Emma

Chapitre 43

 

Emma fut heureuse de se retrouver à Hartfield,et après le dîner elle se consacra, de la meilleure grâce du monde,au jacquet de M. Woodhouse. Elle éprouvait une véritablesatisfaction, après les pénibles conjonctures de la journée, às’occuper de distraire son père ; de ce côté au moins ellen’avait pas démérité : elle pouvait en effet à bon droit seconsidérer comme une fille dévouée.

Le lendemain matin, Emma résolut d’aller sansplus tarder faire une visite de réparation àMlle Bates : elle craignait que celle-ci nepût jamais lui pardonner, mais elle voulait tout tenter poureffacer la mauvaise impression de Box Hill et elle espérait, àforce de déférence et d’attentions, regagner le terrain perdu. Ellese mit en route de bonne heure, de peur d’être retenue par quelquevisiteur.

En réponse à son interrogation, elle appritque « ces dames étaient à la maison » et pour la premièrefois depuis longtemps elle monta l’escalier avec l’intention de serendre agréable. À son approche, il se produisit un brouhaha :on parlait et on remuait ; la femme de chambre, après l’avoirannoncée, réapparut embarrassée et la pria de bien vouloir attendreun instant ; finalement elle la fit pénétrer trop tôt dans lesalon, au moment même où Mlle Bates et Jane Fairfaxdisparaissaient dans la pièce voisine ; pendant que la porteétait encore ouverte, Emma entendit Mlle Bateschuchoter :

– Eh bien ! ma chère, je dirai quevous vous êtes étendue sur votre lit ; vous êtes du reste bienassez malade pour le faire.

La pauvre Mme Bates, affableet douce, selon son habitude, paraissait un peu effarée et ne passe rendre compte exactement de ce qui se passait.

– J’ai peur que Jane ne soit souffrante,dit-elle, mais je ne suis pas sûre ; on m’affirme toujours lecontraire. Ma fille sera de retour d’ici peu. Vous avez, j’espère,trouvé une chaise, Mademoiselle Woodhouse. Je suis tout à faitimpotente. Êtes-vous commodément installée ? Hetty ne peuttarder à revenir.

Emma eut un instant la crainte queMlle Bates ne se tînt à l’écart ; mais il n’enfut rien et cette dernière arriva derechef : « Trèsheureuse et reconnaissante ! » Emma s’aperçut aussitôtqu’il y avait sous la volubilité des paroles moins d’abandon, moinsd’aisance dans la manière et de candeur dans le regard. Elles’empressa de s’informer très amicalement deMlle Fairfax. L’effet fut immédiat :

– Ah, Mademoiselle Woodhouse ; commevous êtes bonne ! Vous connaissez la nouvelle, sans doute, etvous venez nous féliciter ! Cette séparation toutefois sera ungrand crève-cœur pour nous – essuyant ses larmes – après le longséjour qu’elle vient de faire à la maison ; Jane a uneterrible migraine ; elle s’est attelée à sa correspondancetoute la matinée : il a fallu écrire si longuement au colonelet à Mme Dixon. « Ma chère, ai-je dit, vousallez devenir aveugle ! » Elle pleurait en effetcontinuellement. On ne peut pas s’en étonner ; c’est un sigrand changement et pourtant elle a eu une chanceextraordinaire ; elle a trouvé une situation inespérée pourune jeune fille à ses débuts ! Croyez bien que nous sommestoutes reconnaissantes de ce bonheur – essuyant de nouveau ses yeux– mais vous ne pouvez vous imaginer l’état de la pauvrecréature ! Sous le coup d’un grand chagrin on n’apprécie pasun bienfait comme il le mérite : Jane est abattue au dernierpoint et, en se fiant aux apparences, personne ne pourrait croireque ses désirs sont comblés ! Veuillez l’excuser de ne pasvenir : elle n’est pas en état de se montrer et s’est retiréedans sa chambre. Je voulais qu’elle se couchât ; « Machère, ai-je dit, étendez-vous sur votre lit » ; maiselle a refusé et elle marche de long en large dans sa chambre. Janesera extrêmement fâchée de ne pas vous voir, MademoiselleWoodhouse. On vous a fait attendre à la porte et j’étais tout àfait honteuse ; je ne sais pourquoi il y a eu un peu deconfusion : par hasard, nous n’avions pas entendu frapper etnous avons été surprises lorsque nous avons distingué des bruits depas dans l’escalier. « Ce ne peut êtreMme Cole, ai-je dit, vous pouvez en être sûre.Personne d’autre ne viendrait d’aussi bonne heure ». –« Eh bien ! répondit-elle, il faut de toute façon que jesubisse ses félicitations, le jour importe peu ». Mais quandPatty entra pour vous annoncer : « Oh ! me suis-jeécriée, c’est Mademoiselle Woodhouse, vous serez, j’en suis sûreheureuse de la voir. » – « Je ne puis recevoir personne,dit-elle aussitôt en se levant. » Nous sommes sorties de lachambre et vous êtes entrée.

