Emma

Chapitre 53

 

Les jours passaient ; les John Knightleyet Henriette étaient à la veille d’arriver. C’était une perspectivealarmante et Emma, en y pensant un matin, réfléchissait auxinconvénients du retour de son amie. M. Knightley entra surces entrefaites et elle mit de côté les pensées tristes. Aprèsquelques minutes de conversation enjouée, il se tut et repritensuite sur un ton plus sérieux :

– J’ai quelque chose à vous dire,Emma ; une nouvelle à vous annoncer.

– Bonne ou mauvaise ? dit-elle en leregardant en face.

– Je ne sais trop.

– Bonne, j’en suis sûre. Je le vois àvotre visage. Vous vous efforcez de ne pas sourire.

– Je crains, dit-il, ma chère Emma, quevous ne souriiez pas quand vous la connaîtrez.

– Vraiment ! mais pourquoi ? Jepuis difficilement imaginer qu’une chose qui vous contente ne mesatisfasse pas aussi.

– Il y a un sujet sur lequel nos avisdiffèrent. Il s’agit d’Henriette Smith.

Emma rougit en l’entendant prononcer ce nom etappréhenda quelque fâcheuse révélation.

– Vous avez sans doute reçu une lettrevous-même ?

– Non, du tout. Je ne sais rien. Je vousen prie, mettez-moi au courant.

– Je vois que vous vous attendez au pire.Voici : Henriette Smith épouse Robert Martin.

Emma sursauta et elle fut sur le point dedire : « Non, c’est impossible » mais son regardseul trahit son étonnement.

– Robert Martin, reprit M. Knightleyest venu m’annoncer son mariage ce matin. Je vois, mon Emma, quevous êtes affectée, comme je le prévoyais.

– Vous vous méprenez, répondit-elle aveceffort. Cette nouvelle ne me rend pas malheureuse mais je ne puis yajouter foi. Vous voulez seulement dire que Robert Martin al’intention de demander, encore une fois, la main d’HenrietteSmith.

– Je répète, articula M. Knightleyavec décision : il a fait sa demande et il a été agréé.

– Est-ce possible ?

Emma se pencha sur sa corbeille et se mit àchercher une broderie afin de dissimuler les sentiments de bonheuret de soulagement qui l’agitaient, et ajouta :

– Eh bien ! Dites-moi tout.Donnez-moi les détails.

– Il y a une semaine, Robert Martin étaità Londres pour affaires et je l’avais prié de se charger d’unecommission pour John. Il porta lui-même à John les papiers que jelui avais confiés ; il fut cordialement accueilli et invité àaccompagner toute la famille au cirque où l’on menait les garçons.Mon ami Robert Martin ne put pas résister à la tentation et ilaccepta. La partie fut extrêmement gaie. Mon frère lui demanda devenir dîner le lendemain et pendant la soirée Robert Martin trouval’occasion de parler à Henriette : ce ne fut pas en vain. Ellel’a rendu, en l’agréant, aussi heureux qu’il mérite de l’être. Ilest revenu hier, et ce matin, avant le déjeuner, il était chez moipour me rendre compte de sa mission, et me faire part de sonbonheur. C’est tout ce que je puis vous dire. Votre amie Henriettevous fera un récit beaucoup plus long ; elle entrera dans tousles petits détails que la femme seule sait rendre intéressants.Toutefois, je puis ajouter que Robert Martin paraissait trèsému.

Emma n’essaya pas de répondre, elle était sûrequ’elle ne pourrait s’empêcher de manifester une joie anormale etil la croirait folle. Son silence étonna M. Knightley, et,après l’avoir observée quelques instants, il reprit :

– Emma, ma chérie, je crains que vous nesoyiez plus contrariée que vous ne voulez l’avouer. Je lereconnais, sa situation est un inconvénient ; mais si votreamie est satisfaite, c’est l’important, et je me porte garant quevous estimerez le jeune homme de plus en plus à mesure que vous leconnaîtrez ; son bon sens et ses excellents principes voussatisferont pleinement. Vous ne pourriez désirer votre amie dans demeilleures mains. Si je le pouvais, je changerais le rang social deson prétendant. C’est beaucoup dire, je vous assure, car je tiensénormément à garder Robert Martin à Abbey Mill !

