emma, mais je ne puis imaginer aucunprétexte plausible pour entrer : pas d’enquête à faire sur undomestique ; j’aurais alors une raison pour interroger lafemme de charge ; pas de message de mon père…

Après quelques instants de silence, Harrietreprit :

– Je me demande, Mademoiselle Woodhouse,comment il se fait que vous ne soyez pas mariée ou sur le point del’être, séduisante comme vous l’êtes !

Emma se prit à rire et répliqua :

– Admettons que je le sois, en effet,Harriet : ce n’est pas une raison suffisante pour me pousserau mariage. Non seulement je ne suis pas à la veille de me marier,mais encore je n’ai guère l’intention de me marier jamais.

– Vous le dites, mais je ne puis lecroire.

– Il faudrait pour me faire changerd’avis, que je rencontrasse quelqu’un de très supérieur à tous ceuxque j’ai eu l’occasion de voir jusqu’ici (M. Elton,naturellement, est hors de cause) et à dire vrai je ne désire pasrencontrer ce phénix : je préfère ne pas être tentée. Je nepuis que perdre au change et si je me décidais à me marier, j’enaurais probablement du regret par la suite.

– Vraiment, je ne m’explique pas qu’unefemme parle de la sorte !

– Je n’ai aucune des raisons habituellesqui incitent les femmes à se marier. Si je m’éprenais de quelqu’un,alors ce serait tout différent ; mais, jusqu’à présent je suisdemeurée indemne et je crois vraiment qu’il n’est pas dans manature de m’enthousiasmer. Sans le mobile de l’amour, je seraisbien sotte d’abandonner une situation comme la mienne : jen’ai besoin ni d’argent, ni d’occupations, ni d’importancesociale ; bien peu de femmes mariées sont aussi maîtressesdans leur intérieur que je le suis à Hartfield ; je ne puisespérer tenir ailleurs une place plus prépondérante ; suis-jesûre de trouver chez un autre homme une approbation aussi complètede tous mes actes que celle que je trouve chez mon père ?

– Sans doute. Mais, au bout du compte,vous finirez par être une vieille fille commeMlle Bates !

– Voici une terrible évocation, Harriet,et si je croyais jamais ressembler à Mlle Bates, sije devais devenir si sotte, si satisfaite, si souriante, sibavarde, si peu distinguée, je prendrais un mari demain ! Maisje suis convaincue qu’il ne pourra jamais y avoir entre nousd’autre ressemblance que celle toute fortuite d’être restéescélibataires.

– Et cependant vous serez une vieillefille, ce qui est épouvantable !

– Ne vous tourmentez pas, Harriet, je neserai jamais une vieille fille pauvre ; et c’est la pauvretéseule qui rend méprisable aux yeux du public l’état decélibat ! Une femme seule avec un petit revenu est assezsouvent ridicule ! Mais une femme seule nantie de bonnesrentes est toujours respectable et rien ne s’oppose à ce qu’ellesoit aussi intelligente et aussi agréable que n’importe qui. Cettedistinction n’est pas aussi injuste qu’elle paraît au premierabord, car un revenu mesquin contribue à rétrécir l’intelligence età aigrir le caractère. Ce que je dis ne s’applique pas néanmoins àMlle Bates, trop banale et trop sotte pour meplaire, mais dont le cœur est excellent : je crois vraimentque si elle ne possédait qu’un shilling elle en distribuerait lamoitié.

– Mais que ferez-vous ? Commentemploierez-vous votre temps quand vous serez vieille ?

– Si je ne m’illusionne pas, Harriet,j’ai une nature active, indépendante et je dispose de nombreusesressources ; je ne perçois pas pourquoi je ne serai pas enétat d’occuper mes loisirs aussi bien à cinquante ans qu’à vingt etun. Les occupations de la femme, manuelles et intellectuelles, neme feront pas plus défaut qu’aujourd’hui. Quant à des objetsd’intérêt pour mon affection, je n’en manquerai pas. Je pourrai meconsacrer aux enfants d’une sœur que je chéris. Il y en aura trèsprobablement un assez grand nombre pour me fournir toutes lesespèces de sensations dont se nourrit la vie à son déclin ;ils me donneront matière d’espérer et de craindre. Sans doute, jene ressentirai pour aucun d’eux la tendresse qui est l’apanage desparents, mais mon humeur s’accommodera volontiers d’un sentimentplus calme et moins aveugle que l’amour maternel. Souvent une demes nièces me tiendra compagnie.

– Connaissez-vous la nièce deMlle Bates ou pour mieux dire êtes-vous en relationavec elle ?

– Oh ! oui, nous sommes obligés dela voir toutes les fois qu’elle vient à Hartfield. Je veux croireque l’exemple de Mlle Bates me préservera d’uneadmiration exagérée pour mes nièces. Puisse le ciel m’éviter aumoins d’ennuyer les gens au sujet de tous les Knightley réunisseulement la moitié autant que le fait Mlle Bates,à propos de Jeanne Fairfax ; le son seul de ce nom est devenupour moi une fatigue. Chacune de ses lettres est lue et relue aumoins quarante fois, les compliments destinés à ses amis sonttransmis indéfiniment ; si elle envoie à sa tante le modèled’un ceinture ou qu’elle tricote une paire de jarretières pour sagrand’mère on n’entend plus parler d’autre chose pendant un mois.Je souhaite tout le bonheur possible à Jane Fairfax, mais ellem’ennuie à mourir.

Elles approchaient maintenant du but de leurpromenade et leur entretien prit une autre tournure. Emma étaittrès charitable ; les pauvres trouvaient toujours auprèsd’elle non seulement l’assistance pécuniaire mais encore leréconfort de son attention, de ses conseils et de sa patience. Ellecomprenait leur manière d’être, excusait leur ignorance,compatissait à leurs tentations et ne s’attendait pas à trouverchez eux des vertus extraordinaires. Elle prenait part à leurchagrin et leur venait toujours en aide avec intelligence et bonnevolonté. Dans ce cas particulier, sa visite avait pour but nonseulement de distribuer des secours à des indigents, mais encore deporter remède aux souffrances d’un malade. Elle quitta la maison,impressionnée à la vue de tant de misère. Une fois dehors, elledit :

– Voilà des spectacles, Harriet qui vousfont du bien. Comme tout paraît insignifiant à côté ! Il mesemble que je ne pourrai plus détacher mon esprit de ces pauvrescréatures tout le reste de la journée.

– Vous dites vrai, répondit Harriet,pauvres créatures !

Emma referma la barrière placée à l’extrémitédu sentier qui traversait le petit jardin.

Emma jeta un dernier coup d’œil sur l’aspectminable du lieu et évoqua la misère qu’il recelait. Elles seretrouvèrent sur la route qui, à cet endroit tournait brusquementet une fois la courbe franchie les deux jeunes filles aperçurentsoudain M. Elton qui venait vers elles : il était si prèsqu’Emma eut à peine le temps de dire :

– Ah ! Harriet, voici qui va mettreà l’épreuve notre fidélité aux bonnes pensées. Quoi qu’il en soit,l’essentiel c’est que notre compassion ait procuré un peu desoulagement à ceux qui souffrent. Si nous avons pour les malheureuxassez de pitié pour les aider selon nos moyens, nous faisons notredevoir ; au delà ce n’est qu’une vaine sympathie, inutile auxautres et nuisible à soi-même.

Elles furent alors rejointes par lepromeneur.

M. Elton se disposait précisément à allervoir la malheureuse famille à laquelle Emma s’intéressait. Ilscherchèrent ensemble quels remèdes on pouvait apporter à une aussitriste situation et décidèrent les mesures à prendre. Puisremettant sa visite au lendemain, M. Elton demandal’autorisation de les accompagner.

Cette rencontre, pensa Emma, à laquelle lacharité préside est particulièrement heureuse. Rien ne pourraitêtre plus favorable au développement de l’amour ; je ne seraispas étonnée que la déclaration s’ensuive ; ma présence est leseul obstacle. Que ne suis-je ailleurs !