Emma était sincèrement intéressée : lerécit des souffrances actuelles de Jane fit disparaître tous lessoupçons peu généreux et ne laissa subsister que la pitié. Lapréférence accordée à Mme Cole lui semblanaturelle, étant donné sa propre conduite. Elle exprima dessentiments de sincère sympathie :

– Ce doit être pour vous un moment biencruel. J’avais compris que l’on devait attendre le retour ducolonel Campbell pour prendre une résolution définitive.

– Vous êtes bien bonne, repritMlle Bates, vous êtes toujours bien bonne…

Emma ne pouvait supporter d’entendre dire« toujours », et, pour couper court à ces sentiments dereconnaissance injustifiée, elle posa une nouvellequestion :

– Puis-je vous demander chez quiMlle Fairfax doit aller ?

– Chez uneMme Smallridge, une charmante femme, tout à faitsupérieure ; Jane doit s’occuper de trois petites filles, desenfants délicieux. Il est impossible de trouver une situation plusavantageuse, les familles de Mme Suckling et deMme Bragge mises à part ; maisMme Smallridge est intime avec les deux et elle nedemeure qu’à quatre lieues de Maple Grove. Jane ne sera qu’à quatrelieues de Maple Grove !

– Mme Elton est, jesuppose, la personne à qui Mlle Fairfax doit…

– Oui, tout est l’œuvre de notre bonneMme Elton, la plus infatigable, la plus vraie, lameilleure des amies. Elle n’a pas voulu accepter un refus, car aupremier abord, – précisément le jour du déjeuner à Donwell, – Janeétait absolument résolue à ne pas accepter cette offre ; commevous le disiez, elle avait l’intention de ne rien décider avant leretour du colonel Campbell et à aucun prix elle ne voulaits’engager pour le moment ; elle fit part de sa résolution àMme Elton, mais celle-ci, dont le jugement estinfaillible, déclara positivement qu’elle n’écrirait pas ce jour-làpour donner une réponse négative comme Jane le désirait : elleattendait… et le soir même l’affaire était conclue ! Jane pritMme Elton à part et lui dit qu’après avoir bienpesé tous les avantages de la situation proposée parMme Sukling, elle se décidait finalement àl’accepter. J’ai été mise au courant quand tout fut terminé.

– Vous avez passé la soirée chezM. Elton ?

– Oui. Mme Elton nousavait invités. « Il faut que vous veniez tous passer la soiréeà la maison », avait-elle dit pendant que nous marchions surla colline en compagnie de M. Knightley.

– M. Knightley est venuaussi ?

– Non, il a refusé dès le début ;néanmoins j’ai été étonnée de ne pas le voir, carMme Elton avait insisté en lui disant qu’elle nelui pardonnerait pas sa défection. Ma mère, Jane et moi avons passéune soirée très agréable. On est toujours heureux de retrouver desi excellents amis, mais tout le monde était fatigué. Pour êtresincère, je dois avouer que personne ne paraissait avoir trouvégrand plaisir à l’excursion. Pour ma part, je garderai un bonsouvenir de cette journée et je serai toujours reconnaissante auxamis qui ont été assez aimables pour m’inviter.

– Le fait de la séparation sera trèspénible pour Mlle Fairfax et pour tous ses amis,mais j’espère que les avantages de sa situation apporteront unecompensation à son éloignement. Elle rencontrera, je n’en doutepas, les égards qu’elle mérite.

– Merci, chère Mademoiselle Woodhouse,tous les avantages sont en effet réunis : excepté chez lesSukling et chez les Bragge, il n’y a pas une autre maison, parmitoutes les connaissances de Mme Elton, où lesconditions de vie pour la gouvernante soient aussi élégantes etlarges. Mme Smallridge est une femme délicieuse,et, d’autre part, il est impossible de trouver des enfants plusgentils. Jane sera traitée avec la plus grande bonté ! Elleaura une existence des plus agréables, et si je vous disais lemontant de ses appointements, même vous, Mademoiselle Woodhouse,qui êtes habituée aux grosses sommes, vous seriezétonnée !

– Ah ! Madame, si je juge les autresenfants d’après moi-même, le traitement le plus élevé me paraîtraencore modeste !

– Vous êtes si noble dans vosidées !

– Et à quelle époqueMlle Fairfax doit-elle vous quitter ?

– Bientôt, et c’est là le pire :dans une quinzaine ! Mme Smallridge estextrêmement pressée. Ma pauvre mère a très mal supporté lanouvelle. J’essaye de la distraire et je dis : « Allons,maman, n’y pensons plus ! »

– Le colonel etMme Campbell ne seront-ils pas fâchés que Jane aitpris un engagement avant leur retour ?

– Oui, Jane est sûre qu’ils serontmécontents, mais elle ne se croit pas le droit de laisser passerune pareille occasion. J’ai été extrêmement surprise quand Jane m’afait part de sa décision ; Mme Elton, peud’instants après, est venue me féliciter. C’était avant lethé : nous allions nous asseoir pour jouer aux cartes etpourtant non… Ah ! je me rappelle : c’était après lethé ; il y a bien eu un incident au début de la soirée, maisil ne s’agissait pas de Jane ; M. Elton fut appelé horsdu salon ; le fils du vieux John Abdy désirait lui parler.Pauvre vieux John ! J’ai beaucoup d’amitié pour lui ; etmaintenant, pauvre homme, il est au lit et souffrant de la gouttedans les articulations. Il faut que j’aille le voir aujourd’hui etJane ira également si elle sort. Le fils du pauvre John était venupour présenter une demande de secours à M. Elton ; il setire très bien d’affaire lui-même, car il travaille commepalefrenier à l’hôtel de la Couronne, mais il ne lui est paspossible d’entretenir son père, sans aide. M. Elton est rentréau bout d’un quart d’heure et il nous a mises au courant de laquestion et, en même temps, il nous a annoncé une nouvelle :on venait d’envoyer de la couronne une voiture à Randalls pourreconduire M. Frank Churchill à Richmond.

Mlle Bates ne donna pas letemps à Emma de dire que cette circonstance lui étaitinconnue ; du reste, tout en supposant son interlocutrice aucourant, l’excellente demoiselle ne se crut pas moins tenued’exposer longuement les faits.

« Peu après le retour de Box-Hillcontinua-t-elle, – le jeune Abdy tenait ces renseignements desdomestiques de Randalls – un messager était arrivé deRichmond ; c’était du reste une chose convenue etM. Churchill avait simplement envoyé à son neveu quelqueslignes pour lui donner d’assez bonnes nouvelles deMme Churchill et le prier de revenir, sans faute,le lendemain matin, comme il était convenu. Mais M. FrankChurchill avait décidé de rentrer immédiatement et son cheval ayantpris froid, on était allé commander une voiture de l’hôtel de laCouronne ».

Emma écouta ce récit sans émotion et il ne luisuggéra que des réflexions afférentes au sujet qui occupait sonesprit : elle mit en parallèle l’importance respective deMme Churchill et de Jane Fairfax en ce monde ;elle songeait à la différence de ces deux destinées et se taisait.Mlle Bates l’interpella bientôt :

– Ah ! je le devine, vous pensez aupiano ! La pauvre Jane en parlait justement, il y a quelquesinstants : « Il faut nous dire adieu !disait-elle ; toi et moi devons nous séparer ! Gardez-lemoi pourtant, donnez lui l’hospitalité jusqu’au retour du colonelCampbell. Je lui parlerai à ce sujet ; il meconseillera. » Je crois vraiment que Jane ignore encore si lecadeau lui vient de ce dernier ou de Mme Dixon.

Toutes les injustes suppositions qu’elle avaitimaginées relativement à l’envoi du piano revinrent à l’espritd’Emma ; elle ne voulut pas s’attarder à des souvenirs aussipénibles et, après avoir formé de nouveau les souhaits les plussincères pour le bonheur de Jane Fairfax, dit adieu àMlle Bates.

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