Il s’efforçait de la faire sourire et, sesentant maintenant maîtresse d’elle-même, Emma leva la tête etreprit gaiement :

– Ne vous donnez pas la peine d’essayerde me réconcilier avec ce mariage. Je trouve qu’Henriette faitextrêmement bien. Sa parenté n’est sans doute pas plus relevée quecelle du jeune homme, et de toute façon elle lui est certainementinférieure au point de vue de la respectabilité et du caractère.C’est la surprise qui m’a fait garder le silence. J’avais desraisons de croire, tout dernièrement encore, qu’elle était bienéloignée de penser à lui !

– Vous devez connaître votre amie mieuxque moi, reprit M. Knightley, mais, si je ne me trompe, c’estune aimable et tendre personne : elle ne doit pas être portéeà se montrer cruelle envers un jeune homme qui lui fait l’aveu desa passion.

– Sur ma parole, vous la connaissez àmerveille. Mais, Monsieur Knightley, êtes-vous bien sûr qu’ellel’ait accepté définitivement ? N’avez-vous pas malcompris ? Vous avez parlé de beaucoup de choses :affaires, exposition de bestiaux, nouvelles méthodes ;peut-être ses affirmations catégoriques ne concernaient-elles pasl’acceptation d’Henriette, mais les dimensions de quelque taureaufameux.

– C’est un peu fort ! repritM. Knightley en riant, prétendriez-vous insinuer que je necomprends pas ce qu’on me dit ? Il n’y avait pas, je vousassure, d’équivoque possible. Je crois pouvoir vous en donner unepreuve ; il m’a demandé mon opinion sur les démarches àfaire ; il comptait s’adresser à Mme Goddardpour avoir des éclaircissements sur les amis d’Henriette. Je nepuis qu’approuver. Il doit aller chez Mme Goddardaujourd’hui même.

– Je suis parfaitement satisfaite, repritEmma en souriant de bon cœur, et je leur souhaite sincèrement toutle bonheur possible.

– Vous êtes bien changée depuis notredernier entretien.

– Je l’espère ; dans ce temps-làj’étais stupide !

– De mon côté, j’ai modifié mon opinion.J’ai souvent causé avec Henriette ; par égard pour vous et parintérêt pour Robert Martin, je désirais la mieux connaître. J’aiquelquefois eu l’idée que vous me soupçonniez de plaider la causedu pauvre Robert Martin : ce n’était pas le cas. Après l’avoirbien observée j’ai acquis la conviction que c’est une aimable etsimple créature, avec d’excellents principes, et mettant sonbonheur dans les affections et les devoirs de la vie conjugale.Elle vous doit sans doute en partie les progrès réalisés.

– Moi ! reprit Emma, en secouant latête. Ah ! pauvre Henriette !

Néanmoins, elle se contint et supportapatiemment cette louange imméritée.

À ce moment, M. Woodhouse entra et leurconversation prit fin. Emma ne le regretta pas, car elle désiraitêtre seule.

Cette nouvelle l’avait mise dans un étatd’agitation qui lui enlevait sa présence d’esprit. Elle auraitvoulu danser, chanter, crier, et elle ne pouvait prêter attention àd’autres propos. Son père venait annoncer que James attelait leschevaux pour les conduire à Randalls où ils faisaient maintenantune visite quotidienne : ce fut une excellente excuse pourquitter le salon.

La joie et le bonheur d’Emma peuvent êtrefacilement imaginés ; seul, le souci de l’avenir d’Henriettel’empêchait d’être parfaitement heureuse. Qu’avait-elle à désirermaintenant ? Rien, sinon de devenir plus digne de celui dontle jugement s’était montré si supérieur au sien ; ellesouhaitait aussi que le souvenir de ses folies passées luienseignât l’humilité et la circonspection pour l’avenir. Elle étaittrès sérieuse dans ses résolutions et, pourtant, elle ne pouvaits’empêcher de rire de temps en temps, en pensant à l’éclosion d’unenouvelle idylle, aboutissement d’un désespoir qui datait de cinqsemaines ! Maintenant, elle pourrait voir revenir Henrietteavec plaisir ; toutes les conséquences lui paraissaientagréables ; elle ferait bien volontiers la connaissance de R.Martin.

