Emma

Chapitre 32

 

Ce fut dans l’église d’Highbury que Mme Elton s’offrit pour lapremière fois aux regards : cette apparition suffit àinterrompre les dévotions, mais non pas à satisfaire la curiosité.Emma tenait à présenter sans délai ses félicitations ; elle sedécida à amener Henriette avec elle afin d’adoucir pour son amie,dans la mesure du possible, l’émoi de la première entrevue.

Néanmoins, Henriette se comporta fort bien etne laissa pas percer son émotion : elle était seulement pluspâle et plus silencieuse que de coutume. Naturellement, la visitefut courte, la gêne était inévitable de part et d’autre. Dans cesconditions, Emma se promit de ne pas porter un jugement hâtif surla jeune femme ; la première impression n’était pasfavorable : chez une étrangère, une jeune mariée, il y avaitexcès d’aisance ; la tournure était agréable, le visageégalement, mais Emma ne discerna, ni dans les traits, ni dans lemaintien, aucune distinction naturelle. Quant à M. Elton, elleétait disposée à se montrer indulgente : les visites de nocesont, de toute façon, une épreuve redoutable ; il faut uneextrême bonne grâce à un homme pour bien s’acquitter de safonction. Le rôle de la femme est plus facile : elle atoujours le privilège de la timidité. Dans ce cas particulier, ilconvenait de tenir compte à M. Elton de la situationparticulièrement délicate où il se trouvait : n’était-il pasentouré de la femme qu’il venait d’épouser, de la jeune fille qu’ilavait demandée en mariage et de celle qu’on lui avaitdestinée ? Emma lui reconnaissaitbienvolontiers le droit d’être mal à l’aise et de mettre quelqueaffectation à ne le point paraître.

– Eh bien,Mlle Woodhouse, dit Henriette en quittant lamaison, eh bien, que pensez-vous deMme Elton ? N’est-elle pas charmante ?Emma hésita un moment et répondit :

– Oh oui, certainement, une très aimablejeune femme.

– Je la trouve très jolie.

– En tout cas elle est fort bienhabillée ; elle avait une robe très élégante.

– Je ne suis pas étonnée le moins dumonde qu’il en soit tombé amoureux.

– Rien n’est moins surprenant : unejolie fortune qui s’est trouvée sur son chemin.

– Certainement, reprit Henriette avec unsoupir, elle doit avoir un grand attachement pour lui.

– C’est possible ; mais tous leshommes n’ont pas le bonheur d’épouser la femme qui les aime leplus. Mlle Hawkins, sans doute, désirait s’établiret elle a pensé qu’elle ne trouverait pas mieux.

– Oui, dit Henriette, elle a eu bienraison ; il est impossible d’imaginer un meilleur parti. Ehbien, je leur souhaite de tout mon cœur d’être heureux ; etmaintenant, Mlle Woodhouse, je ne crois pas qu’ilme sera pénible de les revoir : j’admirerais toujoursM. Elton ; mais je le considérerai sous un autre jour. Lapensée qu’il a fait un bon mariage me console. Heureusecréature ! Il l’a appelée Augusta. Comme c’estdélicieux !

Peu de jours après, M. etMme Elton vinrent à Hartfield et Emma fut à même dese former une opinion ; elle était seule avec son père ;M. Elton entretint M. Woodhouse et elle put se consacrerà la jeune mariée : un quart d’heure de conversation suffit àla convaincre que Mme Elton était une femme vaine,contente d’elle-même, pleine de prétentions ; ses manièresavaient été formées à mauvaise école ; elle était impertinenteet familière ; elle ne paraissait pas sotte mais Emma lasoupçonna de ne pas être particulièrement instruite.

Mme Elton commenta aussitôtpar faire part à Emma de la bonne impression que lui produisaitHartfield.

– Cette maison me rappelle tout à faitMaple Grove, dit-elle, la propriété de mon beau-frère,M. Suckling. Cette pièce est précisément de la grandeur et dela forme de celle où ma sœur se tient le plus volontiers.

Elle en appela à M. Elton.