Désireuse de se tenir à l’écart le pluspossible, Emma prit un étroit sentier qui dominait la routeprincipale où les deux autres marchaient ensemble. Mais ellen’était pas là depuis deux minutes quand elle s’aperçut qu’Harriet,habituée à la suivre et à l’imiter, s’empressait de l’yjoindre ; cela ne faisait pas son affaire : elle s’arrêtaimmédiatement sous le prétexte de rattacher les lacets de sessouliers et se courbant de façon à obstruer complètement lepassage, elle les pria de bien vouloir continuer d’avancer enattendant qu’elle les rejoignît ; ils firent ce qu’elledemandait. Au moment où elle jugeait raisonnable d’avoir terminéson occupation, elle eut la chance de trouver une nouvelle raisonpour s’attarder : elle fut, en effet, saluée par un desenfants de la famille qu’elle venait de visiter et qui conformémentaux instructions reçues, se dirigeait vers Hartfield en emportantun récipient pour rapporter du bouillon. Rien de plus naturel quede marcher à côté de la petite fille et de la questionner ;pourtant Emma gagnait involontairement du terrain sur ses deuxcompagnons qui ne se pressaient pas ; elle le regrettad’autant plus qu’ils paraissaient absorbés dans une conversationintéressante.

M. Elton parlait avec animation, Harrietécoutait avec une attention enjouée. Emma, ayant expédié l’enfanten avant, se demandait comment elle pourrait faire pour se changeren statue de sel quand, au même instant, ils se retournèrent tousdeux et elle fut obligée de se rapprocher. M. Elton continuasa phrase et Emma fut désappointée d’entendre qu’il faisait à sablonde compagne un récit de la fête chez M. Cole ; ellearrivait elle-même pour le fromage de stilton, le beurre, labetterave et le dessert !

« Ce début aurait évidemment pu amener àune conclusion satisfaisante, se dit-elle en guise deconsolation ; tous les sujets sont bons pour les amoureux ettoute espèce de conversation peut servir de prétexte auxconfidences sentimentales. Si seulement j’avais pu rester un peuplus longtemps absente. »

Ils marchèrent ensemble jusqu’à ce qu’ilsfussent en vue de l’enceinte du presbytère : à ce moment Emmaeut une inspiration subite et elle découvrit le moyen de fairepénétrer Harriet dans la maison : elle s’aperçut d’un nouveaudéfaut dans l’arrangement de sa chaussure et s’arrêta une foisencore ; elle arracha alors le lacet et le jeta à la dérobéedans le fossé. Ceci fait, elle pria ses compagnons de s’arrêter etleur avoua son embarras :

– La plus grande partie de mon lacetn’existe plus, dit-elle, et je ne sais pas trop comment je vaisfaire. En vérité, je suis pour vous deux une compagnie bienencombrante, mais j’espère que vous voudrez bien admettre que jesuis rarement si mal équipée. Monsieur Elton, il faut que je vousdemande de m’autoriser à m’arrêter chez vous et à avoir recours àvotre femme de charge qui me trouvera un bout de ruban ou deficelle pour maintenir mon soulier.

Cette proposition parut causer à M. Eltonun véritable ravissement ; il fit de la meilleure grâce dumonde les honneurs de sa maison. La pièce où il les conduisit étaitcelle qu’il occupait habituellement ; ils causèrent quelquesinstants, puis Emma suivie de la femme de charge, qui s’était miseentièrement à sa disposition, pénétra dans une chambreattenante ; la porte de communication se trouvait ouverte etelle fut forcée de la laisser entrebâillée : elle s’attendaità ce que M. Elton la fermât ; s’apercevant qu’iln’intervenait pas, Emma engagea aussitôt avec la femme de chargeune conversation animée, afin de donner à M. Elton lapossibilité d’aborder avec Harriet le sujet qu’il lui plairait. Aubout de dix minutes elle dut mettre un terme à l’entretien et à sesarrangements. Elle trouva les amoureux debout devant une desfenêtres ; les apparences étaient favorables et pendant unedemi-minute elle goûta la gloire du triomphe. Elle apprit bientôtpourtant qu’aucun pas décisif n’avait été fait. M. Eltons’était montré particulièrement aimable et charmant ; il avaitconfié à Harriet qu’il les avait vues passer et que ce n’était passans intention qu’il avait pris le même chemin ; il avait faitquelques allusions galantes, mais rien de sérieux. « Il estd’une extrême prudence, pensa Emma, il avance pas à pas et ne veutrien risquer jusqu’à ce qu’il sente sûr d’être agréé. »

Bien que le succès qu’elle escomptait n’eûtpas couronné son ingénieux stratagème, Emma fut satisfaite,néanmoins, d’avoir procuré aux deux amoureux un tête-à-têteagréable qui hâterait probablement l’heureux dénouement.

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