Sa principale satisfaction était de penser quedorénavant elle ne serait plus tenue à aucune dissimulation avecM. Knightley ; elle pourrait désormais se montrerparfaitement confiante et sincère.

Elle partit avec son père, le visagesouriant ; elle n’écoutait pas toujours, mais elle acquiesçaitde confiance.

Ils arrivèrent. Mme Westonétait seule dans le salon ; M. Woodhouse reçut desremerciements proportionnés à l’effort accompli et ilss’informèrent de la santé de l’enfant. Ils étaient à peine assisquand ils aperçurent, à travers le rideau, deux ombres quipassaient dans le jardin, contre la fenêtre.

– C’est Frank etMlle Fairfax, dit aussitôtMme Weston.

– J’allai justement vous faire part del’agréable surprise que nous avons eue en le voyant arriver. Ilreste jusqu’à demain et Mlle Fairfax a bien voulu,sur notre demande, venir passer la journée. Ils vont probablemententrer.

Au bout d’une minute en effet les jeunes gensfirent leur apparition. On se salua cordialement, puis tout lemonde se rassit ; pendant les instants de silence embarrasséqui suivirent, Emma se demanda si son désir de rencontrer FrankChurchill, en compagnie de Jane Fairfax, lui apporterait le plaisirqu’elle avait escompté. Cependant M. Weston se joignit à eux,l’enfant fut amené et la gêne se dissipa. Frank Churchill saisit lapremière occasion pour s’approcher d’Emma.

– Je dois vous remercier, dit-il,Mademoiselle Woodhouse, d’un message indulgent queMme Weston m’a transmis dans une de ses lettres.J’espère que vos sentiments ne se sont pas modifiés.

– Non vraiment, répondit Emma, pas lemoins du monde. Je suis particulièrement heureuse de vous voir, devous serrer la main et de vous faire de vive voix mes vœux debonheur.

Il exprima sa reconnaissance et continua deparler sur un ton de sincérité émue :

– N’a-t-elle pas bonne mine ? dit-ilen regardant Jane. Vous voyez comme mon père etMme Weston l’entourent d’affection.

Mais sa nature eut vite repris le dessus et,les yeux rieurs, après avoir fait allusion au retour des Campbell,il prononça le nom de Dixon. Emma rougit et lui interdit de jamaisprononcer ce nom en sa présence elle ajouta :

– Je ne puis évoquer ce souvenir sanshonte.

– La honte devrait être toute de moncôté. Mais est-il possible que vous n’ayez jamais eu aucun soupçon,du moins sur la fin ?

– Je n’en avais pas le moindre, je vousassure.

– C’est extraordinaire. J’ai été une foissur le point… Je regrette de n’avoir pas suivi mon inspiration.J’aurais mieux fait de manquer de discrétion et de tout vousraconter.

– N’y pensez plus !

– Quand les Campbell seront de retour,nous irons à Londres et nous y resterons, je pense, jusqu’au momentoù nous pourrons l’emmener à Enscombe ; mais actuellement jesuis condamné à une cruelle séparation. Nous ne nous étions pasrevus depuis le jour de la réconciliation. N’avez-vous pascompassion de moi ?

Emma exprima sa sympathie très sincèrement etil reprit soudain à mi-voix :

– À propos, j’espère queM. Knightley va bien ?

Elle rougit et se mit à sourire.

– Permettez-moi à mon tour,continua-t-il, de vous présenter mes félicitations. J’ai appriscette nouvelle, croyez-le bien, avec le plus vif intérêt et la plusgrande satisfaction. C’est un homme qu’il ne m’appartient pas delouer !

Emma écoutait avec plaisir et ne demandait pasmieux que de continuer l’entretien sur ce ton, mais l’instantd’après Frank Churchill était de nouveau occupé de ses propresaffaires et il dit en tournant les yeux vers Jane :

– Avez-vous jamais vu un teint si fin, sidélicat, et pourtant elle n’est pas absolument blonde. C’est unecarnation assez rare formant contraste avec ses cils noirs ;elle a juste assez d’éclat pour faire ressortir sa beauté.

– J’ai toujours admiré son teint pour mapart, reprit Emma malicieusement ; mais il me semble qu’il yeut un temps où vous trouviez à redire à sa pâleur ? Avez-voustout à fait oublié ?

– Pas du tout. Quelle impudence était lamienne ! Comment ai-je osé ?

En même temps, il riait de si bon cœur à cetteévocation qu’Emma ne put s’empêcher de lui dire :

– J’ai idée qu’au milieu de vostribulations vous trouviez grand plaisir à nous duper tous. Ce jeuvous faisait prendre votre mal en patience !

– Oh non ! Comment pouvez-vous mesoupçonner d’une pareille duplicité. J’étais le plus malheureux deshommes.

– Pas malheureux au point de devenirinsensible à l’ironie. Je suis d’autant plus portée à voussoupçonner que placée dans la même situation, je n’auraisprobablement pas résisté à la tentation de mystifier monentourage ! Nos deux natures ont certains points deressemblance.

Il s’inclina en souriant.

– Dans tous les cas, reprit Emma, nosdestinées sont parallèles : n’allons-nous pas nous unir à deuxpersonnes d’un caractère supérieur au nôtre ?

– C’est vrai, répondit-il avec émotion,du moins en ce qui me concerne. C’est un ange. Regardez-la :ses gestes n’ont-ils pas une grâce angélique ? Observez sesyeux levés vers mon père… Vous apprendrez avec plaisir, ajouta-t-ilen se penchant vers elle et en baissant la voix, que mon oncles’est décidé à lui donner tous les bijoux de ma tante ; ilsdoivent être remontés à nouveau. J’ai l’intention de faire ajusterun diadème. Ne sera-ce pas magnifique sur ses cheveuxsombres ?

– Tout à fait magnifique, reprit Emmad’un ton si cordial qu’il éprouva le besoin de manifester sareconnaissance.

– Comme je suis heureux, dit-il, de vousvoir et de vous trouver si bonne mine ! Pour rien au monde jen’aurais voulu manquer cette rencontre et si vous n’étiez pasvenue, je serais certainement allé à Hartfield.

Pendant ce temps, les autres personnes avaientparlé du bébé. Mme Weston venait de raconter que laveille ils avaient été un peu alarmés à son sujet ; elle avaitété sur le point de faire chercher M. Perry. Toutefois, aubout de dix minutes, l’enfant avait repris sa tranquillitéhabituelle. M. Woodhouse prit grand intérêt à ce récit, etexprima son regret que Mme Weston n’eût pas suivisa première inspiration.

– Ne manquez pas, dit-il, de fairechercher Perry à la moindre indisposition. Vous ne pouvez l’appelertrop souvent. Il est peut-être fâcheux qu’il ne soit pas venuhier ; sans doute l’enfant semble en bon état, mais il ne s’enporterait que mieux si Perry l’avait examiné.

En entendant prononcer le nom de Perry, FrankChurchill leva la tête et dès que M. Woodhouse eut fini deparler, il dit, en s’adressant à Emma :

– Mon ami Perry ! Est-il venu cematin ? Comment voyage-t-il maintenant ? A-t-il unevoiture ?

Emma se rappela aussitôt et saisit l’allusion.Elle se mit à rire à son tour ; pendant ce temps, Jane Fairfaxfaisait tous ses efforts pour paraître ne pas entendre.

– Quel rêve extraordinaire, reprit-il, jene puis jamais y penser sans rire. Elle nous entend, MademoiselleWoodhouse, elle nous entend : je le devine au frémissement desa joue, elle a beau froncer le sourcil. Regardez-la. Ne voyez-vouspas qu’en ce moment le paragraphe même de sa lettre qui me donnaitla nouvelle passe devant ses yeux ; elle se rappelle ma bévueet ne peut prêter attention à rien d’autre.

Jane fut contrainte de sourire et se tournantvers lui, elle dit d’une voix basse et calme :

– Comment pouvez-vous évoquer cessouvenirs ? Ils s’imposeront parfois, mais je ne m’expliquepas que vous les recherchiez ?

Il répondit avec beaucoup d’entrain etd’esprit ; Emma n’en partageait pas moins l’avis de Jane. Enquittant Randalls, elle ne put s’empêcher d’établir une comparaisonentre les deux hommes, tout à l’avantage deM. Knightley ; elle avait eu grand plaisir à revoir FrankChurchill, mais jamais la supériorité morale de M. Knightleyne l’avait autant frappée.

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