– La ressemblance n’est-elle pasfrappante ? Et l’escalier ? Quand je suis entrée, je n’aipu m’empêcher de pousser une exclamation. J’ai, je dois l’avouer,une grande prédilection pour Maple Grove, que je considère commemon véritable « home ». Si jamais, MademoiselleWoodhouse, vous êtes transplantée comme je le suis, vouscomprendrez combien il est délicieux de rencontrer sur son cheminun décor familier.

Emma fit une réponse aussi évasive quepossible, mais Mme Elton s’en contenta etreprit :

– Le parc, également, est tout à faitdans le même style : il y a àMapleGrove des lauriers en abondance comme ici et disposés d’une manièreidentique ; j’ai aperçu un grand arbre encerclé d’un banc, quia éveillé chez moi de tendres souvenirs ! Mon beau-frère et masœur seront enchantés de Hartfield : des gens qui possèdenteux-mêmes de vastes propriétés, prennent toujours intérêt auxdomaines du même genre.

Emma doutait fort de la vérité de cetaphorisme, du reste évidemment émis pour amener un parallèleflatteur ; aussi se contenta-t-elle de répondre :

– Quand vous aurez parcouru ce pays, lescharmes d’Hartfield vous apparaîtront, je le crains, plus modestes.Le Surrey est très favorisé au point de vue du pittoresque.

– Oh ! je sais parfaitement à quoim’en tenir : ce comté est le jardin de l’Angleterre.

– Oui ; mais il ne faut pas appuyernotre opinion sur ce dicton car, si je ne me trompe, plusieursautres provinces se parent de cette couronne.

– Je ne l’ai jamais entendu dire, assuraMme Elton avec un sourire satisfait.

Emma n’insista pas.

– Mon beau-frère et ma sœur nous ontpromis de venir nous voir au commencement de l’été, continuaMme Elton. Pendant leur séjour nous comptonsexplorer le pays. Ils amèneront probablement leur landau danslequel quatre personnes tiennent à l’aise ; de cette façonnous serons à même de visiter les différents sites fortcommodément. À cette époque de l’année ils n’auront certainementpas l’idée de voyager dans leur berline, mais pour éviter toutesurprise je vais leur écrire à ce propos. M. Suckling aimebeaucoup les excursions : l’été dernier nous avons été jusqu’àKing Weston dans les meilleures conditions, précisément aprèsl’acquisition du landau. Je suppose, mademoiselle Woodhouse, quevous faites souvent de grandes promenades.

– Non ; nous sommes un peu éloignésdes points de vue réputés et d’autre part nous sommes tous ici, jecrois, extrêmement casaniers et peu disposés à organiser desparties de plaisir.

– Personne n’est plus attaché à son« home » que moi ; mon amour de la maison étaitpassé en proverbe à Maple Grove. Combien de fois Célina n’a-t-ellepas dit en se mettant en route pour Bristol : « Jerenonce à demander à Augusta de m’accompagner, je déteste pourtantbien être assise seule dans le landau, mais je sais par expériencequ’il n’est pas possible de lui faire franchir la grille du parc.En même temps je ne suis pas partisan d’une réclusionabsolue ; j’estime au contraire qu’il faut se mêler au mondeet prendre part avec mesure aux distractions de la société.Néanmoins je comprends parfaitement votre situation, MademoiselleWoodhouse ; l’état de santé de votre père doit être pour vousun empêchement sérieux. Pourquoi n’essaye-t-il pas le traitement deBath ? Laissez-moi vous recommander Bath, je suis sûre que leseaux réussiraient parfaitement à M. Woodhouse.

– Mon père a suivi ce traitement àmaintes reprises autrefois mais sans profit ; et M. Perrydont le nom ne vous est sans doute pas inconnu, ne juge pasopportun de le lui conseiller actuellement.

– Je vous assure,Mlle Woodhouse, qu’on obtient des résultatsincroyables : pendant mon séjour à Bath j’ai été à même deconstater des cures merveilleuses. D’autre part, les avantages deBath pour les jeunes filles sont connus ; ce serait unexcellent milieu pour vos débuts dans le monde : un mot de moivous ferait accueillir cordialement par la meilleure société del’endroit ; mon amie intime, Mme Partridge, ladame chez qui j’ai toujours habité pendant mes séjours à Bath,serait trop heureuse de s’occuper de vous et de vous servir dechaperon.

Mme Elton se tut à cet endroitde son discours : ce fut heureux car elle avait atteint lalimite de ce qu’Emma pouvait entendre sans être impolie :celle-ci frémit à l’idée d’être l’obligée deMme Elton, d’aller dans le monde sous les auspicesd’une amie de cette dernière, probablement quelque veuve vulgaireet intrigante ! La dignité de Mlle Woodhouseétait véritablement écrasée ! Néanmoins elle s’efforça dedissimuler son irritation et se contenta de remercier froidementMme Elton.

– Il ne peut être question pour nousd’aller à Bath, répondit-elle. Je ne suis pas sûre du reste sil’endroit me conviendrait plus qu’à mon père.

Pour éviter le retour de nouveaux outrages,Emma se hâta de changer de conversation.

– Je ne vous demande pas si vous êtesmusicienne, Mme Elton. Dans ces occasions on estgénéralement au courant de toutes les qualités d’une personne avantde la connaître ; Highbury sait depuis longtemps que vous avezun talent supérieur.

– Oh ! non ! du tout ; jeproteste contre cette allégation, réfléchissez à quelle source vousavez puisé vos informations ! J’aime beaucoup la musique,passionnément même et je ne suis pas, au dire de mes amis,dépourvue de goût ; mais quant au reste, sur mon honneur, monjeu est tout à fait médiocre. Mais vous, Mademoiselle Woodhouse,vous jouez, paraît-il délicieusement ; ce sera une vraie joiepour moi de vous entendre. Je ne puis pas, à la lettre, me passerde musique. Au début de notre engagement, M. Elton, en medécrivant ma future résidence, m’exprimait sa crainte que je netrouvasse la vie trop retirée, il s’inquiétait aussi del’infériorité de la maison ; je lui répondis : « Jerenonce volontiers au monde, au théâtre, au bal et je ne crains pasdu tout la solitude. Deux voitures ne sont pas nécessaires à monbonheur pas plus que des appartements d’une certainedimension ; mais, en toute franchise, je vous avoue que jem’habituerai difficilement à vivre dans un milieu où la musique neserait pas en honneur. »

Il me tranquillisa aussitôt.

– Sans aucun doute, reprit Emma ensouriant, M. Elton a courageusement affirmé que voustrouveriez à Highbury une réunion de mélomanes ! Vous jugerezqu’il a outrepassé la vérité plus qu’il n’était nécessaire.

– Je n’ai plus aucune inquiétude à cesujet. Je suis enchantée. Nous devrions, Mademoiselle Woodhouse,fonder un club musical et avoir des réunions hebdomadaires chezvous ou chez moi. Qu’en dites-vous ? Si nous nous donnons lapeine de faire les premiers pas, je suis sûre que nous seronsbientôt suivies. De cette façon, je serai forcée d’étudierrégulièrement ; les femmes mariées ont une détestableréputation à ce point de vue : elles sont très enclines àabandonner la musique.

– Pour vous qui êtes si passionnée, ce nepeut être le cas ?

– Je l’espère, mais, véritablement je nepuis m’empêcher de trembler en regardant autour de moi :Célina a complètement renoncé à la musique, elle n’ouvre jamais sonpiano et pourtant elle jouait d’une façon charmante.Mme Jeffereys, née Clara Partridge, les demoisellesMilmans, maintenant Mme Bird etMme James Cooper, sont dans le même cas. Sur maparole, il y a de quoi se sentir inquiète. Je me suis souventquerellée à ce propos avec Célina, mais aujourd’hui je me rendscompte des multiples occupations d’une femme mariée, je lui trouvedes excuses. Je suis demeurée, ce matin, enfermée près d’une heureavec ma femme de charge !

– Mais une fois votre maison organisée,cela marchera tout seul.

– Eh bien, repritMme Elton en riant, nous verrons !

Emma renonça à combattre une obstination sisingulière et après quelques instants de silence,Mme Elton aborda un autre sujet :

– Nous avons été faire une visite àRandalls, dit-elle, ils étaient tous deux à la maison ; ilsm’ont laissé une excellente impression. M. Weston paraît uncharmant homme pour lequel je ressens déjà une véritableprédilection et je trouve qu’il y a chez Mme Westonune sorte de douceur maternelle particulièrement touchante. Elle aété votre gouvernante, n’est-il pas vrai ?

Emma fut tellement surprise de ce manque detact qu’elle ne sut que répondre ; du resteMme Elton se hâta de continuer :

– Étant au courant de cette circonstance,je fus un peu étonnée de la trouver si comme il faut : c’estvraiment une femme du monde.

– Les manières deMme Weston, reprit Emma, ont toujours étéparfaites : leur élégance, leur simplicité, leur discrétionpeuvent être données comme modèle à une jeune femme.

– Nous avons eu une surprise au moment deprendre congé : Devinez qui est entré dans le salon ? etEmma n’avait pas idée à qui Mme Elton voulait faireallusion. Le ton indiquait une certaine intimité.

– Knightley ! continuaMme Elton, Knightley lui-même ! J’ai étéd’autant plus heureuse de le rencontrer que je n’étais pas chez moilors de sa venue à la maison. Je nourrissais un vif désir de fairela connaissance de l’ami intime de M. Elton : j’avais sisouvent entendu mentionner « mon ami Knightley » !Je dois rendre justice à mon « caro sposo », il n’a pas àrougir de son ami ; c’est bien le type de l’hommedistingué ; il me plait beaucoup.

L’heure du départ sonna enfin et Emma putrespirer :

– Quelle insupportable créature !s’écria-t-elle, elle surpasse de beaucoup mes prévisions les pluspessimistes. Knightley ! Je n’aurais pu le croire si on ne mel’avait raconté. Elle ne l’a auparavant jamais vu de sa vie et ellel’appelle Knightley ! Elle lui décerne un certificat dedistinction ! Je doute qu’il lui retourne le compliment. Jen’ai jamais vu une pareille vulgarité aggravée de prétentions aussiexorbitantes et d’une élégance de mauvaisaloi.Que dirait Frank Churchill s’il était là ? Comme il se seraitdiverti et moqué !

Ces pensées se succédèrent rapidement dansl’esprit d’Emma, et quand son père, une fois le brouhaha du départapaisé, eut repris sa place, elle se trouva prête à lui donner laréplique.

– Eh bien ! ma chère ! ditM. Woodhouse, c’est une aimable jeune femme et je suis sûr quevous lui avez fait une excellente impression. Elle parle un peutrop vite ; j’ai l’oreille, il est vrai, extrêmementsusceptible ; je n’aime pas les voix étrangères ;personne du reste n’a un timbre et une élocution comme vous etMlle Taylor ; néanmoins elle semble très bienélevée et je ne doute pas qu’elle ne soit une excellente femme pourM. Elton. J’ai fait toutes les excuses possibles de n’avoirpas pu leur rendre visite à cette heureuse occasion ; j’espèreêtre en état d’aller chez eux pendant le courant de l’été ;mais je n’aime pas, je l’avoue, tourner le coin de VicarageLane.

– Je suis sûre que vos excuses ont étéacceptées : M. Elton connaît vos habitudes.

– Malgré tout, à moins d’impossibilité,je n’aurais pas dû me soustraire à cette obligation ; j’aiforfait à toutes les règles de la politesse.

– Mon cher papa, vous n’êtes pas partisandu mariage ; en conséquence, pourquoi vous montrer si anxieuxde témoigner votre respect à une nouvelle mariée ! Cet état nedevrait pas être une recommandation pour vous, c’est encourager lesgens à se marier que de leur prodiguer des marques d’attention.

– Non, ma chère, mais il faut avoir desprévenances pour une jeune femme dans cette situation : unenouvelle mariée a droit à la première place partout où elle setrouve.

– Eh bien ! papa, je n’aurais jamaiscru que vous donneriez votre appui à des coutumes qui vont àl’encontre de vos idées.

– Ma chère, vous ne me comprenez pas,c’est une question de bonne éducation.

M. Woodhouse devenait nerveux, et Emman’insista pas.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer