Emma

Chapitre 11

 

Il n’était plus désormais au pouvoir d’Emma deconsacrer ses loisirs à veiller sur le bonheur de M. Elton. Laprochaine arrivée de sa sœur primait ses autrespréoccupations ; pendant le séjour d’Isabelle à Hartfield,elle prévoyait que les amoureux passeraient au second plan ;rien du reste ne les empêcherait d’avancer rapidement leursaffaires s’il leur plaisait. Elle commençait à trouver quecertaines personnes s’en remettent trop volontiers aux autres dusoin de leurs propres intérêts.

La venue de M. etMme John Knightley provoquait cette année-là unintérêt inaccoutumé. En effet depuis leur mariage ils avaientl’habitude de passer toutes leurs vacances, partie à Hartfield etpartie à Donwell Abbey. Mais l’été précédent, sur le conseil dumédecin, ils avaient conduit leurs enfants au bord de la mer. Il yavait donc plusieurs mois que M. Woodhouse n’avait pas vu safille et les enfants ; il était tout ému et nerveux à lapensée de cette trop courte visite. Pour le moment il était trèspréoccupé des risques auxquels selon lui étaient exposés lesvoyageurs et son inquiétude s’étendait à ses chevaux et à soncocher qui avaient été envoyés en relai à mi-chemin.

Ses alarmes furent vaines : lesvingt-cinq kilomètres furent parcourus sans encombre, et M. etMme John Knightley, avec leurs enfants, escortésd’un nombre respectable de bonnes, arrivèrent sains et saufs àHartfield. La joie de se retrouver, tant de personnes à accueillir,l’attribution à chacun de son logement respectif provoquèrent uneconfusion et un brouhaha que les nerfs de M. Woodhousen’aurait pu supporter à aucun autre moment ; cependant, toutrentra vite dans l’ordre, car les habitudes et les sentiments deson père étaient tenus en grande considération parMme John Knightley : partout ailleurs sasollicitude maternelle se fût enquis de l’installation de sesenfants ; elle eût désiré savoir, dès l’arrivée, s’ils setrouvaient dans les meilleures conditions pour manger, boire,dormir et s’amuser ; mais, à Hartfield, elle s’appliquaitavant tout à ce qu’ils ne fussent pas une cause de fatigue pour sonpère.

Mme Jean Knightley était unejolie et élégante petite femme, passionnément attachée à son foyeret à sa famille, une épouse dévouée, une mère aimante, et sonaffection pour son père et sa sœur était extrême. Jamais elle netrouvait rien à reprendre chez aucun de ceux qu’elle aimait. Elleétait d’intelligence moyenne et sans grande vivacitéd’esprit ; outre cette ressemblance avec son père, elle tenaitaussi de lui une constitution délicate ; elle se préoccupaitsans cesse de la santé de ses enfants, était aussi entichée de sondocteur, M. Wingfield, que son père l’était deM. Perry ; ils avaient l’un et l’autre une extrêmebienveillance de caractère et la même considération pour leur vieuxamis.

M. Jean Knightley était un homme grand,distingué et très intelligent ; il occupait une des premièresplaces dans sa profession et en même temps il avait toutes lesqualités d’un homme d’intérieur ; ses manières un peu froideset réservées l’empêchaient au premier abord de paraître aimable, etil était susceptible de marquer, à l’occasion, quelque mauvaisehumeur : sa femme, du reste, avait pour lui une véritableidolâtrie qui contribuait à développer cette tendance ; elleaccueillait avec une douceur inaltérable les manifestations souventbrusques des opinions maritales. Sa belle-sœur n’avait pas pour luiune bien vive sympathie ; aucun de ses défauts n’échappait àla clairvoyance d’Emma ; elle ressentait les légères injuresinfligées à Isabelle et dont celle-ci n’avait pas conscience.Peut-être eut-elle témoigné moins de sévérité à l’égard de sonbeau-frère si ce dernier s’était montré mieux disposé pour elle,mais ses manières étaient au contraire celles d’un frère et d’unami qui ne loue qu’à propos et que l’affection n’aveugle pas. Ellelui reprochait surtout de manquer de respectueuse tolérancevis-à-vis de son père : les manières de M. Woodhousefaisaient parfois perdre patience à M. John Knightley etprovoquaient chez lui un rappel à la raison ou une réplique un peuvive. Cela arrivait rarement, car, en réalité, il avaitparfaitement conscience des égards dûs à son beau-père ; tropsouvent cependant pour conserver la bienveillance d’Emma qui necessait d’appréhender quelque parole offensante au cours de leursconversations. Le début néanmoins de chaque visite était toujoursparfaitement cordial, et celle-ci devant par nécessité êtreextrêmement brève, il était permis d’espérer que nul ne sedépartirait des sentiments actuels d’effusion.

Il n’y avait pas longtemps qu’ils étaientassis ensemble lorsque M. Woodhouse, en secouantmélancoliquement la tête et en soupirant, fit remarquer à sa fillele changement qui s’était produit depuis son départ.

– Ah ! ma chère, dit-il, pauvreMlle Taylor ! Voilà une triste affaire.

– Oh ! certainement, reprit Isabellepleine de sympathie. Comme elle doit vous manquer ! Et à machère Emma ! Quelle affreuse perte pour vous deux ! J’aibien pris part à votre chagrin. Je ne pouvais m’imaginer commentvous arriveriez à vous passer d’elle. J’espère qu’elle se portebien ?

– Elle va assez bien, ma chère ; jene suis pas sûr pourtant si l’endroit qu’elle habite luiconvient.

M. Jean Knightley intervint alors pourdemander à Emma si l’air de Randalls était malsain.

– Oh ! non, répondit-elle, pas lemoins du monde. Je n’ai jamais vu Mme Weston enmeilleure santé. Papa fait allusion à son regret.

– Qui leur fait honneur à tous deux,répondit-il à la vive satisfaction d’Emma.

– Est-ce que vous la voyezquelquefois ? reprit Isabelle du ton plaintif qui agréaitparticulièrement à son père.

M. Woodhouse hésita, puis ilrépondit :

– Pas si souvent, ma chère, que je ledésirerais.

– Oh ! papa, comment pouvez-vousparler ainsi ? Depuis leur mariage nous n’avons passé qu’unjour entier sans voir M. ou Mme Weston etsouvent les deux, soit à Randalls, soit ici et comme vous pouvez lesupposer, Isabelle, plus généralement ici. Ils ont fait preuve del’empressement le plus affectueux. M. Weston est vraimentaussi attentif qu’elle. Si vous prenez cet air mélancolique, papa,vous donnerez à Isabelle une idée tout à fait fausse de ce qui sepasse. Tout le monde, bien entendu, comprend combienMlle Taylor doit nous manquer, mais tout le mondeen même temps doit savoir que M. et Mme Westonont réussi à atténuer les effets de la séparation plus que nous nel’espérions nous-mêmes.

– Il était naturel qu’il en fût ainsi,dit M. Jean Knightley, c’est bien du reste ce que j’avaiscompris d’après vos lettres. Je ne doutais pas du désir deMme Weston de se montrer pleine deprévenances ; d’autre part, son mari étant inoccupé et d’unnaturel sociable, la tâche lui était rendue facile. Je vous aitoujours dit, ma chérie, que vos appréhensions étaientexagérées ; vous avez entendu le récit d’Emma et j’espère quevous êtes rassurée.

– Certainement, dit M. Woodhouse, jene doute pas que cette pauvre Mme Weston ne viennenous voir assez souvent, mais ce ne sont que des visites et il fauttoujours qu’elle s’en aille !

– Ce serait bien dur pour ce pauvreM. Weston, papa, dit Emma, s’il en était autrement. Vousoubliez tout à fait l’existence de M. Weston.

– Il me semble en effet, dit M. JeanKnightley en riant, que M. Weston a également quelques droits.Il nous appartient, Emma, de prendre la défense du pauvremari ; par état je suis qualifié pour intervenir et vous quiêtes encore libre il ne vous est pas interdit de faire preuved’impartialité. Quant à Isabelle, il y a assez longtemps qu’elleest mariée pour comprendre tout l’avantage qu’il y aurait à mettreles MM. Weston de côté.

– Moi, mon chéri, reprit sa femme, est-ceque vous faites allusion à moi ? Personne ne peut être plus àmême que je le suis de parler en faveur du mariage, et s’il nes’était agi de quitter Hartfield j’aurais toujours considéréMlle Taylor comme une femme très fortunée. D’autrepart, je puis vous assurer que je n’ai jamais eu l’intention deméconnaître les titres de cet excellent M. Weston ; iln’y a pas de bonheur que je ne lui souhaite ; je le considèrecomme un des hommes les plus affables qui existent ; exceptévous et votre frère, je ne connais personne qui ait meilleurcaractère. Je n’oublierai jamais la bonne grâce qu’il a mise àlancer le cerf-volant d’Henri un jour de grand vent pendant lesdernières vacances de Pâques ; et depuis le jour où il a prisla peine de m’écrire en rentrant chez lui, à minuit, pour merassurer au sujet d’une rumeur relative à des cas de fièvretyphoïde à Cobham, j’ai toujours eu la conviction qu’il n’y a pasun meilleur cœur sur la terre. Personne plus queMlle Taylor ne méritait un pareil mari !

– Où est le jeune homme ? ditM. Jean Knightley ; a-t-il fait son apparition, oui ounon ?

– Il a été question d’une visite aumoment du mariage, répondit Emma ; mais notre attente a étédéçue. Depuis je n’ai plus entendu parler de lui.

– Vous oubliez la lettre, ma chère !reprit M. Woodhouse. Il a écrit une lettre de félicitations àcette pauvre Mme Weston qui me l’a montrée et jel’ai trouvée fort bien tournée. Je ne puis affirmer que l’idéevienne de lui : il est jeune, et c’est peut-être sononcle…

– Mon cher papa, il a vingt-troisans ; vous oubliez que le temps passe.

– Vingt-trois ans ! Est-cepossible ? Je ne l’aurais jamais cru ; il n’avait quedeux ans quand sa pauvre mère est morte ; les annéess’envolent véritablement et ma mémoire est bien mauvaise. Quoiqu’ilen soit, la lettre était parfaite ; je me rappelle qu’elleétait datée de Weymouth et qu’elle commençait ainsi :« Ma chère Madame », mais je ne me rappelle pas lasuite ; elle était signée : « Fr. C. WestonChurchill. »

– C’est tout à sa louange, s’écriaMme Jean Knightley, toujours prête à approuver. Jene doute pas que ce ne soit un aimable jeune homme, mais c’est bientriste qu’il ne vive pas dans la maison de son père. Il y a quelquechose de si choquant à ce qu’un enfant soit enlevé à sesparents ! Je n’ai jamais pu comprendre que M. Weston aitpu se résigner à se séparer de son fils. Abandonner sonenfant ! Je ne pourrais jamais avoir bonne opinion d’unepersonne qui serait capable de faire une telle proposition.

– Personne n’a jamais eu bonne opiniondes Churchill, dit froidement M. Jean Knightley, mais ne vousimaginez pas, ma chère Isabelle, que M. Weston ait ressenti,en laissant partir son fils, ce que vous éprouveriez en vousséparant d’Henri ou de Jean. M. Weston a un caractère enjouéet conciliant, mais sans profondeur ; il prend les chosescomme elles viennent et en tire le meilleur parti possible ;je pense qu’il attache plus d’importance aux satisfactions de cequ’on appelle le monde, c’est-à-dire à la possibilité, de prendreses repas et de jouer au whist cinq fois par semaine avec sesvoisins, qu’aux affections de famille ou aux satisfactions de sonintérieur.

Emma ne pouvait qu’être blessée d’une remarqueaussi désobligeante pour M. Weston et elle avait grande envied’y répondre, mais elle se retint et laissa tomber le sujet. Elleétait désireuse de conserver la paix, si c’était possible ;d’autre part, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer la force du liende famille chez son beau-frère et le sentiment qui lui faisaittenir ce langage.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer